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amitié - Page 3

  • L'ami Door

    Van Cutsem, mécène / 2     

    L’ami Door, c’est Théodore Verstraete, un peintre né à Gand (1850-1907). A seize ans, il fréquente l’Académie des Beaux-Arts d’Anvers, qu’il quitte deux ans plus tard pour peindre sans contraintes et directement sur le motif. Il s’installe à Brasschaat, dans la province d’Anvers, et aménage une roulotte en atelier ambulant pour peindre des paysages de Campine ou des polders, en Hollande. La nature l’apaise.

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    Théodore Verstraete, Printemps à Schoore (Le Verger), n. d., Huile sur toile,
    92 x 182 cm, Musée des Beaux-Arts de Tournai - Legs Van Cutsem

    « Au mois de mai, nous avons vu au champ de mars à Paris le verger en Zélande [Printemps à Schoore, ci-dessus], une œuvre importante, en relation directe avec les tendances de l’art contemporain. Au premier abord il nous a paru que le bleu des étoffes zélandaises ne s’harmonisait pas avec le vert superbe du verger, mais ayant vu depuis cette partie si curieuse de la Hollande nous devons reconnaître combien l’artiste le plus sincère de l’école belge a transcrit fidèlement un effet pris dans la nature. Ce verger a de la poésie et une grande fraîcheur de coloration. Il porte encore la marque d’une personnalité dont la place est aujourd’hui au premier rang de nos paysagistes. » (Georges Verdavainne dans L’Economie, cité par Van Cutsem dans une lettre à Théodore Verstraete, Bruxelles, le 24 juillet 1890)

    Verstraete préfère s’installer devant un paysage que se rendre ou ville ou rechercher la compagnie des autres. Van Cutsem se dit déçu dans ses lettres de ne pas recevoir sa visite à Bruxelles ou à la Côte. Mais il l’encourageait : « Ton œuvre est vraie comme observation de nature et le sentiment qui se dégage est intense et juste. Tu nous montres la bruyère avec sa végétation maigre et son horizon étendu ; tu as été impressionné par sa grandeur, son calme aux heures du crépuscule et tu nous fais partager ton sentiment. Quand en imagination, je me place devant ton tableau : que je me mets devant les yeux l’ensemble et le détail, j’en éprouve une satisfaction réelle. » (Correspondance d’Henri Van Cutsem à Théodore Verstraete, Blankenberghe, le 27 août 1883) En Hollande, l’ami Door s’est mis à peindre de nombreuses marines, par tous les temps, il finit par accepter les invitations de son ami à la Côte belge.

    Occasionnellement, le peintre partageait son « atelier » avec d’autres, comme Frans Simons et Rosa Leigh, puis Ernest Hoorickx : leurs œuvres sont parfois très proches quand ils travaillent devant les mêmes paysages. En 1883, Verstraete est un des membres fondateurs du groupe des XX à Bruxelles et co-fondateur du groupe Wees U Zelf (Sois toi-même). Il démissionne des XX deux ans plus tard en réaffirmant son indépendance. Rosa Leigh fait partie du groupe Als ik Kan (Si je peux) et du Cercle des femmes peintres de Bruxelles. (Je constate que « la seule femme artiste de leur entourage » n’est pas mentionnée dans Wikipedia. Le Dictionnaire des peintres belges la présente comme peintre de paysages, de natures mortes et de figures.) Tous ces peintres participent activement à la vie artistique de la fin du XIXe siècle.

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    A feuilleter en ligne (Internet archive)

    Affaibli par un  accident vasculaire cérébral en 1893, Théodore Verstraete a pu compter sur le soutien indéfectible de Henri Van Cutsem. En juillet 1894, celui-ci lui écrit : « Quand vous recommencerez à peindre, soyez prudent et ne pensez d’abord au travail qu’à petites doses. Vous verrez, mon brave Door, la convalescence marchera vite et le rétablissement là, vous produirez de nouveau toute une série de chefs-d’œuvre. »

    L’aide morale du collectionneur envers son ami, qui perdra la vue, se double d’une aide financière ; il lui versera une rente mensuelle jusqu’à sa mort et fera ériger un monument à sa mémoire en 1909, dans un parc anversois.

     

    Source : Henri Van Cutsem, un mécène, publié dans la collection « L’œuvre au miroir des mots » en 2018-2019, à l’occasion d’une exposition des Archives & Musée de la Littérature et du Musée des Beaux-Arts de Tournai.

  • Van Cutsem, mécène

    La mention « legs Van Cutsem » est omniprésente sur les étiquettes des œuvres exposées au Musée des Beaux-Arts de Tournai. Curieuse d’en apprendre plus sur cet homme, je me suis plongée dans la lecture de Henri Van Cutsem, un mécène, publié dans la collection « L’œuvre au miroir des mots » en 2018-2019, à l’occasion d’une exposition des Archives & Musée de la Littérature et du Musée des Beaux-Arts de Tournai. Richement illustré, l’essai consacré à ce mécène bruxellois abonde en citations tirées de sa correspondance avec les artistes qu’il soutenait et qui lui rendaient bien son amitié.

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    Louis Pion, Portrait d’Henri Van Cutsem, huile sur toile, s.d., legs Van Cutsem,
    Tournai, Musée des Beaux-Arts (d'après la couverture du livre source)

    Henri Van Cutsem (1839-1904) est décédé avant de voir l’écrin architectural qui allait abriter sa collection. Qui était-il ? Né dans une famille aisée qui détenait l’Hôtel de Suède (remplacé par les Galeries Anspach) à Bruxelles, Van Cutsem  a grandi dans un milieu attiré par l’art. Sa mère venait d’une famille d’intellectuels, son père fut un élève prometteur d’Ingres avant de se consacrer au commerce d’œuvres d’art et à l’hôtel familial. Après des études de droit à Liège, Henri fit de même.

    Son premier achat, à 35 ans, c’est l’Atelier, signé Henri de Braekeleer, que je vous avais signalé après vous avoir montré une autre toile du peintre, La Blanchisserie. Cette année-là, il épouse Léontine Van Opstal. Henri Van Cutsem s’intéresse d’abord au réalisme, à l’Ecole de Tervueren, à quelques artistes étrangers.

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    Henri De Braekeleer, L’Atelier, 1873, huile sur bois, 75 x 114 cm. Tournai, Musée des Beaux-Arts,
    Legs Van Cutsem – 1904 (podcast à écouter sur le site du musée)

    1880 est une année charnière dans sa vie : son fils Jean meurt cinq mois après sa naissance. L’année suivante, c’est le tour de Laure, sa sœur cadette. Enfin, en 1884, Henri Van Cutsem perd son épouse. Désormais, il cherche « la compagnie et le réconfort auprès des artistes » dont certains deviennent de véritables amis intimes. Vivre pour l’art et soutenir des artistes, moralement et matériellement, devient sa raison de vivre.

    A part quelques œuvres d’impressionnistes français acquises lors des échanges belgo-français du groupe des XX à Bruxelles, ses achats visent à encourager ses amis artistes à travailler. Henri Van Cutsem les aide financièrement, leur écrit, les invite chez lui à Bruxelles ou à la campagne (Ochamps, dans la province du Luxembourg) ou sur la Côte belge, dans sa villa de Blankenberge. Sa correspondance comporte peu d’éléments intimes : il y relate des faits de la vie courante, ses voyages, des expositions, transmet des invitations, voire des conseils. En retour, Henri Van Cutsem aime qu’on soit présent à sa table et qu’on le tienne au courant du travail en cours.

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    Source : KBR

    A la fin de l’année 1894, Henri Van Cutsem est fait « Chevalier de l’Ordre de Léopold » en tant que mécène et protecteur des arts. Ses amis lui offrent un beau « Liber amicorum » composé d’études, de dessins, d’aquarelles, de chansons, de textes – un long poème, L’Art, que lui a dédié Lucien Solvay – et de partitions, avec en couverture un bas-relief en bronze argenté de Pieter Braecke. Le mécène mourra dix ans plus tard, après avoir pris des dispositions pour la pérennité de son action et de sa collection. Deux musées naîtront de ses legs d’œuvres d’art, de mobilier et de vaisselle : le Musée des Beaux-Arts de Tournai et le Musée Charlier à Bruxelles.

    * * *

    Dans la foulée de ma visite au musée des Beaux-Arts de Tournai, je vous ai préparé un petit feuilleton à suivre, si vous voulez, pendant que je m’éloigne un peu. Les prochains épisodes seront consacrés aux amis artistes d'Henri Van Cutsem.

    Amicalement,

    Tania

  • Paula et Stein

    L’affaire Pavel Stein de Gérald Tenenbaum est le roman d’une rencontre essentielle – un thème déjà présent dans Les Harmoniques et surtout dans Reflets des jours mauves. Chez cet écrivain et chercheur en mathématiques pures, il n’est pas de rencontre par hasard ou alors ce serait un hasard né d’un calcul de probabilités.

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    Ce roman court est le récit d’une femme, Paula. Elle se décide à l’écrire une vingtaine d’années après les faits, pour une raison qu’on ne découvre qu’à la fin. C’était « juste avant le tournant du millénaire, alors que l’on attendait un séisme, un bouleversement, peut-être même la fin du monde ». Elle a ses règles le jour où elle s’habille pour assister à une projection promotionnelle d’un film de Pavel Stein – un détail inhabituel qui surprend de même que sa manière de choisir ce qu’elle portera pour la circonstance. L’auteur a ses raisons et son personnage, ses humeurs.

    Elle n’a pas trop envie d’aller s’enfermer dans une salle obscure. Mais Stein est incontournable dans les médias : cet « écrivain, cinéaste, homme de théâtre et de communication » est devenu « le Monsieur Mémoire du monde médiatique – et la bonne mauvaise conscience du monde occidental tout entier. » Né en Russie, il a grandi en Israël pendant la guerre, puis a fait le voyage en sens inverse de beaucoup de Juifs en s’installant en Europe de l’Ouest.

    Son petit livre original sur le vide ou le manque, d’abord refusé par les éditeurs, a séduit un producteur américain. Il lui fallait respecter une clause particulière : de son vivant, seul l’auteur pourrait en réaliser l’adaptation. Le succès du film l’avait propulsé à l’avant-plan sur la scène médiatique et Stein a su conserver cette place.

    Paula pense souvent à sa mère qui n’est plus là – « Il y a peu de certitudes dans l’existence. L’amour d’une mère en est une. En disparaissant, une certitude laisse un gouffre. Ou un maelström. » Depuis deux ans, Paula tient la rubrique « cinéma-théâtre sur J-Médias ». « Le regard de Paula Goldmann » commente des spectacles susceptibles « d’interpeller le public d’origine ashkénaze ou séfarade dans sa recherche identitaire ».

    La réflexion de Stein sur le mal, son « fonds de commerce », échappera-t-il au politiquement correct dans son film Les cent vingt jours de Sodome, « une allégorie biblique, sans référence, d’après lui, au regretté Pasolini » ?  Il a réalisé dix-neuf films en dix-neuf ans – « belle addition pour un spécialiste du manque ! »

    Comme un code sous-jacent, les nombres premiers s’invitent à tout propos dans ce roman : le studio quatre-vingt-dix-sept où a lieu la projection rappelle à Paula l’année de son voyage en Egypte avec Selim et de leur rupture. « Selim, à l’envers, ça donne Miles. C’est vrai qu’il m’avait fait faire un sacré bout de chemin, celui-là. » Les lettres, autre code dans L’affaire Pavel Stein. « PS », cela correspond aussi à Paula et S. Un signe ?

    Si le film projeté n’est pas génial, Paula trouve quelque chose de poignant à cette transposition du génocide nazi dans « une description actualisée de la destruction de Sodome et Gomorrhe », bien qu’elle craigne qu’il fasse plus de mal que de bien, « entre les journalistes simplificateurs et les nouveaux riches de l’holocauste ». Elle semble prête à le défendre, mais dans le brouhaha des questions posées par les journalistes une fois la lumière rallumée, la sienne récolte une réponse qui la consterne. Prise d’une colère subite, elle s’en va et décide d’aller voir sa tante, une survivante d’Auschwitz.

    L’autre personne chez qui Paula trouve toujours un appui, c’est Antoine, son meilleur ami, gay et « perpétuel amoureux », alors avec Samir, un Libanais qui lui a proposé de l’accompagner au Moyen-Orient, dans une « villa de famille ». La première fois qu’elle rencontre Samir, elle observe son regard, ses mains – quelque chose ne va pas avec le portrait qu’Antoine avait fait de lui.

    « Jamais je n’aurais imaginé que Stein vivait seul. » Sur un coup de tête, Paula l’a appelé et « le grand homme » a accepté qu’elle vienne l’interviewer chez lui. Elle trouve sa maison « un peu à l’abandon » comme lui, à cinquante-neuf ans. Elle veut l’interroger sur ce qui le motive, sans prétendre percer l’homme à jour. Pendant qu’il prépare du thé, elle remarque « un story-board ouvert sur le divan », son « film de papier », dit Stein, dont il lui demande de ne rien dire.

    C’est ce jour-là que naît entre eux une relation amoureuse inédite. Stein s’absente souvent, Paula ne l’accompagne pas partout. Ils ne partagent pas le même temps. « En fait, moi qui comptais pour le plaisir, je savais combien je comptais pour lui et, au fond, il n’y avait que cela qui comptait. Je l’attendais donc sans compter. » Quand Stein lui offre un aller-retour pour Lhassa, elle dit oui.

    Kabbale et histoire, cinéma, littérature et yoga, de nombreuses pistes se croisent dans L’affaire Pavel Stein, de façon littérale ou allusive. Dans cette histoire d’amour où les corps se rencontrent, la réflexion, les idées, les questions de conscience comptent considérablement.

  • Oeillères

    ferrante,la vie mensongère des adultes,roman,littérature italienne,naples,adolescence,famille,amitié,études,amour,sexe,société,culture« Je me rendis compte que je me souvenais à peine de ces membres de ma famille, je n’avais peut-être même jamais connu leurs noms. Je tentai de le cacher, mais Vittoria s’en aperçut et se mit aussitôt à dire du mal de mon père, qui m’avait privée de l’affection de personnes qui, certes, n’avaient pas fait d’études et n’étaient pas de beaux parleurs, mais qui avaient beaucoup de cœur. Elle le mettait toujours au premier rang, le cœur, et quand elle en parlait, frappait ses gros seins de sa main large aux doigts noueux. Ce fut dans ces circonstances qu’elle commença à me faire cette recommandation : Regarde bien comment on est, et comment sont ton père et ta mère, et puis tu me diras. Elle insista beaucoup sur cette question du regard. Elle disait que j’avais des œillères, comme les chevaux, je regardais mais ne voyais pas ce qui pouvait me gêner. Regarde, regarde, regarde, martela-t-elle. »

    Elena Ferrante, La vie mensongère des adultes