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enfance - Page 3

  • Semblables

    modiano,la petite bijou,roman,littérature française,enfance,abandon,errance,ville,culture,extrait« Elle est entrée dans le café, à côté de la pharmacie. J’ai hésité avant de la suivre, mais je me suis dit qu’elle ne me remarquerait pas. Qui étions-nous toutes les deux ? Une femme d’âge incertain et une jeune fille perdues dans la foule du métro. De cette foule, personne n’aurait réussi à nous distinguer. Et quand nous étions remontées à l’air libre, nous étions semblables à des milliers et des milliers de gens qui reviennent le soir dans leur banlieue. »

    Patrick Modiano, La Petite Bijou

  • Un manteau jaune

    Modiano nous emmène souvent dans les rues de Paris, La Petite Bijou nous entraîne aussi dans le métro. C’est à la station Châtelet qu’un manteau jaune attire l’attention de la narratrice, qu’on n’appelle plus « la Petite Bijou » depuis des années : elle a d’abord vu de dos la femme qui le porte, puis, en attendant l’ouverture du portillon, elle a vu son visage : « La ressemblance de ce visage avec celui de ma mère était si frappante que j’ai pensé que c’était elle. »

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    Elle observe le vêtement dont la couleur s’est ternie, les traits de la femme assise sur un banc, avec « la certitude que c’était elle ». Mais elle ne parvient pas à lui adresser la parole, sinon en elle-même, et se contente de la suivre. « On m’avait dit qu’elle était morte, il y avait longtemps, au Maroc, et je n’avais jamais essayé d’en savoir plus. » A la sortie du métro, elle la voit composer un numéro dans une cabine téléphonique, parler, lui jeter un regard indifférent, comme dans le métro.

    Dans le café où la femme est entrée, elle va s’asseoir au fond, continue à l’observer. Devant son kir, les bras croisés et appuyés sur la table, elle a la même attitude que sur le portrait qui était au mur de sa chambre d’enfant, peint par Tola Soungouroff. Lui adresser la parole pour le lui dire ? « Elle ferait semblant de ne pas comprendre », elle mentirait, comme elle trichait à l’époque du portrait sur son âge ou sur son prénom.

    « J’avais l’impression d’être encore dans le wagon du métro. Ou plutôt dans la salle d’attente d’une gare, sans savoir exactement quel train je devais prendre. Mais pour elle, il n’y avait plus de train. Elle retardait l’heure de rentrer chez elle. Ça n’était pas très loin d’ici, sans doute. J’étais vraiment curieuse de savoir où. Je n’avais pas du tout envie de lui parler, je n’éprouvais à son égard aucun sentiment particulier. Les circonstances avaient fait qu’entre nous il n’y avait pas eu ce qui s’appelle le lait de la tendresse humaine. La seule chose que je voulais savoir, c’était où elle avait fini par échouer, douze ans après sa mort au Maroc. »

    Cette curiosité, cette filature, cette quête, c’est le sujet de La Petite Bijou. De soir en soir, reprendre le même chemin, guetter le manteau jaune, et quand il reparaît, suivre cette femme jusque chez elle. Des bribes de souvenirs reviennent au fil des pages. Souvenirs d’enfance, histoires de noms – nom sur les papiers, nom d’artiste –, traces du passé dans une vieille boîte à biscuits…

    Dans sa vie très solitaire, celle d’une enfant qui a grandi confiée à d’autres, Thérèse, la narratrice, a peu de personnes à qui parler : elle revoit de temps à autre un Russe polyglotte rencontré dans une librairie. Quand il lui a demandé un jour ce qu’elle recherchait dans la vie, elle a répondu : « des contacts humains… » Il est à l’écoute et de bon conseil : « Il faut trouver un point fixe pour que la vie cesse d’être ce flottement perpétuel… »

    Elle loue une chambre au 11, rue Coustou, parce que sa mère y a habité un certain temps et parce que les reflets rouges et verts d’une enseigne lumineuse, la nuit, la bercent, « aussi réguliers que des battements de cœur ». Pour gagner un peu d’argent, elle garde la petite fille de gens riches du côté du bois de Boulogne, un couple assez jeune qui a l’air de camper dans un hôtel particulier très peu meublé. La petite reste souvent seule, Thérèse reconnaît cette solitude, ce sentiment d’abandon.

    Les personnages de Patrick Modiano traversent le présent sur les traces du passé. Peu de péripéties dans La Petite Bijou, roman d’atmosphère envahi par le mal d’enfance. Il est si difficile à partager, quand on n’a pas eu l’occasion ni pris l’habitude de se confier à quelqu’un. Restent les rencontres de hasard, qui peuvent adoucir les moments les plus douloureux quand on se sent perdre pied.

    « Saura-t-on jamais de quel secret désarroi, de quelle lointaine et obscure blessure d’enfance Patrick Modiano, romancier passé avec le temps de la confusion à la compassion, tire la faculté d’être ému jusqu’aux larmes par les jeunes femmes à l’abandon, les orphelines un peu butées, les provinciales esseulées et timides que l’on croise dans la rue sans les voir, mais que lui, doué d’un sixième sens, prend le temps de regarder, d’écouter et d’accompagner avec une infinie délicatesse ? » (Jérôme Garcin, « La Petite Bijou, c’est moi… », L’Obs, 26/9/2007)

  • Sèchement

    Gibbons Ellen_Foster couverture originale.jpg« La maman de ma maman est venue me chercher dans sa longue voiture qui ressemblait à celle de l’enterrement, sauf que la sienne était couleur crème. J’ai redit à Roy et à Julia encore une fois que je voulais pas y aller.
    Si on doit vivre ensemble, tu pourrais au moins m’adresser la parole et avoir l’air de t’apercevoir que je suis dans ta voiture, j’avais envie de lui dire. J’imaginais qu’elle allait peut-être se dégeler.
    Mais la seule chose qu’elle m’ait demandé
    [sic] pendant le trajet, c’est : quand est-ce que l’école reprend ?
    Mon Dieu mais ça vient à peine de finir, et je me réjouis beaucoup de passer l’été chez toi, j’ai dit pour briser la glace.
    Je t’ai demandé quand l’école reprend. Je n’ai pas besoin de tes commentaires, elle me répond sèchement.
    Bon alors septembre. J’ai dit septembre. »

    Kaye Gibbons, Ellen Foster

  • Ici personne crie

    Lu l’année de sa traduction, en 1988, Ellen Foster de Kaye Gibbons (traduit de l’anglais par Marie-Claire Pasquier), son premier roman, attendait depuis longtemps d’être rouvert. Un de « ces livres qui marquent profondément ceux qui les lisent » écrivait Martine Silber dix ans plus tard dans un article sur la romancière américaine (°1960) retrouvé à l’intérieur.

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    « Quand j’étais petite, j’inventais des façons de tuer mon papa. Je m’en racontais une et puis une autre, et je l’essayais dans ma tête jusqu’à ce que ça devienne facile. » Un tel début ne s’oublie pas. C’est Ellen, dix-onze ans, qui raconte son histoire. Elle rassure le lecteur sur la même page : « Mais je n’ai pas tué mon papa. Il a tellement bu qu’il en est mort, un an après que l’assistance publique m’a enlevée de chez lui. »

    Kaye Gibbons a su garder ce ton, cette voix, tout au long de son récit assez court (167 pages), un texte où les retours à la ligne sont fréquents, la syntaxe approximative. Maintenant que les choses vont « drôlement mieux » pour Ellen, qui habite dans une maison propre où « la plupart du temps on [lui] fiche la paix », maintenant qu’elle n’a plus peur, elle peut raconter comment son père les traitait et criait sur sa mère en mauvaise santé, même à son retour de l’hôpital, encore faible.

    « Ici, personne crie après personne pour lui dire de faire ci ou ça. Ma nouvelle maman pose les plats sur la table et on se sert chacun son tour. Ensuite on mange, et tout le monde est bien content. » Son père buvait, donnait des ordres, criait, réveillait sa mère endormie, s’étalait dans la salle de bains sans savoir se relever – elle veillait sur sa mère, essayait de « ne jamais la laisser seule avec lui » pour lui éviter les coups.

    Un jour, sa maman avale les trois quarts de son flacon de pilules pour le cœur ; le père interdit à Ellen d’aller téléphoner à l’épicerie pour demander de l’aide, prétend qu’elle a juste besoin de dormir. Couchée près de sa mère, la petite se rend compte qu’elle ne respire plus – « Salaud, espèce de salaud, qu’il crève. » Quand les gens viennent les voir après, il se tait – « Elle a fini par lui clouer le bec. »

    Kaye Gibbons mêle, parfois sans transition, le récit du présent – la nouvelle vie d’Ellen dans sa famille d’accueil – et le récit des jours de malheur. A l’enterrement de sa mère, le père craint qu’Ellen raconte « comment les choses se sont passées », sa tante Nadine jacasse ; la riche maman de sa maman, qui ne lui a jamais pardonné son mariage avec celui qu’elle traite de « nègre » et de « racaille », n’a pas un seul geste gentil pour sa petite-fille.

    Ellen est bonne élève et aime lire, mais elle préfère retrouver sa copine Starletta qu’elle trouve « marrante ». Ses parents sont toujours gentils avec elle : le père de Starletta leur a acheté un manteau à toutes les deux quand il faisait froid. Mais celle-ci ne peut s’inscrire avec elle chez les Eclaireuses – « parce que dans mon quartier, ils n’ont pas de troupes scoutes pour les Noirs. » Elle leur achètera un cadeau pour Noël.

    C’est très petit chez eux, une seule chambre pour eux trois, pas de télé. Heureusement, chez elle, Ellen a sa propre chambre où elle se réfugie quand son père rentre. Il revient de moins en moins souvent et parfois ramène une bande de Noirs qui l’appellent « M'sieu Bill » en buvant son whisky pendant qu’il joue de la guitare. Quand il est ivre et veut la frapper, la prenant pour sa mère, elle s’enfuit chez Starletta.

    Le lendemain, elle rentre et met toutes ses affaires dans une grande boîte en carton, décidée à partir pour de bon. Elle téléphone à la sœur de sa mère, sa tante Betsy, qui accepte de venir la chercher et chez qui elle passe un week-end de rêve. La déception est grande lorsqu’elle comprend qu’elle ne pourra rester plus longtemps. C’est finalement de l’école que viendra la délivrance : la maîtresse remarque le bleu qu’Ellen a au bras et lui promet de faire le nécessaire.

    Mais il faudra du temps avant qu’Ellen arrive à ne plus trop penser à son père. On la suit de maison en maison, jusqu’à ce qu’elle trouve sa nouvelle maman, une « foster family » (famille d’accueil), dont elle choisira de porter le nom. Le récit de Kaye Gibbons est direct, percutant. Son héroïne fait preuve d’une formidable volonté de vivre et d’être heureuse, malgré cette enfance sordide. Avec une certaine dureté de ton héritée de son milieu, elle se montre débrouillarde, créative, curieuse, sensible et follement reconnaissante à qui lui témoigne une véritable affection. On n’oublie pas Ellen Foster.

  • Faux-semblants

    tolstoï,enfance,roman,littérature russe,autobiographie,russie,culture,adolescence,jeunesse« Je m’efforçais de paraître passionné, m’extasiais, poussais des exclamations, faisais des gestes dramatiques lorsque quelque chose me plaisait soi-disant beaucoup et, en même temps, je tâchais de paraître indifférent à tous les événements extraordinaires que je voyais ou qu’on me racontait ; je voulais me donner l’apparence d’un être méchant et ironique, pour qui il n’y avait rien de sacré, mais aussi celle d’un subtil observateur ; je tâchais de paraître logique dans tous mes actes, ponctuel et précis dans ma vie tout en méprisant ce qui était matériel. Je peux dire hardiment que j’étais bien mieux en réalité que l’être bizarre pour lequel j’essayais de me faire passer ; et cependant les Nekhlioudov m’aimaient tel que je faisais semblant d’être et, pour mon bonheur, ne se laissaient pas prendre, je crois, à ces faux-semblants. »

    Léon Tolstoï, Enfance. Adolescence. Jeunesse