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beauté

  • Radical

    salvayre,marcher jusqu'au soir,essai,littérature française,ma nuit au musée,musée picasso,giacometti,art,beauté,musée,société,culture,sculpture« Giacometti fut radical parce qu’il sut rompre sans réserve avec ce que les artistes, au temps du surréalisme, se croyaient tenus de pratiquer. Il fut radical parce qu’il emprunta, sans l’approbation d’aucun maître mais avec le sentiment d’une impérieuse nécessité, un chemin solitaire et risqué, un chemin creusé d’ornières et qui ouvrait sur l’inconnu mais qui lui semblait, envers et contre tout, constituer le sien propre et le seul, un chemin dont personne au monde n’aurait su le détourner et dans lequel il pourrait jeter, il en avait la secrète intuition, toutes les forces qui bouillonnaient au fond de lui. Il fut radical parce qu’il refusa les tièdes compromis où d’autres s’égaraient et put brûler de sa passion hasta la muerte. »

    Lydie Salvayre, Marcher jusqu’au soir

    © Alberto Giacometti, L’homme qui marche, 1960 (Photo Artslife)

     

  • Une nuit ratée

    Lydie Salvayre, dans Marcher jusqu’au soir, écrit sur sa nuit ratée au musée Picasso. Elle avait refusé d’emblée la proposition d’Alina Gurdiel (qui a lancé la collection « Ma nuit dans un musée »), mais après quelques jours elle a fini par l’accepter, par passion pour L’Homme qui marche de Giacometti. Elle n’avait jamais vu la sculpture en vrai, l’exposition Picasso-Giacometti lui donnait l’occasion de la regarder toute une nuit, seule, à l’aise.

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    L’épigraphe – « Qu’est-ce que l’art ? Prostitution. » (Baudelaire, Fusées) – annonce déjà ce qu’elle déclare dès la première phrase : elle n’aime pas les musées, qu’elle critique avec véhémence. Et lorsqu’elle se retrouve sur un lit de camp posé près de L’homme qui marche, elle ne ressent rien, « rien qu’une morosité vague et une appréhension » dont elle ignore la cause.

    Elle se rend dans les salles attenantes « que le silence et l’absence de toute présence humaine rendaient sinistres ». Aucune grâce, aucun vertige en regardant les sculptures. « Toutes, je l’avoue, me laissèrent ennuyée. » Elle note dans son carnet : « REGARDER CES ŒUVRES M’EST UNE CORVEE ET JE ME FAIS VIOLENCE EN CONTINUANT CETTE EXPERIENCE A LA CON. »

    Penser à Giacometti l’aide un peu, elle aime « infiniment » sa légende comme celles « de Baudelaire, de Van Gogh, de Kafka, d’Artaud, de Woolf… ». Elle raconte comment Giacometti a rencontré, à dix-neuf ans, en Italie, un homme qui l’a invité à l’accompagner jusqu’à Venise, mort dans un petit hôtel de montagne où ils passaient la nuit, et puis vécut une autre expérience du même genre quelques années plus tard : « Désormais la mort prendrait demeure en lui, assombrissant son regard sur les êtres et le monde. La fragilité de la vie et son caractère éphémère deviendraient la matière même de son œuvre. »

    Ni émotion (Lola Lafon) ; ni inspiration (Zoé Valdés) ; ni récit personnel à la Leïla Slimani, mais un thème en commun, celui des peurs réveillées par l’expérience d’une nuit solitaire dans un musée. Déçue, désemparée, Lydie Salvayre se met en colère et mêle expressions vulgaires et imparfaits du subjonctif : « Je me foutais de l’art. Qu’on ne m’en parlât plus ! Qu’on m’en délivrât une fois pour toutes ! »

    Au fond, Lydie Salvayre déteste l’art et les « dévots de l’art » – sa critique des visiteurs de musée et de la « mondanité » de l’art m’a parfois fait penser au Goût des autres, le film d’Agnès Jaoui – et c’est ce qu’elle déclare à Bernard, son compagnon, qui lui téléphone pour voir comment ça se passe. Familier de ses emballements, il attend patiemment et se tait. Beaucoup de retours à la ligne :

    « Je savais bien, me dit Bernard.
    Tu savais bien quoi ? lui dis-je, agacée.
    Je savais bien que tu avais une âme espagnole, me dit-il en riant.
    Pourquoi tu dis ça ? lui dis-je sèchement.
    Repose-toi, me dit-il sur ce même ton calme qui m’exaspérait. Bonne nuit ma chérie. »

    Dans Marcher jusqu’au soir, l’exaltation emporte tout sur son passage. Heureusement, Lydie Salvayre a des choses intéressantes à dire sur Giacometti qu’elle admire : « son absence de jugement moral devant les êtres et les choses, son empathie si grande à leur endroit, sa capacité à trouver tous les visages pareillement beaux – regarder un visage était une aventure qui valait, disait-il, tous les voyages du monde […] ».

    Entre élans lyriques et grossiers surgissent des souvenirs de ses parents, des questions et un sentiment d’humiliation diffus (comme chez Annie Ernaux). Salvayre revient sur un dîner où elle a entendu l’épouse d’un cinéaste chuchoter à son sujet : « Elle a l’air bien modeste », une « écharde empoisonnée » qu’elle convertira en roman : dans Pas pleurer, elle met cette phrase condescendante dans la bouche d’un « maître » jugeant une fille de quinze ans qui lui est présentée comme bonne (sa mère, offensée à jamais).

    Références littéraires et anecdotes alternent avec de multiples interrogations sur son incapacité à jouir de l’art, de la beauté, qu’elle met sur le compte de son origine sociale. J’ai été, je le reconnais, agacée par les redites, les excès de langage ou de contradiction dans Marcher jusqu’au soir. Le texte m’a paru forcé, mais il a reçu beaucoup d’éloges. Cette nuit au musée a été pour Lydie Salvayre l’expérience d’une « anxiété inexplicable » et elle finira par comprendre et expliquer pourquoi. Une autre visite au musée Picasso, de jour, des mois après, sera l’occasion d’une réconciliation – pour finir sur une note positive ?

  • Lanterne

    soseki,oreiller d'herbes,récit,littérature japonaise,poésie,peinture,montagne,marche,contemplation,culture,beauté,nature« Quand j’étais petit, il y avait, en face de chez moi, un magasin de saké appelé Yorozuya où se trouvait une jeune fille nommée Okura. Cette Okura, durant les paisibles après-midi de printemps, pratiquait toujours des exercices de chant. Chaque fois qu’elle s’y mettait, je sortais dans le jardin. Au-delà d’un plant de thé de trente mètres carrés, trois pins se dressaient, à l’est de la salle de séjour. C’étaient des pins très hauts, dont le tronc avait une trentaine de centimètres de circonférence : détail curieux, c’était tous les trois ensemble qu’ils produisaient un effet intéressant. Malgré mon cœur d’enfant, il me suffisait de contempler ces pins pour ressentir un bien-être. A leur pied, une lanterne noircie de rouille était toujours obstinément posée sur une pierre rouge inconnue, comme un vieillard têtu. J’aimais beaucoup observer cette lanterne. Tout autour, des herbes anonymes du printemps jaillissaient d’une terre profondément imprégnée de mousse, semblant ignorer le vent qui souffle sur le monde d’ici-bas, elles s’amusent en exhalant leur parfum. A l’époque, j’avais coutume de trouver une place dans ces herbes, juste pour y glisser mes genoux, et m’y tenir immobile. Mon emploi du temps, à l’époque, me permettait de contempler la lanterne au pied de ces trois pins et de respirer le parfum de ces herbes, en écoutant le chant de mademoiselle Okura au loin. »

    Natsumé Sôseki, Oreiller d’herbes

    Autoportrait à l'aquarelle de Natsume Sôseki
    sur une carte postale pour Doi Bansui du 2 février 1905 (Wikimedia).


  • Roman-haïku

    A propos d’Oreiller d’herbes (Kusamakura, 1906, traduit du japonais par René de Ceccaty et Ryôji Nakamura), Natsumé Sôseki a écrit : « Si ce roman-haïku (l’expression est certes bizarre) s’avère possible, il ouvrira de nouveaux horizons dans la littérature. Il ne me semble pas que ce type de roman ait déjà existé en Occident. En tout cas, il n’y en a jamais eu de tels au Japon. »

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    Le titre est la traduction littérale d’un nom qui signifie le fait de ne pas dormir chez soi. Oreiller d’herbes est le récit d’un peintre et poète qui se rend à la montagne à la recherche d’un endroit paisible pour créer : « Dès que vous avez compris qu’il est partout difficile de vivre, alors naît la poésie et advient la peinture. » Il dit l’importance de l’art : « Tout artiste est précieux car il apaise le monde humain et enrichit le cœur des hommes. »

    A plus de trente ans, tandis qu’il gravit un sentier de montagne, il est conscient de la proximité inévitable entre la lumière et l’ombre, la joie et la mélancolie, le plaisir et la souffrance. Il porte une boîte de peinture en bandoulière. Le chemin est difficile, il trébuche sur une pierre en longeant le lit d’une rivière. Puis viennent des lacets sur lesquels il avance en écoutant le chant des alouettes, en découvrant un champ de colza « doré ».

    « Le printemps nous endort. Les chats oublient d’attraper les souris et les hommes oublient leurs dettes. On oublie alors le lieu de son âme et notre raison s’égare. Ce n’est qu’à la vue des fleurs de colza qu’on s’éveille. Quand on entend le chant de l’alouette, on reconnaît l’existence de son âme. » Le voilà de plain-pied dans le monde poétique de Wang Wei et de Tao Yuanming (deux grands poètes chinois), où « se promener et errer, ne fût-ce qu’un instant, dans l’univers impassible. C’est une ivresse. »

    Le soir, les montagnes franchies, il arrivera à la station thermale de Nakoi. L’impassibilité, voilà le but de son voyage, loin des passions terrestres. Aussi, tous ceux qu’il rencontrera, il projette de les considérer comme des « figurants dans le paysage de la nature », de les observer à distance, comme des personnages dans un tableau.

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    Une averse l’oblige à se réfugier dans une maison de thé signalée par un postillon. Une vieille femme lui apporte du thé, son visage lui rappelle celui d’une vieille vue sur une scène de théâtre nô ; au fond du bol, « trois fleurs de pruniers sommairement dessinées d’un seul coup de pinceau ». Un bon feu lui permet de se sécher. Quand le ciel se dégage, elle lui montre le rocher du Tengu qu’il contemple (il y a souvent de quoi repenser au livre de Le Clézio sur la poésie des Tang).

    Le peintre d’Oreiller d’herbes se réfère souvent à des écrivains anglais et à un tableau en particulier, la fameuse Ophélie peinte par Millais. Un bref arrêt de Gembei, le postillon, conduit la conversation sur « la demoiselle de Nakoi », la fille de Shioda, l’aubergiste, qu’on dit malheureuse comme « la Belle de Nagara » autrefois – une fille de riche famille dont deux garçons étaient amoureux en même temps et qui a fini par se noyer dans la rivière.

    A l’auberge de Nakoi, le bruissement des bambous l’empêche de dormir. Il a tout loisir de détailler le décor de sa chambre et de rêver de la Belle de Nagara, quand il entend une voix qui fredonne puis s’arrête : en regardant dehors, il lui semble voir une silhouette au clair de lune, adossée à un pommier pourpre en fleurs, puis disparaître – la fille des Shioda ?

    Dans son carnet d’esquisses, il cherche à « résumer en dix-sept syllabes » ses impressions nocturnes, avant de sombrer dans le sommeil. Quand celui-ci se transforme en « demi-sommeil », il entend la porte coulisser, voit une femme entrer : « Comme un ange qui marche sur les flots, elle avance sur les nattes sans le moindre bruit. » Un bras ouvre et referme le placard, la porte se referme. Quand il la rencontrera le matin, sa beauté et l’expression de son visage le laisseront perplexe, et plus encore son ironie quand elle l’invite à aller voir : « On a fait le ménage dans votre chambre. » Sous ses propres vers, quelqu’un en a écrit d’autres !

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    Oreiller d’herbes va et vient entre la contemplation des choses, de la nature, des paysages, des nuances de la lumière et des couleurs, et l’observation des personnages rencontrés à Nakoi ou alentour, le désir de peindre et d’écrire. « Si je dois à tout prix m’en expliquer, je dirai que mon cœur bouge simplement avec le printemps. » Dans ce « paradis sur terre » où le printemps lui donne envie de rester immobile comme une plante, tout éveille sa curiosité : la nourriture, une poterie chinoise, « la jeune madame » dont le barbier du village lui conseille de se méfier – « elle a un grain ».

    Peindra-t-il un jour Nami, la fille de Shioda, dont les apparitions ponctuent le cours de ses réflexions ? Le peintre de Sôseki, en « artiste véritable », veut voir tout ce qu’il voit « comme un tableau ». Sôseki le poète y parvient aussi.

  • Paysage

    montald,constant,peintre belge,exposition,1982,la médiatine,verhaeren,amitié,femmes artistes,symbolisme,eden,nature,beauté,paysage,harmonie,culture,baudelaire,poésie,littérature française[...] Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
    Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,
    Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
    Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.
    L’Emeute, tempêtant vainement à ma vitre,
    Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;
    Car je serai plongé dans cette volupté
    D’évoquer le Printemps avec ma volonté,
    De tirer un soleil de mon cœur et de faire
    De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.

    Charles Baudelaire, Paysage (Tableaux parisiens)

    Constant Montald, Bord de rivière, 1913