C’est avec Dora Bruder que je suis vraiment entrée dans l’univers de Patrick Modiano (°1945), en 2020. Dans Romans, le gros volume que lui a consacré la collection Quarto, ce récit est le seul que j’ai lu, aussi je me le suis offert pour découvrir la trajectoire d’une œuvre approchée un peu au hasard. Dans l’avant-propos qui précède quelques documents et photos (dont des affiches publicitaires des années 1930 pour les cigarettes Modiano), l’écrivain dit la « curieuse sensation » de voir une dizaine de ses « romans » ainsi réunis, comme « une autobiographie rêvée ou imaginaire ».
« Je croyais les avoir écrits de manière discontinue, à coups d’oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l’un à l’autre, comme les motifs d’une tapisserie que l’on aurait tissée dans un demi-sommeil. » « Au fond, il s’agit, pour un romancier, d’entraîner toutes les personnes, les paysages, les rues qu’il a pu observer, dans une partition musicale où l’on retrouve les mêmes fragments mélodiques d’un livre à l’autre, mais une partition musicale qui lui semblera imparfaite. Il y aura chez le romancier le regret de n’avoir pas été un pur musicien et de n’avoir pas composé les Nocturnes de Chopin. »
Villa Triste (son 4e roman publié en 1975) s’ouvre sur une disparition, celui de l’hôtel de Verdun et du café voisin en face de la gare. A leur place, « un grand vide, maintenant » (douze ans après). Le narrateur avance dans les rues d’Annecy avec ses instruments privilégiés, le regard (sur la tranche du coffret, l’œil de Modiano nous regarde) et la mémoire, désignant là le Casino, « une construction blanche et massive » qui n’ouvre que l’été, puis, derrière, le parc d’Albigny en pente douce vers le lac et son kiosque, et, à l’embarcadère, les noms des « petites localités du bord de l’eau ». « Trop d’énumérations. Mais il faut chantonner certains mots inlassablement, sur un air de berceuse. »
Les beaux hôtels en haut du boulevard Carabacel, l’Hermitage et le Windsor, « n’abritent plus que des appartements meublés. » Leurs jardins, avec ceux de l’Alhambra (rasé), « étaient très proches de l’image que l’on peut se faire de l’Eden perdu ou de la Terre promise. » – « Nous aurons été les témoins d’un monde. » Au bar de la gare fréquenté à l’heure tardive où les cafés sont fermés, voici parmi les capotes militaires des permissionnaires « un costume civil de couleur beige » : l’homme à l’écharpe verte autour du cou, à l’écart près d’un jeune chasseur alpin tout blond, c’est René Meinthe, vieilli, à qui on refuse de servir à nouveau un cognac : « Ici, on ne sert pas les tantes. »
« Que faisais-je à dix-huit ans au bord de ce lac, dans cette station thermale réputée ? Rien. » Dans une pension de famille sur le boulevard, il crève de peur depuis qu’il a fui Paris, au temps de la guerre d’Algérie, en s’imaginant gagner la Suisse, de l’autre côté du lac, en cas de besoin. « La « saison » a commencé depuis le 15 juin. » Il traîne dans les jardins et le hall du Windsor. Plutôt qu’au sort du monde, il s’intéresse aux « choses anodines : la mode, la littérature, le cinéma, le music-hall. » Les nuits étaient belles et limpides, les lumières des villas scintillaient au bord du lac d’où arrivait « un solo de saxophone ou de trompette ».
Voilà pour l’ambiance. A l’Hermitage, il remarque quelqu’un : « Cheveux auburn. Robe de chantoung vert. Et les chaussures à talons aiguilles que les femmes portaient. Blanches. » A ses pieds, un dogue allemand bâille et s’étire. La jeune femme a les yeux verts, elle est un peu plus âgée que lui. « Nous nous sommes promenés, ce matin-là, dans les jardins de l’hôtel. » Fleurs, couleurs, vue du lac depuis la balustrade. L’a-t-elle pris pour un fils de milliardaire ? Ou pour un dandy à cause du monocle qu’il utilise pour lire de l’œil dont il voit moins bien ?
C’est elle, Yvonne, qui présente le « Docteur Meinthe » (costume jaune pâle, Modiano observe les vêtements) à Victor Chmara (le nom qu’il a choisi pour sa fiche d’hôtel). Meinthe est un peu plus âgé, « environ trente ans ». Ils vont déjeuner au Sporting comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Meinthe les y conduit dans sa vieille Dodge « de couleur crème, décapotable ». Au restaurant, quand un groupe s’installe à la table voisine, un grand blond parlant à la cantonade, Meinthe ôte ses lunettes noires et le désigne : « Tiens, voilà la Carlton… La plus grande SA-LO-PE du département… » Silence absolu, le blond se tait, Yvonne n’a pas sourcillé.
Ils conviennent de se retrouver le soir à la fête chez Madeja, au bord du lac. A la Villa Les Tilleuls, Victor comprend qu’Yvonne est une jeune actrice. Le cinéaste autrichien lui parle d’un Chmara connu à Berlin. Au « cœur de la Haute-Savoie » dans cette nuit soyeuse, il s’imagine dans un pays colonial ou aux îles Caraïbes. Il observe les gens, écoute les conversations. Puis, quand on a éteint les lampes du salon, la voix rauque d’une chanteuse et l’atmosphère qui change, le « ballet d’ombres », les comportements débridés. Yvonne et lui s’allongent dans une pièce d’angle, sur un tapis de laine très épais.
Bientôt Victor quitte la pension de famille pour habiter avec Yvonne à l’Hermitage, où elle dispose d’une chambre et d’un salon. Il essaie d’en apprendre plus sur elle, sur sa « carrière ». Elle a travaillé à Milan, comme « mannequin volant », à Genève où elle est domiciliée, mais elle est née à Annecy. Lui raconte sa vie près de l’Etoile à Paris avec sa grand-mère, prétend être un comte russe. « En somme, nous étions faits pour nous rencontrer et nous entendre. » « Villégiature », « saison », « très brillante », « comte Chmara », qui mentait à qui dans cette langue étrangère ? » Chaque matin, Meinthe glisse un billet sous leur porte, annonce son emploi du temps ou un déplacement. Yvonne le connaît depuis toujours, lui aussi est de Genève. Bientôt il est question d’un concours d’élégance où Yvonne Jacquet s’est inscrite avec son chien et Meinthe comme chauffeur : « la coupe Houligant ».
Villa Triste raconte leurs journées oisives, leurs fréquentations, le jeu des apparences. Le monde du cinéma les attire fort. Deux soirées font exception : un dîner chez un oncle d’Yvonne, « tonton Roland », garagiste, où Victor en apprend un peu plus sur sa famille ; une nuit dans la villa de Meinthe absent, baptisée « VILLA TRISTE ». Victor se verrait bien épouser Yvonne, comme Henry Miller, « un juif », a épousé Marilyn Monroe. Mais que sait-il de ses rêves à elle ? Un roman mélancolique, au parfum de paradis perdu.
Commentaires
J'ai ce quarto à la maison depuis que Modiano a obtenu le prix Nobel de littérature ! Je n'ai pas tout lu depuis, je l'avoue, mais je sais qu'il est là, quand j'en aurais envie. Bonnes lectures
C'est gai d'avoir de telles réserves chez soi. Bonne semaine, Manou.
Je ne l'ai pas lu celui-là. Le fait qu'il se passe à Annecy m'intéresse. Le genre de lieu où l'on imagine facilement ce genre de grande vie d'un autre monde.
La ville n'est pas nommée, mais les photos dans le Quarto et les noms des rues ne laissent pas de doute.
Figure-toi que je n'ai jamais rien lu de lui, alors que nous avons plusieurs de ses livres ici.
Quelque chose me retient et je crois que c'est parce que j'aime énormément le personnages, ses interventions-interviews TV impossibles ou presque vu qu'il ne finit aucune phrase, semble tellement habité que ses idées se bousculent, que je me dis, sans doute à tort, que j'aimerai moins ses romans.
Il y finit ses phrases, mais tu reconnaîtrais cette indécision, ce flottement qui lui sont propres. J'ai mis longtemps à l'approcher, je suis contente de l'avoir fait.
L'ambiance Modiano est toujours très particulière, nostalgique, mais je ne connais pas celui ci.
L'écrivain toujours hésitant, surement timide, tellement sensible est très attachant.
Merci Tania pour cette riche présentation. Belle journée.
Merci à toi, Claudie. Oui, ce sont des romans d'atmosphère et son coup de génie, c'est de nous y faire entrer. Bonne journée.
Comme toi, c'est la lecture de Dora Bruder qui m'a révélé cet auteur, que j'avais lu avant, et apprécié, mais là, quel choc... depuis, je "picore" de temps en temps dans son ample bibliographie, et je suis rarement déçue.. j'aime ses ambiances impalpables et mélancoliques, son obsession, toujours déclinée avec une sorte d'évanescence, pour la mémoire des lieux...
Nous sommes d'accord, merci pour tes impressions.