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quarto

  • Corridors du temps

    Modiano coffret.jpg« Il avait lu, la veille, un roman de science-fiction, Les Corridors du temps. Des gens étaient amis dans leur jeunesse, mais certains ne vieillissent pas, et quand ils croisent les autres, après quarante ans, ils ne les reconnaissent plus. Et d’ailleurs il ne peut plus y avoir aucune contact entre eux : Ils sont souvent côte à côte, mais chacun dans un corridor de temps différent. S’ils voulaient se parler, ils ne s’entendraient pas, comme deux personnes qui sont séparées par une vitre d’aquarium. Il s’était arrêté et la regardait s’éloigner en direction de la Seine. Il ne sert à rien que je la rattrape, pensa Bosmans. Elle ne me reconnaîtrait pas. Mais un jour, par miracle, nous emprunterons le même corridor. Et tout recommencera pour nous deux dans ce quartier neuf. »

    Patrick Modiano, L’horizon

  • L'horizon, l'avenir

    Dernier titre de Modiano dans Romans, L’Horizon date de 2010. Comme il l’a écrit en ouverture de ce Quarto, on y retrouve des noms, des situations, des lieux qui font écho aux récits précédents du recueil. Ici, pas de première personne : « Depuis quelque temps, Bosmans pensait à certains épisodes de sa jeunesse, des épisodes de sa jeunesse, des épisodes sans suite, coupés net, des visages sans noms, des rencontres fugitives » (première phrase).

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    Le deuxième paragraphe continue dans ce sens : « Ces fragments de souvenirs correspondaient aux années où votre vie est semée de carrefours, et tant d’allées s’ouvrent devant vous que vous avez l’embarras du choix. » Sur son carnet, Bosmans, le narrateur, retrouve un nom, « Mérovée ». Peu à peu, il revoit le visage de ce « jeune homme aux cheveux blonds bouclés », visage qui lui semblait déjà flétri, en particulier quand l’homme riait d’un rire « de vieillard ».

    Il l’avait rencontré avec sa « bande » devant l’immeuble où il attendait Margaret Le Coz. Mérovée était le chef de bureau de Margaret, il avait mal pris que Bosmans ne veuille pas se joindre à eux – « Vous savez, avait déclaré Bosmans d’une voix calme, depuis le pensionnat et la caserne, je n’aime pas tellement les bandes. » Quelques années plus tard, d’un taxi, il avait reconnu Mérovée, seul au bord du trottoir, par une nuit de janvier très froide, « pieds nus dans des spartiates ».

    Margaret travaillait comme secrétaire pour Richelieu Interim. Bosmans l’avait rencontrée dans les escaliers du métro où des manifestants chargés par les CRS les avaient bousculés ; elle saignait à l’arcade sourcilière et il l’avait emmenée dans une pharmacie. Elle lui avait proposé alors de l’attendre à la sortie des bureaux au « 25 rue du Quatre-Septembre ». Un soir où il s’était étonné qu’elle habite à Auteuil, un quartier lointain, elle avait répondu que c’était « plus sûr », puis avait corrigé : « plus tranquille ».

    Bosmans avait fini par apprendre qu’un « type » la cherchait depuis quelques mois ; elle avait peur de cet homme qu’elle avait connu en Suisse, une « mauvaise rencontre ». Il comprenait très bien son appréhension, lui-même craignait de rencontrer un couple : « une femme aux cheveux rouges et au regard dur, un homme brun, l’air d’un prêtre défroqué. La femme aux cheveux rouges, c’est ma mère, si j’en crois l’état civil. » Chaque fois, elle lui demandait de l’argent. Il avait changé d’adresse pour qu’ils ne puissent plus « le rançonner ». Margaret avait fini par lui raconter Annecy, Lausanne, le redouté Boyaval qui avait frappé son employeur suisse quand celui-ci s’était interposé.

    « Quelqu’un lui avait chuchoté une phrase dans son sommeil : Lointain Auteuil, quartier charmant de mes grandes tristesses, et il la nota dans son carnet, sachant bien que certains mots que l’on entend en rêve, et qui vous frappent et que vous vous promettez de retenir, vous échappent au réveil ou bien n’ont plus aucun sens. » Bosmans se souvient aussi du temps où il accompagnait Margaret Le Coz chez le professeur Ferne et sa femme, deux avocats, pour garder leurs enfants. Lui travaillait alors dans une librairie, celle des éditions du Sablier, dont le catalogue était tourné vers l’occultisme, les religions orientales, l’astronomie. 

    Patrick Modiano nous emmène avec son narrateur dans les quartiers, les cafés de Paris, la mémoire toujours en quête des fantômes du passé que réveillent les noms, les adresses qui figurent dans son carnet de moleskine noir. Bosmans aurait déjà pu rencontrer Margaret, qui avait habité rue de Belloy, à l’époque où il allait dans cette rue chez une ancienne secrétaire, pour lui donner des pages manuscrites à dactylographier. Ensuite il allait au café. « Ces soirs-là, les rues désertes et silencieuses du quartier étaient des lignes de fuite, qui débouchaient toutes sur l’avenir et l’HORIZON. »

    Margaret lui avait dit être née à Berlin, elle y retournera. « Il se créait souvent une certaine intimité entre les voyageurs dans les trains de nuit de sa jeunesse. Oui, j’ai l’impression que nous n’avons cessé, Margaret et moi, de prendre des trains de nuit, de sorte que cette période de nos vies est discontinue, chaotique, hachée d’une quantité de séquences très courtes sans le moindre lien entre elles… » Des années après son départ, Bosmans la cherchera dans Berlin. La trouvera-t-il ? 

    On en saura un peu plus en lisant L’horizon, même si les personnages y gardent leur part de mystère. « Pour ses personnages, Patrick Modiano fait des collages de personnes. Il le répète, sans cesse y revient à chacune de ses réponses : il écrit pour élucider des choses qu'il n'avait pas comprises quand elles se sont produites, qui ont laissé une impression étrange qu'il veut démêler. Les énigmes que la vie lui a posées, ce sont des rencontres sans suite et des présences inexpliquées, des disparitions, des activités douteuses, des dangers parfois pressentis, parfois avérés. C'est le climat exact de son nouveau livre. » (Alice Ferney, Le Figaro, 2010)

  • Magnétique

    modiano,dans le café de la jeunesse perdue,roman,littérature française,romans,quarto,paris,culture« Mais peut-être avait-elle échoué là par hasard, comme moi. Elle se trouvait dans le quartier et elle voulait s’abriter de la pluie. J’ai toujours cru que certains endroits sont des aimants et que vous êtes attirés vers eux si vous marchez dans leurs parages. Et cela de manière imperceptible, sans même vous en douter. Il suffit d’une rue en pente, d’un trottoir ensoleillé ou bien d’un trottoir à l’ombre. Ou bien d’une averse. Et cela vous amène là, au point précis où vous deviez échouer. Il me semble que le Condé, par son emplacement, avait ce pouvoir magnétique et que si l’on faisait un calcul de probabilités le résultat l’aurait confirmé : dans un périmètre assez étendu, il était inévitable de dériver vers lui. J’en sais quelque chose. »

    Patrick Modiano, Dans le café de la jeunesse perdue

  • Louki par Modiano

    « Des deux entrées du café, elle empruntait toujours la plus étroite, celle qu’on appelait la porte de l’ombre. » La première phrase de Dans le café de la jeunesse perdue (2007) nous rend tout de suite curieux de découvrir cette silhouette féminine qui prend la lumière parmi les habitués du Condé (dans les parages du carrefour de l’Odéon), celle de Louki, comme ils l’appellent. « La plupart avaient notre âge, je dirais entre dix-neuf et vingt-cinq ans. »

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    L’épigraphe de Guy Debord, en plus de donner son titre au roman de Modiano, annonce l’atmosphère du récit : « A la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue. » Le premier narrateur est étudiant à l’Ecole des Mines, ce qu’il tait, de peur que cela ne dénote dans cet endroit fréquenté par des jeunes et quelques bohèmes « à l’ombre de la littérature et des arts ».

    Des photos prises au Condé ont paru dans un album sur Paris, avec les prénoms ou surnoms des clients en légende : « Zacharias, Louki, Tarzan, Jean-Michel, Fred et Ali Cherif » ou « Annet, Don Carlos, Mireille, Adamov et le docteur Vala »… Son surnom, Louki l’avait reçu avec un certain soulagement, dans ce café devenu son refuge. « J’avais bien senti qu’elle était différente des autres. » L’étudiant a remarqué ses vêtements soignés, ses mains fines aux ongles recouverts de vernis incolore.

    Un des membres du groupe, Bowing, a noté pendant trois ans dans un cahier les noms des clients du Condé, avec les dates et heures d’arrivée. Un « éditeur d’art », un certain Caisley, le lui avait emprunté un jour, et rendu avec le prénom Louki « chaque fois souligné au crayon bleu ». Avant de partir à l’étranger, il a donné son « livre d’or » à l’étudiant.

    « C’est l’avantage d’avoir vingt ans de plus que les autres : ils ignorent votre passé » confie le soi-disant éditeur d’art, le deuxième narrateur. Ce n’est pas un écrivain comme Adamov ou Maurice Raphaël, c’est un détective privé venu au café en repérage. Le mari de Louki, Jean-Pierre Choureau, trente-six ans, l’a engagé pour retrouver sa femme, Jacqueline Delanque, alias Louki, vingt-deux ans. Depuis deux mois, elle avait disparu après une dispute, avec toutes ses affaires, vêtements et livres.

    Elle travaillait dans la société où ils s’étaient rencontrés comme secrétaire intérimaire, elle se disait alors étudiante en langues orientales, et ils s’étaient mariés sans trop d’explications – « On essaye de créer des liens, vous comprenez… » Au détective qui l’interroge, le mari raconte les reproches qu’elle lui faisait de plus en plus souvent : « Ce n’était pas cela, disait-elle, la vraie vie. » Par un indic de la police, Caisley va découvrir le passé de Louki, grâce à une main courante la signalant pour « vagabondage de mineure » à quinze ans.

    Ensuite, c’est Jacqueline elle-même qui revient sur son histoire, ses fugues : « Plus tard, j’ai ressenti la même ivresse chaque fois que je coupais les ponts avec quelqu’un. Je n’étais vraiment moi-même qu’à l’instant où je m’enfuyais. » Le dernier narrateur sera Roland, son amant, qui l’avait rencontrée à une réunion de lecture chez Guy de Vere, une sorte de gourou proche de la librairie Véga (orientalisme et religions comparées). C’est par Roland qu’on découvrira ce qu’est devenue la jeune femme.

    Au fur et à mesure que le roman nous en apprend davantage sur elle, à travers ces témoignages, on se rend compte que Louki, même insaisissable, comptera parmi ces silhouettes suivies dans Paris, dans la nuit, qui fascinent l’auteur et que ses lecteurs n’oublieront pas. On y croise des figures qui semblent familières et d’autres, inconnues, comme hors du temps. Dans le café de la jeunesse perdue, un lieu de rendez-vous pour les habitués du café Modiano.

  • Villa triste

    Modiano coffret.jpg« Les chambres des « palaces » font illusion, les premiers jours, mais bientôt, leurs murs et leurs meubles mornes dégagent la même tristesse que celle des hôtels borgnes. Luxe insipide, odeur douceâtre dans les couloirs, que je ne parviens pas à identifier, mais qui doit être l’odeur même de l’inquiétude, de l’instabilité, de l’exil et du toc. Odeur qui n’a jamais cessé de m’accompagner. Halls d’hôtel où mon père me donnait rendez-vous, avec leurs vitrines, leurs glaces et leurs marbres et qui ne sont que des salles d’attente. De quoi, au juste ? Relents de passeports Nansen.
    Mais nous ne passions pas toujours la nuit à l’Hermitage. Deux ou trois fois par semaine, Meinthe nous demandait de dormir chez lui. Il devait s’absenter ces soirs-là, et me chargeait de répondre au téléphone et de prendre les noms et les « messages ». Il m’avait bien précisé, la dernière fois, que le téléphone risquait de sonner à n’importe quelle heure de la nuit, sans me dévoiler quels étaient ses mystérieux correspondants.
    Il habitait la maison qui avait appartenu à ses parents, au milieu d’un quartier résidentiel, avant Carabacel. On suivait l’avenue d’Albigny et on tournait à gauche, juste après la préfecture. Quartier désert, rues bordées d’arbres dont les feuillages formaient des voûtes. Villas de la bourgeoisie locale aux masses et aux styles variables, selon le degré de fortune. Celle des Meinthe au coin de l’avenue Jean-Charcot et de la rue Marlioz, était assez modeste si on la comparait aux autres. Elle avait une teinte bleu-gris, une petite véranda donnant sur l’avenue Jean-Charcot, et un bow-window du côté de la rue. Deux étages, le second mansardé. Un jardin au sol semé de graviers. Une enceinte de haies à l’abandon. Et sur le portail de bois blanc écaillé, Meinthe avait inscrit maladroitement à la peinture noire (c’est lui qui me l’a confié) : VILLA TRISTE. »

    Patrick Modiano, Villa triste