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xxe siècle

  • Avec amour

    jean-baptiste andrea,veiller sur elle,roman,littérature française,goncourt,italie,tailleur de pierre,sculpture,apprentissage,nain,pauvreté,richesse,fascisme,xxe siècle,eglise,pietà,amitié,famille« De mon lit, à la lueur d’une lampe tempête, j’écrivis ce soir-là à ma mère. Je lui écrivais tous les jours pour lui raconter ma vie. Puis je brûlais la lettre. Je n’en postais qu’une par mois. Je ne voulais pas l’inquiéter, elle qui m’appelait « mon grand » en exergue de ses courriers. Elle se faisait assez de souci pour moi, pour l’argent, pour ce que je mangeais ou ne mangeais pas. Ses lettres à elle étaient toutes d’une écriture différente, puisque, comme mon père, ma mère était analphabète et devait se faire aider. Aux dernières nouvelles, elle avait quitté la Savoie pour le nord de la France, où elle avait trouvé un travail dans une ferme. Les patrons sont gentils. Je pourrai bientôt prendre des vacances. Je répondais Zio me traite bien, j’économise pour te faire venir. Nous nous mentions avec amour. »

    Jean-Baptiste Andrea, Veiller sur elle

  • Sculpter la vie

    L’attribution du prix Goncourt 2023 à Jean-Baptiste Andrea pour Veiller sur elle m’a fait découvrir le nom de ce romancier, bien que ce soit son quatrième roman. Il s’ouvre sur une veillée autour d’un mourant, en 1986, dans une abbaye italienne, « la Sacra », où celui-ci habite depuis quarante ans, même s’il n’a jamais prononcé de vœux. Pour quelle raison ? On dit qu’« il est là pour veiller sur elle » « Elle qui attend, dans sa nuit de marbre, à quelques centaines de mètres de la petite cellule. »

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    Sculpteur au travail (source)

    Le récit passe à la première personne : le malade se souvient. Né en France en 1904, de parents italiens, il a été envoyé par sa mère en Italie après la mort à la guerre de son père, un tailleur de pierre, pour son bien – « parce qu’elle croyait en moi, parce qu’elle voyait mon amour pour la pierre malgré son jeune âge » et le savait « promis à de grandes choses », malgré ses jambes trop courtes. Elle lui avait donné le prénom d’un sculpteur et voilà Michelangelo Vitaliani, dit Mimo, douze ans, confié à son oncle Alberto, lui aussi tailleur de pierre.

    L’ingegnere Carmone l’a accompagné en train jusqu’à Turin, puis jusqu’à la porte de Zio Alberto. Celui-ci ne veut d’abord pas de lui comme apprenti – « parce que personne m’a dit que c’était un nabot. » Carmone arrive à le convaincre de tenir la promesse faite à la mère de Mimo. Pendant un an, le gamin lui sert d’homme à tout faire et ne respecte pas toujours l’interdiction de toucher aux outils d’Alberto, qui sombre souvent dans l’alcool. Le travail devenant rare à Turin, le tailleur de pierre achète un atelier en Ligurie.

    L’histoire racontée par Mimo est interrompue régulièrement par un retour au présent initial, à l’abbaye : Padre Vincenzo, le supérieur, avant de se rendre au chevet de celui qui agonise, descend sous la terre pour vérifier que tout y est en ordre pour « la captive de la Sacra ». Un professeur californien a consacré sa vie à l’étudier, avec l’autorisation du Vatican. Des « fureteurs » cherchant parfois à s’en approcher, on avait remplacé la grille, la serrure, installé une alarme. On ne craint pas le vol, mais un cinglé, comme Lazlo Toth, qui avait donné des coups de marteau à la Pietà de Michel-Ange.

    C’est à Pietra d’Alba qu’on retrouve Alberto, Mimo et Vittorio, ancien employé à l’atelier, qui a trois ans de plus que Mimo. C’est là que son talent va apparaître aux yeux de tous. Assez vite, on comprend que le garçon sera digne de son prénom et que son œuvre lui vaudra un jour reconnaissance et renommée. A Pietra d’Alba, il n’y a pas que l’Eglise qui commande des œuvres ou des restaurations. La Villa Orsini où vit la famille d’un marquis endeuillée par la mort du fils aîné à la guerre abrite un autre personnage clé du roman : la jeune Viola.

    « Viola était une funambule en équilibre sur une frontière trouble tracée entre deux mondes. Certains diront entre la folie et la raison. » Rebelle, fantasque, grande lectrice dotée d’une mémoire hors norme, Viola Orsini est née exactement le même jour que Mimo, elle les déclare « jumeaux cosmiques ». Elle va sympathiser avec Mimo en secret et lui faire découvrir le monde de la noblesse si éloigné du sien.

    Jean-Baptiste Andrea nous fait entrer dans l’histoire de l’Italie durant le vingtième siècle, dans les campagnes, les villes et même au Vatican. La naissance et le développement du fascisme, qui oblige la noblesse et l’Eglise à se positionner, vont inévitablement influer sur la vie des uns et des autres, y compris des artistes, qui ne peuvent se passer des commandes de ceux qui ont le pouvoir, religieux ou politique.

    Veiller sur elle est un gros roman très romanesque, riche en péripéties. Le contraste est grand entre la vie des pauvres et celle des riches, la plupart des personnages ont des caractères fort tranchés. Rendez-vous au cimetière, travail dans un cirque, beuveries, bagarres, dîners qui dérapent chez les Orsini, rivalités de voisinage ou à l’atelier, le récit est parfois rocambolesque. L’intrigue, dans un style narratif traditionnel, ne manque pas de suspense.

    La relation entre Mimo et Viola, qui lui écrit à l’encre verte, lui transmet sa curiosité universelle et l’initie aux bonnes manières, sort des sentiers battus. Comme les vrais jumeaux, quelque chose les relie, où qu’ils soient. Exceptionnels tous les deux, chacun dans leur genre, ils évoluent au fil du temps. Et bien sûr, on s’interroge sur le mystère de la « Pietà Vitaliani », « elle », le chef-d’œuvre de Mimo, enfermé à l’abbaye, à l’abri des regards. Bref, ce Goncourt a l’allure d’un bon divertissement qu’on ne lâche pas.

  • Doux tumulte

    Charrel couverture.jpg« La pluie glisse sur les plumes des oiseaux mais imbibe le pelage des ours ; elle frappe la surface de la sœur rivière, cavalcade sur les sentes de terre comme une enfant furieuse avant de rire aux éclats dans les mares, de tournoyer farouchement dans les flaques opportunistes puis de s’en échapper. Sous le déluge, la plupart des mammifères poursuivent leur va-et-vient avec indifférence, s’abritent où ils peuvent, s’ébrouent ; les gouttelettes ainsi projetées rejoignent d’autres perles liquides, dessinant d’infimes rigoles sur le lichen, là où la vie microscopique de la forêt célèbre les torrents dont le ciel s’épanche. 
    Jack écoute l’eau frapper son corps devenu instrument. Le doux tumulte aquatique résonne dans sa boîte crânienne, dilate sa peau, râpe contre le cuir de sa veste. Les vibrations le parcourent comme des impulsions électriques, remontent ses muscles, l’apaisent. Il ne s’appartient plus complètement. Il n’a plus de passé, plus d’avenir : il est dans l’instant. »

    Marie Charrel, Les Mangeurs de nuit

  • Mangeurs de nuit

    Journaliste au Monde et romancière, Marie Charrel signe avec Les Mangeurs de nuit (2023) son huitième roman, dont l’intrigue se déroule au Canada, en Colombie-Britannique. Il s’ouvre sur une scène saisissante : « Elle lève les yeux et le nuage d’albâtre s’abat sur elle telle une tempête de neige. » L’animal qui emporte la fille dans la rivière, griffe sa peau, lui déchire la joue, est un ours blanc, comme dans la légende de l’ours-esprit. Sous l’eau, il plonge ses pupilles dans les siennes avant de remonter à la surface. Si la fille survit, elle ne sera plus la même, mais « une créature à mi-chemin, ni d’ici, ni d’ailleurs. Un pont entre les mondes. »

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    Photo Dorothea Lange (en couverture) : Un groupe de résidents de San Francisco d’origine
    japonaise attend pour s’inscrire à l’évacuation pendant la Seconde Guerre mondiale, avril 1942.
    Longtemps censurées, ces photos de la fameuse photographe américaine
    témoignent du sort réservé aux Japonais et à leurs enfants nés en Amérique.

    En octobre 1945, Jack, sur son bateau avec ses chiens (Buck à ses pieds et la vieille Astrée à l’arrière) regarde le lever du jour, à l’écoute de la forêt pluviale. En juillet 1956, Hannah, seule depuis dix ans dans la maison des hautes terres, verrouille sa porte en apercevant un inconnu qui s’en approche. Dans l’enveloppe qu’il a déposée devant sa porte, où il est écrit « Je reviendrai demain », elle trouve la photo d’une jeune Japonaise en kimono, sa mère Aika, à dix-sept ans. En 1926, celle-ci était une des « fiancées sur photo » qui allaient épouser un Japonais installé au Canada pour y vivre « une vie meilleure ».

    Marie Charrel décrit tour à tour la vie de Jack le « creekwalker », chargé de compter les saumons dans sa zone, qui veille à protéger la forêt des chasseurs et des pêcheurs avides, et celle de la Japonaise qui épouse à Victoria un homme bien plus vieux (45 ans) et plus pauvre que sur sa photo. Dès leur première nuit à l’hôtel, Kuma lui promet de travailler dur et révèle son talent de conteur : la première histoire qu’il lui raconte est celle des mangeurs de nuit, de gigantesques lucioles qui dansent dans les bois et se désaltèrent le jour de « la brume de beauté ». Un rêveur, pense Aika, une histoire « pour les enfants ».

    Jack et son demi-frère Mark, les fils de Robert et Ellen, ont aussi grandi avec les légendes, comme celle de Petit aigle et Aigle seul. Les Amérindiens de Hoon Bay, le village d’Ellen, n’ont pas compris qu’elle les quitte pour vivre avec un homme blanc. Après la mort de Robert, le départ de Mark, on dirait que le lien entre Ellen et Jack s’est dissous : « Rien de pire que perdre ceux que l’on aime car on ne sait plus comment leur dire l’essentiel. » Aussi Jack « préfère la solitude de la forêt à la compagnie des hommes. »

    En 1928, Aika, qui cuisine pour quinze Japonais immigrés dans le camp de bûcherons, perd les eaux. Les hommes sont au travail, elle est seule pour accoucher dans les bois d’une petite fille, que Kuma, son père, appellera Hannah Hoshiko, « enfant des étoiles ». Déçue que ce ne soit pas un garçon, sa mère lui accorde peu d’attention, la pense même attardée parce qu’elle ne parle pas, jusqu’au jour où, à quatre ans, la petite Hannah s’adresse à elle tour à tour dans un anglais parfait puis dans un japonais impeccable. « Un génie » pense son père, qui lui consacre tout son temps libre et lui raconte des histoires. « Chaque conte de son père était un voyage et un remède contre l’indifférence de sa mère. »

    Des années vingt aux années cinquante, sans ordre chronologique, on suit la vie de ces deux familles. Quand Kuma, très malade, meurt à Vancouver où il a dû être hospitalisé, Aika va devoir se reconstruire une autre vie et faire face à la brutalité raciste qu’elle découvre là-bas, ainsi que sa fille à l’école, où les enfants japonais sont harcelés. Les Japonais de la première immigration (Issei) et ceux nés au Canada (Nisei), bien que minoritaires, y deviennent des boucs émissaires. Après Pearl Harbor, considérés comme des ennemis, ils seront délogés, leurs biens saisis, les hommes envoyés dans un camp de travail, les femmes, les enfants et les vieillards dans un camp d’internement.

    Un jour, le chemin de Jack le taciturne croisera celui de la fille blessée par l’ours blanc, Hannah, la fille d’Aika. Lui qui est si attaché à sa solitude va accepter de la soigner et la protéger. Les silences, les histoires et les mots des uns et des autres finiront par se rencontrer. En plus de nous faire connaître ce qu’ont vécu les Japonais immigrés au Canada dans la première moitié du vingtième siècle, Marie Charrel nourrit les personnages et les lecteurs des Mangeurs de nuit d’histoires transmises de génération en génération, de mots qui comptent.

    La nature est très présente dans ce roman, observée, contemplée, et la volonté de la protéger des prédateurs. Malgré l’organisation séquentielle qui appelle à reconstituer la chronologie comme un puzzle – ce qui crée un certain suspense –, j’ai beaucoup aimé Les Mangeurs de nuit et la manière dont la magie s'y mêle quasi naturellement aux drames et aux rencontres.

  • 1961, Charlotte

    Ruge couverture.jpg« On entendait un brouhaha et des rires à travers la double porte de l’ancienne cave à vin. Vingt et une heures trente et ils étaient toujours là en bas. […]
    – Désolée, je ne voulais pas déranger, dit Charlotte, soudain décidée à se retirer sans engager les hostilités.
    Mais avant qu’elle ait pu refermer la porte, Wilhelm lui lança :
    – Ah, Lotti, tu ne pourrais pas nous faire en vitesse quelques sandwichs, les camarades ont faim.
    – Je vais voir ce que j’ai, marmonna Charlotte, et elle remonta l’escalier à pas lents.
    Elle resta un instant dans la cuisine, éberluée par tant d’impudence. Finalement, comme si elle avait été télécommandée, elle prit un pain frais dans le placard (heureusement que Lisbeth avait fait les courses) et commença à en couper des tranches. Pourquoi faisait-elle ça ? Etait-elle la secrétaire de Wilhelm ? Elle était la directrice d’un Institut !... Non, évidemment non, elle n’était pas la directrice d’un institut. A son grand regret, on avait rebaptisé les instituts « sections », si bien qu’elle n’était maintenant plus que « chef de section », ce qui était moins prestigieux mais ne changeait rien à l’affaire : elle était active, elle travaillait comme une mule, elle occupait un poste important dans cette académie où étaient formés les futurs diplomates de la RDA (…). Elle était chef de section dans une académie – et qui était Wilhelm ? Rien. Un retraité, mis sur la touche de façon anticipée… Et il était vraisemblable, se dit Charlotte, tandis que, figée par la fureur, elle regardait dans le réfrigérateur à la recherche de quelque chose qu’elle pourrait tartiner sur les tranches de pain, il était vraisemblable que Wilhelm, après son échec comme directeur administratif de l’Académie,
    aurait fini dans le ruisseau si elle n’avait pas foncé à la direction du district et supplié les camarades de donner à son mari une tâche au moins honorifique, quelle qu’elle soit. »

    Eugen Ruge, Quand la lumière décline