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romans

  • Garder le silence

    modiano,romans,remise de peine,chien de printemps,récits,littérature française,prix nobel,passé,traces,mémoire,culture,photographie,écriture« Il me suffit de regarder une de ses photos pour retrouver la qualité qu’il possédait dans son art et dans la vie et qui est si précieuse mais si difficile à acquérir : garder le silence. Un après-midi je lui avais rendu visite et il m’avait donné la photo de mon amie et moi, sur le banc. Il m’avait demandé ce que je comptais faire plus tard et je lui avais répondu :
    – Ecrire.
    Cette activité lui semblait être « la quadrature du cercle » – le terme exact qu’il avait employé. En effet, on écrit avec des mots et lui, il recherchait le silence. Une photographie peut exprimer le silence. Mais les mots ? Voilà ce qui aurait été intéressant à son avis : réussir à créer le silence avec des mots. Il avait éclaté de rire :
    – Alors, vous allez essayer de faire ça ? Je compte sur vous. Mais surtout, que ça ne vous empêche pas de dormir.
    De tous les caractères d’imprimerie, il m’avait dit qu’il préférait les points de suspension. »

    Patrick Modiano, Chien de printemps

  • Passé précaire

    « Dont on ne peut garantir la solidité, la durée ; qui n'est pas sûr » : la définition de « précaire » (TLF) va comme un gant à cet explorateur du passé qu’est Patrick Modiano. Dans Romans, où l’écrivain a réuni une dizaine de titres, deux récits plus courts succèdent à Rue des boutiques obscures. Remise de peine (1978, publié en 1988), dont l’épigraphe se termine sur cette phrase de R. L. Stevenson : « Les droits qu’un homme a sur son propre passé sont plus précaires encore. » (Un chapitre sur les rêves). Puis Chien de printemps (1993).  

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    Photo de couverture : Willy Ronis

    Le narrateur (P. M.) a dix ans quand sa mère part en tournée théâtrale en Europe et en Afrique du Nord. Elle a confié ses deux fils à des amies qui vivent dans un village des environs de Paris. On reconnaît la maison de Jouy-en-Josas qui apparaît sur deux photos au début du Quarto, avec l’adresse « rue du Docteur-Kurzenne » devenue dans Remise de peine « rue du Docteur-Dordaine ». Dans la maison d’un étage vit un trio : la petite Hélène, la quarantaine, écuyère puis acrobate de cirque qui boîte légèrement à la suite d’un accident de cirque ; Annie, vingt-six ans, « une  blonde aux cheveux courts », et sa mère, qu’elle appelle Mathilde, « un visage dur », des cheveux gris en chignon, la cinquantaine. Celle-ci l’appelle, lui, « imbécile heureux ».

    Elles engagent une jeune fille pour venir le chercher à l’école et s’occuper d’eux, surnommée « Blanche-Neige ». Annie a prétendu être sa mère à l’école Jeanne d’Arc où elle l’a inscrit, mais « Patoche », comme elle dit, est bientôt renvoyé, sans raison claire. Peut-être parce qu’Annie a menti ou à cause de son allure, en blouson de cuir et blue-jean délavé, « si rare à l’époque ». Alors ce sera l’école communale, un peu plus loin, où l’instituteur l’aime bien, lui fait lire un poème chaque matin à la classe, et où il se fait de « bons camarades ».

    « Mon père nous rendait visite entre deux voyages à Brazzaville. » Souvent un jeudi, et il emmène les garçons déjeuner à l’auberge Robin des Bois. Puis ils se glissent entre les deux battants de la grille d’un château abandonné au bout de la rue du Docteur-Dordaine. Son père en a connu le propriétaire, Eliot Salter, marquis de Caussade, « héros de l’aviation » à vingt ans, pendant la première guerre. « Puis il avait épousé une Argentine et ils était devenu le roi de l’armagnac. » Son père décolle et lui donne une petite affiche : « Confiscation des profits illicites [...] » Comme il leur a dit que le marquis reviendrait « plus vite qu’on ne le pense », les deux frères imaginent son retour, une nuit probablement, rêvent d’une escapade nocturne pour le surprendre, préparent ce qu’ils lui diront s’ils peuvent lui parler.

    Remise de peine décrit les habitudes de la maisonnée, et surtout les visiteurs d’Annie et de la petite Hélène : Roger Vincent, qui conduit une voiture américaine beige, décapotable, élégant, souriant. Jean D. qui porte une grosse montre et s’intéresse aux lectures de Patoche – il lui conseille la « série noire », Touchez pas au grisbi. Andrée K., « la femme d’un grand toubib » et d’autres visages qu’il ne peut identifier – « de mauvaises fréquentations ». Lors des visites, les garçons viennent dire bonsoir en robe de chambre puis montent se coucher. Patoche entend un jour Roger Vincent dire à la petite Hélène qu’Andrée « fréquentait la bande de la rue Lauriston… »

    Une aura de mystère entoure ces gens rencontrés pendant leur séjour chez Annie, plus d’un an. Un jour qu’il l’a accompagnée à Paris dans sa quatre-chevaux, elle lui offre un étui à cigarettes en crocodile marron, le seul témoin de cette époque de sa vie, conservé précieusement. Plus tard, il apprendra que Jean D. a fait sept ans de prison. A quinze ans, il en saura davantage sur le passé trouble de son père, une des rares fois où celui-ci lui a parlé de son passé.

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    Chien de printemps tire son titre de ce que répétait souvent Francis Jansen, un photographe qu’il a connu à dix-neuf ans, au printemps 1964 : « et je veux dire aujourd’hui le peu de chose que je sais de lui. » Avec son Rolleiflex, il devait faire un reportage sur les jeunes à Paris et les avait pris pour modèles, lui et une amie, et son frère. Quand il l’avait accompagné à son atelier aux murs blancs, avec une mezzanine, il y avait remarqué les deux seules photos au mur : celle d’une femme et une autre de deux hommes, Jansen plus jeune « avec son ami Robert Capa, à Berlin, en août 1945 ».

    « Il a quitté la France au mois de juin 1964, et j’écris ces lignes en avril 1992. » Pendant trente ans, il n’a plus pensé à Jansen, mais une photo qu’il lui a donnée, de son amie et lui, et l’air léger du printemps lui ont donné l’idée de mettre par écrit ce qu’il sait de lui. Né à Anvers en 1920, père à peine connu, mère italienne comme lui, la Belgique quittée pour Paris en 1938. Entraîné en Espagne par Robert Capa en 1939, resté en France quand Capa part pour les Etats-Unis. Interné comme Juif au camp de Drancy, libéré par le consulat d’Italie. Parti au Mexique en 1964.

    Au jeune homme curieux de son travail, il avait montré trois valises de cuir, remplies de photos en vrac, et un album publié en Suisse en 1946, Neige et soleil. Jansen lui avait donné un double de la clé de l’atelier, s’il voulait y venir en son absence, et il avait été très étonné de  voir « le Scribe » se mettre sérieusement à l’inventaire des photos, qui avaient chacune leur légende détaillée à l’arrière. Aux deux cahiers s’ajoutera un répertoire alphabétique. « Si je m’étais engagé dans ce travail, c’est que je refusais que les gens et les choses disparaissent sans laisser de trace. »

    Chien de printemps raconte leurs rencontres, les choses et les personnes dont il a été question entre eux, la dernière promenade dans Paris, ensemble, avant que le photographe ne parte s’installer au Mexique. Trois ans plus tard, le premier livre de l’écrivain est accepté par un éditeur. « J’étais enfin sorti de cette période de flou et d’incertitude pendant laquelle je vivais en fraude. »

  • Villa triste

    Modiano coffret.jpg« Les chambres des « palaces » font illusion, les premiers jours, mais bientôt, leurs murs et leurs meubles mornes dégagent la même tristesse que celle des hôtels borgnes. Luxe insipide, odeur douceâtre dans les couloirs, que je ne parviens pas à identifier, mais qui doit être l’odeur même de l’inquiétude, de l’instabilité, de l’exil et du toc. Odeur qui n’a jamais cessé de m’accompagner. Halls d’hôtel où mon père me donnait rendez-vous, avec leurs vitrines, leurs glaces et leurs marbres et qui ne sont que des salles d’attente. De quoi, au juste ? Relents de passeports Nansen.
    Mais nous ne passions pas toujours la nuit à l’Hermitage. Deux ou trois fois par semaine, Meinthe nous demandait de dormir chez lui. Il devait s’absenter ces soirs-là, et me chargeait de répondre au téléphone et de prendre les noms et les « messages ». Il m’avait bien précisé, la dernière fois, que le téléphone risquait de sonner à n’importe quelle heure de la nuit, sans me dévoiler quels étaient ses mystérieux correspondants.
    Il habitait la maison qui avait appartenu à ses parents, au milieu d’un quartier résidentiel, avant Carabacel. On suivait l’avenue d’Albigny et on tournait à gauche, juste après la préfecture. Quartier désert, rues bordées d’arbres dont les feuillages formaient des voûtes. Villas de la bourgeoisie locale aux masses et aux styles variables, selon le degré de fortune. Celle des Meinthe au coin de l’avenue Jean-Charcot et de la rue Marlioz, était assez modeste si on la comparait aux autres. Elle avait une teinte bleu-gris, une petite véranda donnant sur l’avenue Jean-Charcot, et un bow-window du côté de la rue. Deux étages, le second mansardé. Un jardin au sol semé de graviers. Une enceinte de haies à l’abandon. Et sur le portail de bois blanc écaillé, Meinthe avait inscrit maladroitement à la peinture noire (c’est lui qui me l’a confié) : VILLA TRISTE. »

    Patrick Modiano, Villa triste

  • Modiano, Romans

    C’est avec Dora Bruder que je suis vraiment entrée dans l’univers de Patrick Modiano (°1945), en 2020. Dans Romans, le gros volume que lui a consacré la collection Quarto, ce récit est le seul que j’ai lu, aussi je me le suis offert pour découvrir la trajectoire d’une œuvre approchée un peu au hasard. Dans l’avant-propos qui précède quelques documents et photos (dont des affiches publicitaires des années 1930 pour les cigarettes Modiano), l’écrivain dit la « curieuse sensation » de voir une dizaine de ses « romans » ainsi réunis, comme « une autobiographie rêvée ou imaginaire ».

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    « Je croyais les avoir écrits de manière discontinue, à coups d’oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l’un à l’autre, comme les motifs d’une tapisserie que l’on aurait tissée dans un demi-sommeil. » « Au fond, il s’agit, pour un romancier, d’entraîner toutes les personnes, les paysages, les rues qu’il a pu observer, dans une partition musicale où l’on retrouve les mêmes fragments mélodiques d’un livre à l’autre, mais une partition musicale qui lui semblera imparfaite. Il y aura chez le romancier le regret de n’avoir pas été un pur musicien et de n’avoir pas composé les Nocturnes de Chopin. »

    Villa Triste (son 4e roman publié en 1975) s’ouvre sur une disparition, celui de l’hôtel de Verdun et du café voisin en face de la gare. A leur place, « un grand vide, maintenant » (douze ans après). Le narrateur avance dans les rues d’Annecy avec ses instruments privilégiés, le regard (sur la tranche du coffret, l’œil de Modiano nous regarde) et la mémoire, désignant là le Casino, « une construction blanche et massive » qui n’ouvre que l’été, puis, derrière, le parc d’Albigny en pente douce vers le lac et son kiosque, et, à l’embarcadère, les noms des « petites localités du bord de l’eau ». « Trop d’énumérations. Mais il faut chantonner certains mots inlassablement, sur un air de berceuse. »

    Les beaux hôtels en haut du boulevard Carabacel, l’Hermitage et le Windsor, « n’abritent plus que des appartements meublés. » Leurs jardins, avec ceux de l’Alhambra (rasé), « étaient très proches de l’image que l’on peut se faire de l’Eden perdu ou de la Terre promise. » – « Nous aurons été les témoins d’un monde. » Au bar de la gare fréquenté à l’heure tardive où les cafés sont fermés, voici parmi les capotes militaires des permissionnaires « un costume civil de couleur beige » : l’homme à l’écharpe verte autour du cou, à l’écart près d’un jeune chasseur alpin tout blond, c’est René Meinthe, vieilli, à qui on refuse de servir à nouveau un cognac : « Ici, on ne sert pas les tantes. »

    « Que faisais-je à dix-huit ans au bord de ce lac, dans cette station thermale réputée ? Rien. » Dans une pension de famille sur le boulevard, il crève de peur depuis qu’il a fui Paris, au temps de la guerre d’Algérie, en s’imaginant gagner la Suisse, de l’autre côté du lac, en cas de besoin. « La « saison » a commencé depuis le 15 juin. » Il traîne dans les jardins et le hall du Windsor. Plutôt qu’au sort du monde, il s’intéresse aux « choses anodines : la mode, la littérature, le cinéma, le music-hall. » Les nuits étaient belles et limpides, les lumières des villas scintillaient au bord du lac d’où arrivait « un solo de saxophone ou de trompette ».

    Voilà pour l’ambiance. A l’Hermitage, il remarque quelqu’un : « Cheveux auburn. Robe de chantoung vert. Et les chaussures à talons aiguilles que les femmes portaient. Blanches. » A ses pieds, un dogue allemand bâille et s’étire. La jeune femme a les yeux verts, elle est un peu plus âgée que lui. « Nous nous sommes promenés, ce matin-là, dans les jardins de l’hôtel. » Fleurs, couleurs, vue du lac depuis la balustrade. L’a-t-elle pris pour un fils de milliardaire ? Ou pour un dandy à cause du monocle qu’il utilise pour lire de l’œil dont il voit moins bien ?

    C’est elle, Yvonne, qui présente le « Docteur Meinthe » (costume jaune pâle, Modiano observe les vêtements) à Victor Chmara (le nom qu’il a choisi pour sa fiche d’hôtel). Meinthe est un peu plus âgé, « environ trente ans ». Ils vont déjeuner au Sporting comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Meinthe les y conduit dans sa vieille Dodge « de couleur crème, décapotable ». Au restaurant, quand un groupe s’installe à la table voisine, un grand blond parlant à la cantonade, Meinthe ôte ses lunettes noires et le désigne : « Tiens, voilà la Carlton… La plus grande SA-LO-PE du département… » Silence absolu, le blond se tait, Yvonne n’a pas sourcillé.

    Ils conviennent de se retrouver le soir à la fête chez Madeja, au bord du lac. A la Villa Les Tilleuls, Victor comprend qu’Yvonne est une jeune actrice. Le cinéaste autrichien lui parle d’un Chmara connu à Berlin. Au « cœur de la Haute-Savoie » dans cette nuit soyeuse, il s’imagine dans un pays colonial ou aux îles Caraïbes. Il observe les gens, écoute les conversations. Puis, quand on a éteint les lampes du salon, la voix rauque d’une chanteuse et l’atmosphère qui change, le « ballet d’ombres », les comportements débridés. Yvonne et lui s’allongent dans une pièce d’angle, sur un tapis de laine très épais.

    Bientôt Victor quitte la pension de famille pour habiter avec Yvonne à l’Hermitage, où elle dispose d’une chambre et d’un salon. Il essaie d’en apprendre plus sur elle, sur sa « carrière ». Elle a travaillé à Milan, comme « mannequin volant », à Genève où elle est domiciliée, mais elle est née à Annecy. Lui raconte sa vie près de l’Etoile à Paris avec sa grand-mère, prétend être un comte russe. « En somme, nous étions faits pour nous rencontrer et nous entendre. » « Villégiature », « saison », « très brillante », « comte Chmara », qui mentait à qui dans cette langue étrangère ? » Chaque matin, Meinthe glisse un billet sous leur porte, annonce son emploi du temps ou un déplacement. Yvonne le connaît depuis toujours, lui aussi est de Genève. Bientôt il est question d’un concours d’élégance où Yvonne Jacquet s’est inscrite avec son chien et Meinthe comme chauffeur : « la coupe Houligant ».

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    Villa Triste raconte leurs journées oisives, leurs fréquentations, le jeu des apparences. Le monde du cinéma les attire fort. Deux soirées font exception : un dîner chez un oncle d’Yvonne, « tonton Roland », garagiste, où Victor en apprend un peu plus sur sa famille ; une nuit dans la villa de Meinthe absent, baptisée « VILLA TRISTE ». Victor se verrait bien épouser Yvonne, comme Henry Miller, « un juif », a épousé Marilyn Monroe. Mais que sait-il de ses rêves à elle ? Un roman mélancolique, au parfum de paradis perdu.