Philip Roth ouvre Zuckerman délivré (1981), le roman qui suit L’écrivain fantôme, avec un bonhomme qui s’étonne tout haut de voir dans un autobus « le type qui a écrit Carnovsky » et « s’est fait un million de dollars ». Carnovsky (ou le héros de Portnoy et son complexe) a rendu Zuckerman célèbre, une foule de gens lui écrivent, la plupart « pour l’enguirlander » d’avoir « décrit les juifs pratiquant l’adultère, l’exhibitionnisme, la masturbation » etc.
1969. Un an après l’assassinat de Martin Luther King et de Robert Kennedy. Une boucherie interminable au Vietnam. Zuckerman est à présent reconnu, « trois ou quatre fois par semaine », par toutes sortes de personnes sidérées de se trouver en face de Carnovsky, bienveillantes ou malveillantes. Il a déménagé et pense avoir trouvé sur la Deuxième Avenue le refuge « parfait pour s’y trouver en tête à tête avec le journal du soir » et « avaler un sandwich en vitesse » avant de rentrer chez lui.
Raté. Un inconnu vient à sa table et le remercie. « Pour tout. L’humour. La compassion. La compréhension de nos pulsions les plus profondes. » Il va jusqu’à le considérer comme « notre Marcel Proust », ce qui fait rire Zuckerman. L’homme est si enthousiaste – « Avec Carnovsky, vous avez donné un tableau définitif de la jeunesse d’un juif dans cette ville » – que Zuckerman le remercie à son tour, tout en cherchant à mettre fin à l’intermède. Son admirateur va régler sa note au comptoir, puis revient et se présente : « Je m’appelle Alvin Pepler ».
Zuckerman se rappelle vaguement « Pepler, l’homme du peuple », un Marine vétéran, célèbre candidat à un jeu télévisé, gagnant de « La Mémoire en Or ». Celui-ci n’est pas près de le lâcher. Il écrit depuis dix ans l’histoire de sa vie et de la fraude qui l’a exclu du jeu au profit d’un autre à qui on fournissait les réponses à l’avance. Aucun éditeur ne le prend au sérieux, alors qu’il voudrait tant se réhabiliter aux yeux de millions de spectateurs après avoir été « détruit ». Faute d’éditeur, il monterait même une comédie musicale, s’il trouvait un producteur. Zuckerman n’est pas près de se débarrasser de Pepler, qui sait un nombre incroyable de choses sur lui, sur tout, qui lui emboîte le pas quand il sort, parle sans discontinuer – il faudra ruser pour lui échapper.
Afin d’éviter les appels intempestifs au téléphone, l’écrivain paie aussi « un service spécialisé pour répondre à sa place et demander l’identité du correspondant ». Enfin, il consulte un « conseiller en placements » qui lui déconseille de n’investir que dans les belles chaussures de cuir. Nathan Zuckerman s’est séparé deux mois plus tôt de la généreuse Laura. Elle voulait tout diviser, il n’a emporté que ses livres et le contenu de son bureau.
« Transférer ses livres d’une vie dans une autre n’était pas une expérience nouvelle » : une valise quand il a quitté sa famille pour Chicago en 1949 ; trente cartons quand il a divorcé de Betsy en 1960 ; près de soixante après le divorce avec Virginia en 1965 et à présent, « quatre-vingt-une caisses de livres » en quittant Laura.
Sa vie semble sous contrôle jusqu’à un coup de téléphone pris sans réfléchir : « Raccroche pas, Zuckerman, raccroche pas si tu veux pas risquer de gros ennuis. » L’énergumène veut « son fric ». Juste quand Nathan va raccrocher, son interlocuteur lui donne l’adresse de sa mère à Miami Beach, lui parle de sa vieille cousine Essie, avec des détails précis. A sa mère fière de sa réussite, il a appris à décourager les importuns. « On ne peut rien contre ce que pensent les gens, sinon en tenir compte le moins possible. » Cette fois, il s’inquiète.
L’agent de Zuckerman l’a convaincu de jouer le chevalier servant de la séduisante actrice Caesara O’Shea à un dîner. Leur rencontre s’avère plus intéressante qu’il ne l’avait pensé et se termine chez elle. Il repère des livres de lui (neufs) dans son salon, elle lit La crise dans la vie d’une actrice de Kierkegaard. Caesara mettra sa limousine avec chauffeur à sa disposition pour rentrer chez lui, à quatre heures du matin.
Quand les droits cinématographiques de « Carnovsky » ont été vendus à la Paramount, la fortune de Zuckerman a dépassé le million de dollars et on lui a recommandé un tailleur, un chemisier, un marchand de vin et un représentant d’automobiles de luxe. La visite chez le tailleur, à laquelle il se décide après sa soirée avec Caesara, est très drôle. Les rappels et les menaces au téléphone beaucoup moins. Il finit par en parler à son agent, il craint que sa mère ne se fasse kidnapper.
C’est son père qui lui sera enlevé, un infarctus. « Mais toute la peine que lui avait inspirée son père, Nathan l’avait ressentie à douze ans, à quinze ans, et à vingt et un, et cette peine s’était épuisée de son vivant. Maintenant, sa mort était un soulagement. » Ce sera le temps des retrouvailles avec son frère Henry, le fils modèle, mais pour cela aussi, la vie se montre plus complexe que prévu.
Commentaires
Cela m'angoisse un peu ces gens qui prennent le pouvoir sur nous à un moment où on ne s'y attend pas bien-sûr. Cela peut se passer dans la vie privée et puis se développer à plus grande échelle.
J'ai regardé hier au soir à la télévision un reportage sur ceux qui mènent le monde depuis peu, à savoir Google, Facebook... comment lutter vis à vis de ces systèmes qui nous asservissent totalement ?
J'adore ce mot "enguirlander", mettre des guirlandes pour exprimer sa colère vis à vis de quelqu'un est très poétique !!! Je t'embrasse, bon week end Tania. brigitte
Petit message de Nikole à ton intention sur mon blog : Message à Tania : comment accéder à ton site ? Si je clique, je tombe sur un journal (ça fait un moment déjà).
Prendre conscience de cette mainmise et éviter de la consolider, ce n'est pas facile, il faut parfois renoncer à certains clics ou applications. Philip Roth décrit ici le harcèlement des célébrités sur le mode de la dérision, mais un simple mortel peut être victime d'une usurpation d'identité, la prudence s'impose sur internet.
Merci d'avoir relayé la question de Nikole, je lui ai répondu sur son blog.
Des guirlandes de fleurs pour toi, Brigitte, le soleil nous revient aujourd'hui, chez vous aussi, j'espère. Bises.
Elle se corse la vie de Zuckerman ! Ton billet est passionnant, le contenu du roman a l'air riche, avec beaucoup de pistes et de réflexions à la clef.
C'est fou comme Roth a l'art d'explorer tous les possibles, anticipant ici sur sa célébrité. Merci pour ton commentaire, Aifelle, je m'efforcerai pour le roman suivant de moins résumer et d'expliquer davantage ce qui en fait le sel pour ses lecteurs.
Je me glisse dans le commentaire d'Aifelle, merci pour ce bon omet de lecture!
Bonne journée Tania.
"moment" bien sûr, pardon, mes doigts ont glissé:-)
Bon week-end, Colo, plein de bons moments en tous genres !
Je n'ai jamais lu Philip Roth... mais ceci semble bousculer, hein! Je m'y risquerai peut-être bien....
la vie de Zuckerman n'en finit plus de nous étonner j'ai noté les titres jamais lus de Roth ça allonge ma liste de façon inquiétante
@ Edmée De Xhavée : J'espère que tu apprécieras ce roman, Edmée, si tu te décides à lire Roth.
@ Dominique : Er je n'en ai pas fini avec ce volume, il me reste beaucoup à lire aussi - tant mieux.
J'ai beaucoup aimé un de ses romans et je compte bien en découvrir d'autres.
Bonsoir, Maggie. Tu avais aimé "Indignation". Peut-être aimeras-tu aussi le cycle Zuckerman, loin d'être terminé pour moi.