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« Je quitte Reykjavik avec trois cent cinquante plants de bouleaux sur la banquette arrière. Chacun mesure trente centimètres. Bien que désignés sous l’appellation générique bouleau, ils portent individuellement l’appellation de bouleau pubescent. Le nom de famille de ma mère, Stella Bjarkan, est justement dérivée de björk, birki - bouleau. […] Lorsque je me plonge dans l’étymologie, je ne vois plus le temps passer et, à une heure avancée de la nuit, je suis tombée sur un document expliquant que le latin betula avait la même racine que le terme celte bete qui donne en irlandais médiéval beithe et, comme la fatigue commençait à se faire sentir, tout cela se mélangeait dans ma tête, betha et beithe, le latin, le gaélique médiéval et le sanskrit, ma mère, la vie, la lumière et le bouleau, la femme qui m’a donné naissance et les rôles qu’elle a endossés. »
Une langue, une terre. Des rêves, des liens. Au sortir d’une grippe qui m’empêchait d’en terminer la lecture, j’ai rouvert Eden d’Auður Ava Ólafsdóttir (roman traduit de l’islandais par Eric Boury) et en refermant le livre, je reviens à ces mots qui me trottaient en tête à son sujet. Des rêves, des liens. Une langue, une terre.
Un roman qui avance par séquences semées de mots islandais, parfois de déclinaisons. « Jakobsdottir : fille de Jakob », c’est le nom de la linguiste qui rêve, qui raconte et qui parle. (Dottir, daughter, dochter – l’islandais est une langue germanique. La romancière est donc fille d’Olaf.) La narratrice enseigne à l’université, elle voyage pour participer à des colloques sur les langues minoritaires menacées de disparition, elle s’arrête souvent sur un mot. Elle est aussi « relectrice » d’auteurs traduits pour deux maisons d’édition.
Sur la route entre la gare et le village isolé du séminaire où elle se rend, la linguiste islandaise remarque « de vastes zones de terre brûlée et des souches d’arbres calcinés ». Les incendies de l’été sec et caniculaire ont dévasté la forêt, les villageois ont réussi à sauver un très vieux chêne. Les pensées d’Alba flottent des écrivains qui ont chanté les arbres jusqu’aux orangers et citronniers de Lorca, l’écrivain préféré de sa mère qui jouait dans La maison de Bernarda Alba, d’où lui vient son prénom. Leur résolution de clôture pour l’Unesco rappellera « qu’il existe dans le monde entre six mille cinq cents et sept mille langues » et que l’une d’entre elles meurt toutes les semaines, d’où leur crainte de voir disparaître 90% des langues « d’ici à la fin du siècle ». Une linguiste comme héroïne, ce n’est pas banal. J’ai aimé ces arrêts sur les mots, les langues, la traduction, les digressions.
Une langue, une terre. Comme d’habitude, son père lui téléphone dès son retour, prend de ses nouvelles et écoute sa fille raconter son rêve où elle volait au-dessus d’une terre « rocailleuse et désolée » puis, chaussée des bottes de sa mère, ramassait des pommes de terre quand celle-ci s’était retrouvée tout à coup près d’elle, à l’encourager. Son père lui donne régulièrement des nouvelles de son voisin Hlynur qu’il voit tous les matins à la piscine – Hlynur (érable) est un prénom rare en Islande – et avec qui il s’entretient souvent de plantation d’arbres, le principal centre d’intérêt du trésorier de l’Association forestière de Reykjavik. A sa retraite, les matelots de son cargo ont offert une pousse d’acer pseudoplatanus à leur capitaine, un jeune érable qu’Hlynur a planté au milieu de son terrain ; il mesure à présent cent quarante-deux centimètres de haut. En rentrant chez elle, Alba calcule combien d’arbres elle devrait planter pour compenser l’empreinte carbone de tous ses vols en avion : 5600.
Aussi l’annonce d’un terrain à vendre de 22 hectares avec un « lieu de séjour » à rénover l’amène, par un chemin de terre « étroit et cahoteux », dans un paysage « aride et dénudé, peuplé de rochers, de lave et de sable ». La maison est quasi vide, sans eau courante ni chauffage. L’agent immobilier lui apprend qu’elle appartient à Sara Z., « la reine du crime en personne », Alba avait relu les épreuves de son premier polar. « Le terrain descend jusqu’à la rivière glaciaire qui se perd en ramifications sur les étendues de sable, un profond murmure monte jusqu’à la maison. » Le village est à une demi-heure : une supérette, une boulangerie, une école, un magasin de seconde main de la Croix-Rouge. On lui demande ce qu’elle compte faire de la parcelle : « J’envisage d’y planter des arbres. »
Le père d’Alba n’est pas trop surpris. Dans un rêve que lui raconte Alba, il lui disait : « Nous sommes à chaque instant au centre de notre vie. » Son ami Hlynur, ravi, conseille « de planter d’abord des bouleaux pour créer de l’abri », puis d’essayer le mélèze de Sibérie, de privilégier « des espèces robustes à même de supporter des conditions de vie difficiles. » Betty, la demi-sœur d’Alba, veut savoir si elle compte s’installer là-bas, mais ce serait trop loin pour ses cours en ville.
Une des éditrices l’appelle assez souvent à propos d’un recueil de poésie dont la publication a été acceptée, « tout un bouillonnement de sentiments » à propos du chagrin d’amour d’un de ses anciens étudiants, et insiste pour qu’elle le lise, elle voudrait avoir son sentiment. On s’interroge sur le lien qu’il y aurait avec Alba, d’autant plus qu’elle est avertie de chacun des changements de titre de ce recueil. Eden verra bien d’autres liens se mettre en place, pas tous positifs : avec un voisin éleveur de moutons, avec Hâkon qui tient la brocante du village et vérifie à chaque passage d’Alba si les rumeurs à son sujet sont fondées, avec le jeune Danyel, un réfugié venu aider le plombier et qui aimerait s’implanter en Islande.
Cette histoire de langue, de terre et d’arbres à planter est pleine d’imprévus, de méandres, de perdrix des neiges, de mots qui conviennent ou pas, de décisions à prendre. Ce récit faussement décousu des transformations d’une vie est finement conté par celle qui nous avait déjà charmée avec Rosa Candida. Audur Ava Olafsdottir est bien une romancière de notre temps, des angoisses et des rêves qui nous traversent en nous laissant parfois un mot, au réveil, sur lequel nous interroger. J’aurais aimé faire lire Eden à ma mère. Un bonheur de lecture.
[...] Alors je rêverai des horizons bleuâtres, Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres, Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin, Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin. L’Emeute, tempêtant vainement à ma vitre, Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ; Car je serai plongé dans cette volupté D’évoquer le Printemps avec ma volonté, De tirer un soleil de mon cœur et de faire De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.
Quand vous entrez aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique (MRBAB), vous ne pouvez pas manquer d’admirer, dans l’immense forum, une peinture monumentale de Constant Montald. Il me semble qu’il s’agit de La Fontaine de l'inspiration, dont un détail figure sur la page d’accueil des MRBAB ou bien de La barque de l'Idéal qui figure sur cette photo des Journées du Patrimoine. Les MRBAB viennent de rouvrir leurs portes. On peut à nouveau visiter, dans un premier temps, les salles du Musée d’art ancien devenu « Old masters museum ».
Constant Montald, La fontaine de l'inspiration, 1907, huile sur toile, 535 x 525 (dimensions d'origine) ; 393 x 490 (sans châssis), Bruxelles, MRBAB
Une exposition Constant Montald (1862-1944) a été présentée en 1982 à la Médiatine du Château Malou (Woluwe-Saint-Lambert) : « Une vie, une œuvre, une amitié – Emile Verhaeren ». Montald et Verhaeren étaient de grands amis, deux couples amis même. En 1909, Verhaeren lui écrit : « Vous nous manquez. Non seulement pour les parties de cartes, mais pour le coude à coude journalier. Vous êtes les seuls êtres au monde avec lesquels nous pourrions vivre. Nous vous aimons bien. »
Catalogue de 1982 (illustré en N/B) : détail de Vasque aux ramiers, 1927
Quel plaisir de rouvrir ce petit catalogue qui me rappelle beaucoup de choses oubliées sur ce peintre qui préférait « le sentiment des choses à leur réalité » (Grégoire Le Roy) et a exposé ses œuvres, à la fin du XIXe siècle, au Salon d’art idéaliste, dans la voie de l’ésotérique Jean Delville. Ces adeptes de « la Beauté spirituelle, la Beauté plastique, la Beauté technique » avaient pour maîtres « Böcklin, Burne-Jones, Puvis de Chavannes entre autres ».
Constant Montald, Nymphes dansant, vers 1898, huile liant mat et détrempe sur toile, 95,5 x 135,5 cm, Bruxelles, MRBAB
Francine-Claire Legrand, à qui j’emprunte ces citations, distingue ainsi le symbolisme et l’idéalisme : le symbole est mystère, on le voit bien dans l’œuvre de Fernand Khnopff ; l’allégorie « est claire puisqu’elle doit être édifiante ». Montald recherche « le grand art », « serein et solennel » en peignant des œuvres à la fois décoratives et monumentales. Il veut représenter le Bonheur, l’Eden hors de ce monde, avec des couleurs fictives, « des ors intemporels », des nus parfois drapés – « un passeport pour des départs vers l’imaginaire ». Mais il a peint aussi des paysans, des scènes villageoises.
Constant Montald, Affiche pour l'Exposition triennale des Beaux-Arts de Gand, 1895
Fils d’un cordonnier gantois d’origine italienne (Montaldo), Constant Montald a d’abord travaillé comme peintre en bâtiment et suivi des cours du soir à l’Académie de Gand (peinture décorative). Il y obtient le premier prix à l’issue de ses études en 1885, puis le prix de Rome en 1886. Après son mariage en 1892, il expose de plus en plus souvent à Bruxelles où il s’installe en 1897.
Jean-Baptiste Baronian raconte « les paradoxes d’une amitié ». Constant Montald a rencontré Verhaeren en 1898 et peint de nombreux portraits du grand homme de lettres au tournant du XIXe et du XXe siècle. Leur amitié s’est trouvée renforcée par les liens entre Marthe Verhaeren-Massin et Gabrielle Montald-Canivet, femmes d’artistes et femmes artistes (lire dans Koregos la belle étude de Barbara Caspers). Verhaeren, symboliste et passionné, est beaucoup plus concret que Montald, tourné vers la mythologie gréco-romaine, inspiré par la Renaissance et le préraphaélisme, chantre de l’harmonie. Deux esthétiques différentes, mais « c’est un peu une seule éthique que poursuivent les deux hommes », écrit Baronian de ces deux créateurs séduits par le socialisme et l’espoir dans le progrès.
Constant Montald dans son jardin, photo 1930
Montald était « un personnage » : sa prestance, sa distinction, son allure vestimentaire, sa joie de vivre ont fait de lui un professeur très aimé à l’Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles, où il fut nommé en 1897. Parmi ses élèves, il y a eu Marie Howet, Paul Delvaux, Jean-Jacques Gailliard, Anto Carte… Il les encourageait à l’audace, à la persévérance, à la liberté dans la création même s’ils s’écartaient de ses propres préférences.
Constant Montald, Jardin sous la neige, 1916, Peinture à la colle sur carton, 69,5 x 81 cm, Bruxelles, MRBAB
Dans sa technique, quelques constantes : une peinture mate – les fresques italiennes de la Renaissance « firent de lui un adepte inconditionnel des grandes peintures murales » – à la colle, des toiles de gros coton américain, « rude et solide », du carton souvent, bien qu’il soit peu résistant. Pour la peinture à l’huile, il préconise trois couleurs : « le rouge anglais, l’ocre jaune, parfois brun ou rouge, et l’outremer, irremplaçable » (Denise Thiel-Hennaux), sans oublier l’emploi de « l’or lumière » où il était maître.
Constant Montald, L'heure dorée, 1927, Gouache sur papier marouflé sur panneau
Je n’ai jamais visité la Villa Montald que le peintre s’était fait construire à Woluwe-Saint-Lambert et dont le jardin, soigné par Gabrielle, admiré de tous, a reçu de nombreuses personnalités diverses et beaucoup d’artistes : Verhaeren bien sûr (lui recevait les Montald au Caillou-qui-bique où Montald a fait tant de portraits du poète), le sculpteur Charles Van der Stappen, le graveur Charles Bernier, George Minne, Stefan Zweig, entre autres. Montald, qui jouait de plusieurs instruments (sa femme du piano), organisait chaque mois des séances musicales.
Une vidéo de cinq minutes sur Constant Montald (Inès Vigo, YouTube, 2017, ci-dessus) vous permettra de découvrir en musique l’univers de ce peintre des jardins paradisiaques, des arbres et des fleurs, des éphèbes et des nymphes, et peut-être de tomber sous le charme.