Michael Ondaatje doit sa célébrité à L’homme flambé (Le Patient anglais), Booker Prize 1992. Son dernier roman, Ombres sur la Tamise (Warlight, 2018, traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné), s’ouvre sur un abandon : « En 1945, nos parents partirent en nous laissant aux soins de deux hommes qui étaient peut-être des criminels. »
Nous ? Nathanael, quatorze ans, le narrateur, et sa sœur Rachel, seize ans. Ils habitent à Londres et sont stupéfaits quand leur père annonce en août que leur mère et lui vont s’installer à Singapour pour un an – une promotion. Un collègue, leur locataire, qu’entre eux les adolescents appellent le Papillon de Nuit, prendra soin d’eux. Un arrangement bizarre, leur semble-t-il, mais l’après-guerre est une période déroutante et ils acceptent la décision « ainsi que le font les enfants ».
Après avoir emmené Nathanael avec lui au bureau une dernière fois, en haut d’un immeuble où il lui montre sur une carte immense les villes qu’il survolera, son père part seul finalement. Leur mère restera près d’eux jusqu’à la fin de l’été. Ils ne savent pas grand-chose de la vie de leurs parents, leur mère préfère leur raconter les histoires de chevaliers des légendes arthuriennes.
« Quelqu’un est soumis à une épreuve. Personne ne sait qui possède la vérité. Les gens ne sont pas ce que nous pensons, ne se trouvent pas là où nous pensons. Et quelqu’un nous observe d’un lieu inconnu. » Voilà qui pourrait résumer Ombres sur la Tamise. Leur mère se met à leur parler de son enfance dans le Suffolk et de « la famille sur le toit ». Des couvreurs, un barbu et ses fils, étaient venus refaire leur toit de chaume, mais le benjamin était tombé du toit et s’était cassé la hanche. Il était resté chez eux sur un lit jusqu’à la fin des travaux et leur mère, huit ans, lui servait ses repas, lui apportait un livre.
Le Papillon de nuit et leur mère ont des connaissances communes. Les enfants aimeraient savoir ce qu’il a fait pendant la guerre. La seule chose qu’ils apprennent, c’est que leur mère et lui ont travaillé comme « guetteurs d’incendie » sur le toit d’un hôtel. « Pendant qu’il parlait, ma mère était si attentive, si entièrement absorbée par son récit d’ombre qu’elle avait tenu le fer en suspens dans sa main droite par crainte de brûler un col. »
A certains détails, Rachel et son frère devinent qu’elle possède « des aptitudes cachées ». Ils sont enchantés de voir leur mère jusque-là « efficace, aux gestes vifs, qui se rendait au travail quand [ils partaient] à l’école », plus affectueuse, présente, joueuse même. Elle les surnomme « Stitch » et « Wren », prépare sa grande malle, puis soudain, plus tôt que prévu, sans explications, s’en va.
Très vite après la rentrée, Rachel et Nathanael écrivent pour supplier leurs parents de les retirer du pensionnat. Leurs écoles sont peu éloignées, ils finissent par trouver le moyen de rentrer chez eux. A leur grande surprise, le Papillon de nuit n’y est pas seul, mais en compagnie d’un ancien boxeur, « Le Dard », qui les quitte rapidement. Le lendemain, leur tuteur les accompagne à l’école : ils seront dorénavant externes, sans que leurs parents aient été consultés.
Commence alors une tout autre vie. Le Papillon de nuit n’aime pas cuisiner, il les emmène manger dehors et les enfants découvrent un homme secret mais curieux de tout, très à l’aise en ville et aux activités incertaines (et en ce qui concerne le Dard, tout à fait douteuses). Un jour, Rachel découvre au sous-sol, sous une bâche, la malle de voyage de leur mère. Choquée, elle claque la porte et disparaît. A son frère, leur tuteur concède que leur mère n’est pas partie rejoindre leur père, mais dit ignorer où elle se trouve. Il lui promet de rester avec lui jusqu’à ce qu’elle revienne.
Le Papillon de nuit qu’ils pensaient « rangé et timide » leur paraît désormais « dangereux, lourd de secrets ». Rachel change : « J’eus l’impression, pour ma part, qu’elle avait franchi une rivière et qu’elle était désormais loin de moi, ailleurs. » En compagnie du Dard, ils découvrent sur un bateau de pêche aux moules la navigation sur la Tamise et les trafics clandestins qui s’y déroulent à la faveur de la nuit.
Des femmes apparaissent dans cette vie-là, comme une chanteuse d’opéra et surtout Olive Lawrence, géographe et ethnographe, dont le garçon admire le calme, la curiosité, les connaissances. Bien que « passagères et brèves », ces amitiés remplacent la vie de famille et font découvrir à Nathanael « le plaisir singulier que procure la compagnie des femmes ».
Le narrateur écrit « des années après les faits » dans la solitude de sa maison au jardin clos, « à l’abri du passé ». Livrés à la troublante révélation de l’incertitude, Nathanael et Rachel s’interrogent sur les gens qu’ils rencontrent et sur leur mère absente. Warlight, le titre original d’Ombres sur la Tamise, met la guerre au cœur de ce roman de l’obscurité, un récit d’apprentissage doublé d’un grand suspense. On n’oubliera pas ses étonnants personnages, ces jeunes quasi livrés à eux-mêmes ni leur mère, ni le Londres nocturne, inédit, ni les lévriers des paris clandestins qui s’appuient, tremblants, contre Nathanael en route vers on ne sait où.
* * *
P.-S. Pour info, je vous signale "Roues libres",
un court métrage de Jacinthe Folon,
ce soir à 22h57 sur La Trois (RTBF, 3 min.)