Dans la même collection, sur fond de ciel bleu, un Bouvreuil sur une branche de cerisier en fleurs (Hokusaï) annonce L’esprit de conversation de Chantal Thomas. Essayiste (Comment supporter sa liberté, 1998) ou romancière (Le Testament d’Olympe, 2010) cette spécialiste du XVIIe siècle donne ici une centaine de pages sur l’art de converser. Swift, déjà, déplorait que la conversation soit tombée si bas alors que la plupart des hommes pourraient être agréables s’ils ne se laissaient mener par leur orgueil, vanité, mauvais caractère et autres vices « résultant d’une mauvaise éducation ». « Mais, remarque Chantal Thomas, la conversation, les formes de politesse, la délicatesse, ne sont-elles pas des choses que, depuis toujours, on n’évoque qu’au passé ? »
A Kyoto, en décembre, pour échapper à la musique de Noël « sirupeuse » des grands magasins, il suffit de s’éloigner du centre, de marcher dans les ruelles moins éclairées pour retrouver la nuit et entendre « le son feutré des pas, le tintement léger des bicyclettes, un chat qui miaule… » De même, nos messages rapides, inachevés, télégraphiques, nous tiennent à distance du « lent polissage d’un art parfait de s’exprimer. »
Chantal Thomas examine d’abord ce qu’il en est aujourd’hui des « bonheurs de conversation », « échappées belles hors des emprises mortifères de l’ennui, de la bêtise, de l’agressivité. » Quel plaisir quand la conversation « fait naître tout à coup les idées » (Claudel) ! Quel gâchis, « le volume sonore d’un imbécile dont la bêtise triomphale devient identique à l’air qu’on respire » ! Certes, les « discoureurs impénitents » ou les radoteuses nous lassent, mais « il suffit d’une personne avec laquelle une entente privilégiée s’installe, et l’on perd toute notion du temps et du contexte. »
Comment était-ce dans ces salons d’autrefois où résonnaient « des voix qui, un jour, furent vivantes et dont nous ne savons désormais rien » ? Pour s’en rapprocher, Chantal Thomas en évoque trois, du XVIIe au XIXe siècle, avec la marquise de Rambouillet, Mme du Deffand, Mme de Staël. Catherine de Vivonne (1588-1665), marquise de Rambouillet, de santé fragile, reçoit dans sa « Chambre bleue », couleur nouvelle pour l’époque, où elle aime lire, son occupation préférée. Les habitués de son salon « jouent à se donner des noms, à reprendre des situations romanesques, à en développer de nouveaux épisodes. » C’est une sorte de théâtre où on aime avec plus de douceur et de délicatesse que dans la vie réelle, un lieu à l’antithèse de l’espace conjugal, où ses amis tressent pour sa fille préférée La Guirlande de Julie.
Dans le salon de Mme du Deffand, « tendu d’une moire piquée de nœuds rouges », de petits chiens courent un peu partout. A cinquante ans, vers le milieu du XVIIIe siècle, elle a quitté le libertinage pour « commencer une nouvelle vie », convaincue que, la jeunesse finie, on se doit de « posséder son propre espace et ne plus dépendre de la générosité de quiconque. » Tout ennuie Mme du Deffand devenue aveugle, pessimiste invétérée. « Tout sauf le bonheur de la langue, écrite ou parlée. » C’est pourquoi sa société choisie est une drogue qui la sauve du mal de vivre.
Le quatrième chapitre est le plus long, consacré à « Mme de Staël ou le génie de la conversation ». Dans son roman Delphine (1802), celle-ci dresse de ses personnages des portraits « en conversation » : Delphine y brille « spirituellement et verbalement » – c’est, écrit Chantal Thomas, « dans la littérature française, une des premières fois où la puissance intellectuelle d’une femme est davantage soulignée que sa beauté. » Sa trop grande énergie à discuter est jugée inconvenante, comme sera considérée « trop libre » l’étincelante Corinne (Corinne ou l’Italie, 1807).
« Le don de recueillir et d’exalter les idées, un équilibre entre sens de l’écoute et enthousiasme, timidité et audace, justesse de repartie et chaleur oratoire », telles sont les qualités accordées par Mme de Staël à l’esprit d’une femme. La société sanctionne alors cette passion, cette ardeur, ces « germes de rébellion ». Napoléon l’a condamnée à l’exil, elle tente de recréer à Coppet son salon parisien. C’est là que Benjamin Constant fait sa connaissance en 1794 – elle a vingt-sept ans, lui vingt-six – et c’est le coup de foudre pour « Minette » et ces conversations heureuses où on se sent « devenir plus rapide, plus intelligent, plus désirable », une « musique d’amour ».
Commentaires
J'aime beaucoup Chantal Thomas. Comment supporter sa liberté m'a aidé à renforcer la mienne et "Les cafés de la mémoire" ont fait resurgir des souvenirs personnels (je suis née et j'ai vécu mon adolescence en bord de mer). Je vais me procurer "L'esprit de conversation". Connaissez-vous La conférence de Cintegabelle de Lydie Salvayre sur la mort annoncée de la conversation.
merci pour cette stimulante présentation
Que ça fait à la fois du bien... et pester (la société qui sanctionne) de lire cela...très intéressant en tout cas, merci!
Oui, nous avons oublié cet art; dommage.
À récupérer cette musique, d'amour ou autre.
@ Zoë Lucider : Merci, Zoë, de m'ouvrir ces nouvelles pistes de lecture. Je ne connais pas ce monologue de Salvayre, je le lirai certainement.
@ Colo : Oui, la société tolère encore bien davantage des hommes que des femmes et celles-ci se montrent peut-être trop patientes encore avec les beaux parleurs. L'art de converser à plusieurs se fait rare, mais en tête à tête, heureusement, les "ententes privilégiées" perdurent, pour notre joie.
Je suis étonnée de voir combien les jeunes trentenaires aiment suivre les émissions radiophoniques, télévisées où l'art de converser excelle... ne soyez pas si pessimistes, sans doute nous y reviendrons un jour.
J'ai passé des heures , des nuits à "parler pour ne rien dire", à"parler de la pluie et du beau temps" , à discourir à l'infini dans tous les sens , à ouvrir toutes les portes sans jamais les refermer , à se perdre dans le labyrinthe des idées , jusqu'à l'épuisement .
Mais il est vrai que tout cela n'a été possible qu'avec des femmes passionnées de tout , brillantes et intelligentes , sans aucun tabou , sans le moindre jugement de valeur .
Il n'y a pas de petites et de grandes conversations , il y a l'échange profond et sincère , l'anecdote débouchant plus souvent sur un raisonnement de fond ou de valeur beaucoup plus que les grandes théories apprises par coeur qui nous glacent et mettent un coup d'arrêt à tout échange .
Il y en a qui ont réponse à tout et puis il y a les autres qui se questionnent à l'infini sur tout . Je préfère mille fois ces personnes là !
Comme Zoé, j'ai beaucoup apprécié "comment supporter sa liberté" et "les cafés de la mémoire". Je suis prête à aller plus loin avec cet écrivain trop rare. Un autre livre "les adieux à la reine" qui est dans ma PAL, est en cours d'adaptation pour le cinéma.
@ MH : Bonne nouvelle, merci pour ce regard optimiste.
@ Gérard : Ah le bonheur des questions, des hypothèses "ouvertes", et surtout, comme vous le dites, de "l'échange profond et sincère".
@ Aifelle : Voilà qui m'encourage à faire de même. Bonne lecture, Aifelle.
Je n'ai pas beaucoup lu Chantal Thomas mais j'ai aimé ses "Adieux à la reine"
le temps de la conversation, des salons, j'ai une biographie de Mme Du Deffand qui m'attend sagement et je me réjoui à l'avance car c'est un monde tout à fait fascinant
C'est vrai que l'arrogance des ignorants est parfois difficile à vivre. On a envie de leur dire: "l'homme sage parle peu" (Lao Tseu ou Confucius. Bavardage et discussion sont parfois bien et trop proches.
@ Dominique : Nos échanges virtuels en sont-ils les lointains héritiers ? Peut-être te l'ai-je déjà signalé, il y a aussi à ce sujet un excellent essai de Benedetta Craveri, "L'âge de la conversation" (Gallimard, 2002).
@ Damien : Merci, Damien, pour ce rappel aux nuances et aux silences qui trouvent leur place dans une relation vraie.