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désertion

  • Guerre et pluie

    Le bandeau « Prix Victor Rossel 2024 » m’a encouragée à lire Guerre et pluie de Velibor Čolić. Né en 1964 en Bosnie (alors Yougoslavie), il s’est réfugié en France en 1992 et vit actuellement en Belgique. Publié depuis 1993, il écrit directement en français depuis 2008. La guerre de Bosnie sous-tend une grande part de son œuvre. Ce roman a remporté d’autres prix littéraires.

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    « La maladie » (Bruxelles, 2021/2023), première partie, commence en juin par un jour de lumière : « La lumière du jour frappe la rue vide avec une force folle, se brise et rebondit en centaines de petits fragments qui vont mourir dans un parc voisin, pour s’y transformer en chlorophylle. Cette lumière est l’âme de toute chose. Et ces fragments sont sûrement les petits anges dont parlent les livres saints. »

    Tandis que le monde entier se préoccupe d’un virus potentiellement mortel, il se sent « exotique, avec [sa] maladie inexplicable » qui le fait maigrir et saigner : « Un millier de lames de rasoir traversent ma langue. Je suis un globule blanc, je suis une longue formule médicale, je ne suis plus un homme, je suis un diagnostic. Pemphigus vulgaris. » A cause de cette maladie de peau très rare, tout le fait souffrir, la chaleur, les vêtements, le moindre contact. A cinquante-sept ans, elle réduit sa vie à l’instant présent.

    Avant de prendre le métro pour se rendre à la clinique, il met du fond de teint, des lunettes noires ; les gens prennent peur en le voyant et le laissent assis seul, penché vers son téléphone. A la clinique où il cherche sa « route » dans le labyrinthe des couloirs, une biopsie révèle cette rare maladie auto-immune : « La maladie ressemble à la guerre, c’est une violence brutale et injuste. Au moment où elle nous arrive, curieusement, le monde qui nous entoure devient plus clair. » Les examens, l’attente, réveillent les souvenirs de la « sale guerre » à laquelle il a pris part malgré lui.

    « Je suis le seul patient de l’hôpital qui écrit. » Dans son carnet, il note tout : les patients qu’il côtoie pendant son immunothérapie par intraveineuse, les femmes dont il se souvient. Sa maladie « n’est rien d’autre que la guerre qui sort de vous », lui dit un réflexologue. Ce qu’il préfère entendre, dans ses écouteurs, c’est la pluie qui tombe, des enregistrements sonores de la pluie sur toute la planète. Il en choisit un, s’installe confortablement et ouvre la porte des souvenirs.

    Les seuls Belges qu’il fréquente sont des médecins, à cette période où la solitude protège du virus. Ecriture, littérature, jazz, glaces, films, café, thés divers pas d’alcool, c’est fini pour lui. Il pense à la mort, au premier cadavre vu à douze ans, celui de sa grand-mère. Puis à un camarade de classe, noyé dans la rivière. A son premier grand amour, à quatorze ans. A son expulsion de l’équipe de football, vu sa maladresse, ce qui lui a fait découvrir « le temps libre » : en Yougoslavie, « nous sommes tous une classe moyenne socialiste heureuse ».

    La partie centrale, « Le soldat » (Bosnie-Herzégovine, hiver-printemps 1992), est la plus longue du roman. A la radio régionale de sa ville natale, il est « animateur-journaliste-producteur », « planque idéale » pour cet amateur de jazz. Son amie Milena lui annonce qu’elle déménage à Belgrade avec ses parents – « Les Serbes, les Croates et les Bosniaques ont commencé une guerre, mesquine, laide et sale. » D’abord il vit presque normalement, il est devenu « un habitué du célèbre café Globus. Le paradis des alcooliques, le moins cher dans cette partie de la ville. » Il se soûle puis montre aux autres ce qu’il a écrit, jusqu’au premier bombardement.

    Le voilà fantassin avec son carnet noir et une kalachnikov, dans la boue des tranchées, à vingt-sept ans. Ni héros, ni patriote, « juste un garçon terrorisé ». Par groupes de quatre, ils marchent, fument, cherchent de l’alcool. Dans la tête, les vers de Thomas Campbell : « Nos clairons ont sonné la trêve, car le nuage de la nuit s'est abaissé, / Et les étoiles sentinelles montent la garde dans le ciel, / Et des milliers sont tombés sur le sol, accablés, / Les fatigués pour dormir et les blessés pour mourir. » Ce dernier vers, cité en épigraphe, reviendra quelques fois.

    « La guerre est une beuverie macabre. » Il boit « pour tenir huit heures dans les tranchées », sinon il dort. Son journal et l’alcool l’aident à survivre, il écrit ce que la guerre fait aux hommes, aux animaux, des scènes horribles. Corps puants, morts, blessés, explosion, hôpital, retour aux tranchées, « jusqu’au cou dans la boue et la merde ». Tentation du suicide. Défonce. Dévastations dues aux bombardements. « J’observe cette triste anatomie de la guerre avec une curiosité morbide. » Inventaire des destructions. « Je pense que si je survis, il faudra que j’écrive sur cette putain de guerre. » Déserter devient une obsession. Ce sera le sujet de la dernière partie : « Le déserteur » (France, été-automne 1992).

    Dès les premières pages, Guerre et pluie fait entendre une voix d’écrivain : réaliste et ironique, observateur et désabusé, capable de poésie comme d’autodérision. « Un grand roman contre la guerre et son carnaval grotesque d’inhumanités » (Le Temps).

  • Vagabond de mots

    rené frégni,minuit dans la ville des songes,récit,autobiographie,littérature française,lecture,liberté,délinquance,rébellion,désertion,vagabondage,écriture,émancipation,culture« J’avais été jadis un voyageur insouciant. Je devins un lecteur de grand chemin, toujours aussi rêveur mais un livre à la main. Je lus, adossé à tous les talus d’Europe, à l’orée de vastes forêts, sur d’épais tapis d’or. Je lus dans des gares, sur de petits ports, des aires d’autoroute, à l’abri d’une grange, d’un hangar à bateaux où je m’abritais de la pluie et du vent. Le soir, je me glissais dans mon duvet et tant que ma page était un peu claire, sous la dernière lumière du jour, je lisais. […]
    Je lus tout ce que les hasards de la route mirent entre mes mains et chacune de ces lectures allait façonner ma vie, la réinventer, comme les immenses blocs de pierre qui tombent des montagnes, transforment et orientent le cours d’une rivière.
    J’étais redevenu un vagabond, mal rasé, hirsute, un vagabond de mots dans un voyage de songes. »

    René Frégni, Minuit dans la ville des songes

  • Les fugues de Frégni

    Pour Minuit dans la ville des songes, René Frégni a reçu en 2022 le Prix des lecteurs du Var. C’est le formidable récit de l’itinéraire d’un petit voyou de Marseille que rien ne prédestinait à devenir un grand lecteur et un écrivain. Mercredi dernier, vous l’avez peut-être entendu lire un extrait de Marseille de Jean-Claude Izzo sur le plateau de La Grande Librairie installé au Mucem (une belle émission).

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    A droite, René Frégni lisant à voix haute à LGL, France 5, 24/1/2024 (vidéo France.tv)

    Sa mère l’avait ému en lui lisant « la solitude et les souffrances d’Edmond Dantès, de Jean Valjean et du petit Rémi de Sans famille », mais l’enfant fuyait l’école, volait, mentait. Pour rêver, il y avait aussi l’histoire du bohémien de la crèche de Noël que lui racontait son père. Ce temps est loin, mais il lui reste, à la septantaine, les sentiers et la lumière du Midi, le bonheur de lire et d’écrire malgré « la sensation de n’avoir plus rien à dire ».

    « J’ai passé toutes ces années à ramasser des mots partout, au bord des routes, dans les collines, sur les talus du printemps, le banc des gares, le quai des ports, dans la rumeur sous-marine des prisons, les petits hôtels dans lesquels je dors parfois, les villes que je traverse, les mots que j’aimerais prononcer lorsque je regarde, ébloui, certains visages de femmes, ceux que soulèvent en moi l’injustice et l’humiliation, les mots qui font bouger mon sommeil, la nuit, et qui sont sans doute la clé de tous les mystères. »

    « Acoquiné » avec de jeunes vauriens de Marseille, il a partagé avec eux cinq ans de vols et de transgressions en essayant de ne pas inquiéter sa mère. Puis vint le temps des boîtes de nuit, des filles et du be-bop, avant de s’aventurer dans le quartier chaud. Après son renvoi du lycée, sa mère fit une dernière tentative en l’envoyant au Cours Florian, un établissement privé. Peine perdue.

    « Sans culture, pas d’hommes libres ! » avait tranché sa grand-mère communiste. C’est seulement quand arrive la grande enveloppe des cours par correspondance  pour lesquels il doit lire La Cousine Bette que sa mère comprend pourquoi il fuyait « tout ce qui pouvait ressembler à un livre ». L’oculiste constate sa faible acuité visuelle (hypermétropie sévère) et lui fait accepter, enfin, de porter des lunettes pour lire. Il ne lit pas le roman de Balzac jusqu’au bout, mais dévore une biographie de Lucky Luciano, « le plus célèbre gangster d’Amérique ».

    Il travaille par-ci par-là pour aider sa famille, rate le concours de la Poste, récolte une bonne note en rédaction pour entrer à la SNCF, mais est recalé à cause de sa mauvaise vue. Il décide alors de partir en Angleterre, fait la plonge, le serveur. Le soleil lui manque : va pour l’Andalousie (en stop). Il y reste jusqu’à ce qu’une lettre de sa mère lui annonce qu’il doit rentrer, incorporé au 150e régiment d’infanterie à Verdun.

    A dix-neuf ans, il s’y présente avec un mois de retard et se retrouve au cachot. « En quelques secondes, j’étais passé de l’insouciance au Moyen Age. » Lors de sa première promenade, il reconnaît quelqu’un qui le fixe, Ange-Marie Santucci. A Marseille, ils faisaient les quatre cents coups ensemble, puis se sont perdus de vue. L’autre est là depuis trois ans, si rétif au règlement qu’il est le plus souvent au cachot. Il conseille à René d’en faire autant : « Ne rampe pas ! »

    En prison, Ange-Marie lit un livre par jour : l’aumônier, « un type bien », lui procure des livres, il s’occupera de faire rendre ses lunettes à René. Il lui apporte Colline de Giono, « un Provençal, comme vous », puis un dictionnaire de poche, un carnet rouge, un stylo. « Bientôt, il n’y eut plus de murs autour de moi, j’étais sur ces chemins, dans ces hameaux abandonnés, je sentais la chaleur sur mes épaules et la lente infiltration de l’inquiétude… Jamais je n’avais ressenti une chose pareille, en lisant. » Sa « seconde vie » commence.

    Ange-Marie, « cette borne obscure du destin », guide ses lectures, prêche la révolution, le persuade de se préparer à faire la guérilla en Bolivie. Ensemble, ils s’évadent de la caserne, volent une voiture, prennent la route de Forcalquier pour retrouver le soleil – « cinq jours hors du temps ». Puis ils rentrent à Verdun, à temps pour échapper au statut de déserteur. On les sépare. René poursuit son éducation littéraire : Maupassant, Rousseau, Alain… On lui donne un boulot de plongeur au mess, ce qui lui laisse du temps pour lire. Jusqu’à ce qu’un nouvel élan de rébellion le renvoie au cachot. Une fois de plus, il escalade le mur et s’enfuit en Corse, à Bastia, la ville de son grand-père.

    Les rencontres jouent un rôle énorme dans la vie de René Frégni qui se débrouille pour subsister : lecture, travail dans une boîte de nuit, et finalement, grâce au patron, une petite maison sur la colline, un jardin en terrasse : « La beauté gifla mon visage. Pure, simple, brutale ! » A la poste, les lettres de sa mère sont de plus en plus inquiètes : il est recherché pour désertion. Où se cacher, s’enfuir ? René Frégni mettra du temps à se sortir de là, finalement grâce à son excellent travail d’infirmier dans un asile d’aliénés, à qui il fait entre autres la lecture à voix haute.

    Minuit dans la ville des songes est un plaidoyer pour la lecture qui émancipe, libère, et finalement le mène à l’écriture : quand, à 40 ans, on publie son premier roman, sa mère en est bouleversée, ravie. Une nouvelle vie commence alors pour René Frégni, écrivain.