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xxe siècle

  • 1961, Charlotte

    Ruge couverture.jpg« On entendait un brouhaha et des rires à travers la double porte de l’ancienne cave à vin. Vingt et une heures trente et ils étaient toujours là en bas. […]
    – Désolée, je ne voulais pas déranger, dit Charlotte, soudain décidée à se retirer sans engager les hostilités.
    Mais avant qu’elle ait pu refermer la porte, Wilhelm lui lança :
    – Ah, Lotti, tu ne pourrais pas nous faire en vitesse quelques sandwichs, les camarades ont faim.
    – Je vais voir ce que j’ai, marmonna Charlotte, et elle remonta l’escalier à pas lents.
    Elle resta un instant dans la cuisine, éberluée par tant d’impudence. Finalement, comme si elle avait été télécommandée, elle prit un pain frais dans le placard (heureusement que Lisbeth avait fait les courses) et commença à en couper des tranches. Pourquoi faisait-elle ça ? Etait-elle la secrétaire de Wilhelm ? Elle était la directrice d’un Institut !... Non, évidemment non, elle n’était pas la directrice d’un institut. A son grand regret, on avait rebaptisé les instituts « sections », si bien qu’elle n’était maintenant plus que « chef de section », ce qui était moins prestigieux mais ne changeait rien à l’affaire : elle était active, elle travaillait comme une mule, elle occupait un poste important dans cette académie où étaient formés les futurs diplomates de la RDA (…). Elle était chef de section dans une académie – et qui était Wilhelm ? Rien. Un retraité, mis sur la touche de façon anticipée… Et il était vraisemblable, se dit Charlotte, tandis que, figée par la fureur, elle regardait dans le réfrigérateur à la recherche de quelque chose qu’elle pourrait tartiner sur les tranches de pain, il était vraisemblable que Wilhelm, après son échec comme directeur administratif de l’Académie,
    aurait fini dans le ruisseau si elle n’avait pas foncé à la direction du district et supplié les camarades de donner à son mari une tâche au moins honorifique, quelle qu’elle soit. »

    Eugen Ruge, Quand la lumière décline

  • Roman d'une famille

    Prix du Livre allemand 2011, Quand la lumière décline d’Eugen Ruge (traduit de l’allemand par Pierre Deshusses) est sous-titré « Roman d’une famille ». Un arbre généalogique permet de situer ses personnages principaux sur quatre générations de la famille Umnitzer : de Charlotte, divorcée du professeur Umnitzer et mariée avec Wilhelm Powileit, à son fils Kurt, son petit-fils Alexander et son arrière-petit-fils Markus. Leur histoire se déroule entre le Mexique, la Russie et la RDA puis l’Allemagne, durant la seconde moitié du XXe siècle.

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    « Le buffet est ouvert », image du film In Zeiten des abnehmenden Lichts
    © Hannes-Hubach_X-Verleih-AG-1005x555.jpg (source)

    Ce roman à plusieurs voix s’ouvre et se termine avec Alexander en 2001 : le petit-fils de Charlotte se rend à Neuendorf chez son père. Atteint de la maladie d’Alzheimer, à près de quatre-vingts ans, Kurt ne répond plus que par « oui » et n’en fait qu’à sa tête. Il ne réagit pas quand Sacha (toute la famille appelle Alexander par son prénom russe familier) lui annonce qu’il a passé quatre semaines à l’hôpital. Inutile donc de lui communiquer le verdict : « pas opérable ». Avant leur promenade, Alexander se rend dans le bureau de son père : il a des choses à y prendre, d’autres à brûler.

    En 1952, Charlotte, sa grand-mère, vivait encore au Mexique. Communiste, comme Wilhelm, elle a été remplacée au poste de directrice en chef du Demokratische Post et s’interroge sur son avenir, quand une lettre leur arrive de la RDA, avec leurs visas pour rentrer au pays. De nouvelles fonctions les attendent dans un Institut de l’Académie des Sciences. Après le retour en bateau, dans le train pour Berlin, Charlotte observe comme Wilhelm revit, enchanté de reparler l’allemand, alors qu’elle s’inquiète de ce qui les attend en réalité.

    Le 1er octobre 1989 est la date qui revient le plus souvent dans le roman, dans six chapitres sur vingt, et chaque fois centrée sur un autre personnage : Irina, la femme russe de Kurt ; sa propre mère venue la rejoindre, Nadejda Ivanovna ; puis Wilhelm, Markus, Kurt, Charlotte. C’est une journée particulière, on y fête les 90 ans de Wilhelm dans un mélange d’excitation, d’ennui, de tensions diverses. Irina, la mère de Sacha, vient d’apprendre qu’il est passé à l’Ouest. A Charlotte et Wilhelm, elle dira simplement qu’il est malade.

    L’adaptation cinématographique de Quand la lumière décline (2017, par Matti Geschonnec) ne reprend qu’une partie du roman : cette journée d’anniversaire de Wilhelm Powileit, rôle interprété par Bruno Ganz. « Comme le livre, le film raconte l’histoire de la destruction d’une famille comme symbole du déclin du socialisme en RDA » dans une « imbrication étroite du personnel et du politique. » (Wikipedia)

    Eugen Ruge nous fait entrer dans ce cercle familial de manière très concrète, avec plein de détails de la vie quotidienne – nourriture (« l’oie à la bourguignonne » d’Irina pour Noël), habitudes, vêtements, habitation, objets – et en même temps, des pensées ou des dialogues qui révèlent leurs préoccupations, les difficultés des relations entre les personnages. Leur mode de vie témoigne aussi de la situation politique du moment. Leurs souvenirs permettent de comprendre peu à peu la particularité de chacune de leurs destinées. On découvre de plus près la manière dont on vivait en Allemagne de l’Est.

    Alexander-Sacha est le personnage qu’on imagine le plus proche de l’auteur. Eugen Ruge, né en 1954 en Union soviétique, est le fils de l’historien marxiste de la RDA Wolfgang Ruge, qui a été déporté par les dirigeants soviétiques dans un camp sibérien ; sa mère est russe. L’auteur est aussi traducteur (notamment de Tchekhov). Alexander a retenu cette phrase que sa mère lui a dite quand il était enfant : « Quand on vieillit, le temps passe plus vite. » En 2001, malgré son système immunitaire mal en point, il prend l’avion pour Mexico, décidé à aller sur les traces de sa grand-mère Charlotte.

    Merci à Christian Wery d’avoir attiré mon attention sur ce grand roman qui m’a passionnée. Je le cite : « Le roman de Eugen Ruge peut sembler cruel, mais ce n'est pas l’impression principale que l’on retient, sans doute à cause d'une bienveillante humanité qui sourit derrière les mots. » Il a aussi présenté récemment sur Marque-pages Le Metropol d’Eugen Ruge, traduit en français l’an dernier.

    La construction non chronologique perturbe un peu au début, mais la multiplication des points de vue qui résulte des changements de narrateur fascine : les mêmes faits apparaissent sous des angles différents, révélant les caractères des uns et des autres. Les femmes jouent un rôle crucial dans Quand la lumière décline, les personnages échappent aux stéréotypes. La Chute du Mur de Berlin transforme les modes de vie. De génération en génération, on voit l’idéalisme politique s’affaiblir, les choix personnels l’emporter sur la vision sociale.

  • Nerveuse

    Bennett couverture.jpg« Il ne s’agissait pas uniquement de politique. Une femme qui protégeait son foyer était animée par un instinct plus primitif. D’autant plus qu’il ne l’avait jamais entendue parler avec bienveillance de ces gens-là. Ça l’embarrassait un peu, à vrai dire. Il respectait l’ordre naturel des choses, certes, mais il fallait raison garder. Petit, il avait eu une nounou de couleur appelée Wilma qui faisait pratiquement partie de la famille. Il continuait de lui envoyer une carte de vœux tous les ans à Noël. Stella, elle, ne voulait même pas d’une employée de maison noire : elle prétendait que les Mexicaines étaient plus travailleuses. Avait-elle besoin pour autant de détourner le regard chaque fois qu’elle croisait une vieille femme noire dans la rue ? De rudoyer les garçons d’ascenseur ? En fait, ils la rendaient nerveuse. Elle lui faisait penser à quelqu’un qui, enfant, aurait été mordu par un chien. »

    Brit Bennett, L’autre moitié de soi

  • Sans sa soeur jumelle

    L’autre moitié de soi traduit assez bien The Vanishing Half de Brit Bennett (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Karine Lalechère), littéralement « la moitié disparue ». C’est sur le retour à Mallard en Louisiane d’une des sœurs jumelles que s’ouvre le roman, en 1968 : Desiree Vignes, disparue avec sa sœur Stella une quinzaine d’années plus tôt – elles avaient seize ans –, « tenait la menotte d’une fillette de sept ou huit ans, noire comme le goudron ».

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    © Aimé Mpane, Patte blanche, série de 27 panneaux multiplex taillés à l’herminette et acrylique, 2021
    [ Exposition Remedies aux Musées royaux des Beaux-Arts > 13.02.2022 ]

    Cela fait sensation dans cette petite ville célèbre pour la peau claire de ses habitants métis « qui ne seraient jamais acceptés en tant que Blancs mais qui refusaient d’être assimilés aux Nègres. » Les familles veillent depuis longtemps à rendre « chaque génération plus claire que la précédente ». Adele Vignes, devenue veuve après le lynchage de son mari (sous le regard de ses filles), savait que les jumelles avaient été vues un temps à La Nouvelle Orléans, mais elle ignorait que ces inséparables s’étaient séparées : « Stella était devenue blanche et Desiree avait épousé l’homme le plus noir qu’elle avait pu trouver. »

    A la fin de leur seconde, Adele avait annoncé aux jumelles qu’elles ne retourneraient plus au lycée, qu’il fallait gagner de l’argent et qu’elle leur avait déjà trouvé une place de domestique chez les Dupont dans leur maison d’Opelousas. Elles avaient obéi, bien que ni l’une ni l’autre ne voyaient leur avenir en tant qu’employées de maison.  

    Desiree rêvait d’ailleurs depuis longtemps ; l’idée d’abandonner sa mère révoltait jusqu’alors Stella, fille serviable et bonne élève. En allant à La Nouvelle Orléans, elles espéraient trouver un meilleur emploi qui leur permettrait d’envoyer de l’argent à leur mère. Si Desiree a pris le chemin du retour avec sa fille Jude, après six ans de mariage, c’est parce que Sam l’a frappée, une fois de trop. Elle avait rencontré son mari avocat à Washington, où l’administration fédérale l’avait embauchée après sa formation pour lire les empreintes digitales.

    Sa mère lui fait bon accueil, sans pouvoir s’empêcher de remarquer que la petite lui « ressemble autant que le jour à la nuit ». Quand Earles, un ancien amoureux réapparaît aussi à Mallard et reconnaît Desiree à l’Egg House où elle travaille comme serveuse faute de mieux, celle-ci ignore qu’il gagne sa vie en recherchant des personnes disparues, cette fois pour le compte de Sam.

    Comme il s’enquiert de Stella, Desiree lui raconte comment elles ont d’abord travaillé dans une blanchisserie de La Nouvelle Orléans, avant que Stella réponde à une annonce pour un poste de secrétaire à Maison Blanche, le grand magasin de la ville. Alors que tout le monde voit en Desiree une femme de couleur, sa jumelle passe aisément pour une femme blanche et c’est en tant que telle qu’elle est engagée. Un soir, les affaires de Stella ont disparu, elle a laissé un message : « Pardonne-moi ma chérie. Je dois vivre ma vie. » Early propose son aide à Desiree pour retrouver sa trace.

    L’autre moitié de soi, qui raconte leur histoire mouvementée sur trois générations, d’Adele à Jude, est un roman centré sur les liens familiaux, le problème racial et les barrières sociales aux Etats-Unis dans les années 1970-1980. Leur couleur de peau vaut aux deux soeurs des destinées très différentes. On découvrira quel genre de vie mène Stella « la blanche », loin des siens.

    Le titre, s’il renvoie d’abord aux jumelles séparées, fait aussi écho au choix de Stella qui renonce à une part d’elle-même, ainsi qu’à un personnage transgenre qui va prendre de l’importance au fil du temps. Cela fait beaucoup, mais ce gros roman accroche et fait tourner les pages – on n’est pas étonné d’apprendre qu’il va être adapté en série. Sous son allure de best-seller (comme le roman précédent de Brit Bennett, Le cœur battant de nos mères), il traite de questions sérieuses. Peut-on devenir quelqu’un d’autre ? Comment se sentir à sa place dans la société ? Les rêves sont-ils forcément liés à des renoncements ? « Un grand roman de l’identité afro-américaine », selon Le Monde.

  • Un petit garçon

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    Un jour, alors que je passais par le marché, j’aperçus le corps d’un petit garçon blotti contre un mur, immobile. Je m’approchai à petits pas en me frayant un chemin parmi les passants qui circulaient dans la résignation totale. Son visage était couvert de crasse, les habits boueux et les cheveux longs, pleins de nœuds. Non, pas lui, ce n’est pas possible… Non ! Le regard affolé, je couvris ma bouche avec mes deux mains et je retins mon souffle : c’était mon élève Seeung-chul Lee. Le petit garçon qui voulait soigner les enfants de la rue. Celui qui ne deviendrait jamais médecin car sa vie s’était arrêtée contre ce mur à treize ans. Ce petit garçon aux pieds nus qui me hante depuis. »

    Jihyun Park, Seh-Lynn, Deux Coréennes