De sa nuit au musée Anne Frank le 18 août 2021, Lola Lafon avait parlé avec émotion à La Grande Librairie. La lecture de Quand tu écouteras cette chanson m’a bouleversée. Elle y rend hommage à la jeune fille juive qui a tenu son journal dans « l’annexe », où sa famille a vécu cachée des nazis pendant plus de deux ans, une jeune autrice à part entière.
Fac-similé du Journal d'Anne Frank exposé au Anne Frank Zentrum de Berlin en 2008.
Quand tu écouteras cette chanson touche à l’intime, au non-dit. Lola Lafon s’y dévoile avec pudeur, avec intensité. Elle parle de ses origines, de sa famille, de ses rapports avec la « judaïté », de la jeune fille qu’elle a été, de choses et de personnes sur qui elle n’avait jamais écrit jusque-là. « Anne Frank, que le monde connaît tant qu’il n’en sait pas grand-chose. » Lors d’un entretien préalable, le directeur du Musée lui demande ce que la jeune Anne représente pour elle, ce qui la met mal à l’aise. Elle lui envoie un mail qui se termine sur cette citation de Duras : « Si on savait quelque chose de ce qu’on va écrire, avant de le faire, on n’écrirait jamais. Ce ne serait pas la peine. »
Laureen Nussbaum est « l’une des dernières personnes en vie à avoir bien connu les Frank, […] une pionnière : elle étudie le Journal en tant qu’œuvre littéraire depuis les années 1990. » Elle raconte à Lola Lafon combien Anne, onze ans, la sœur de son amie Margot, était bavarde, « pénible et adorable » pour les adultes. Les deux sœurs étaient très gâtées par leur père Otto, « un homme moderne, pour l’époque », attaché à ce que ses filles soient éduquées et critiques.
Après avoir fui l’Allemagne en 1933, leurs familles s’étaient rencontrées à Amsterdam. La capitulation de la Hollande en mai 1940 les prend au piège, puis les premières mesures antijuives. Anne Frank énumère le 20 juin 1942 tout ce que les juifs doivent faire et tout ce qui leur est interdit – première page où elle rend compte « d’autre chose que de son quotidien d’écolière ». Tous craignent la « convocation » envoyée aux jeunes juifs de seize à vingt ans. Le 6 juillet 1942, Margot, seize ans, n’étant pas au cours, Laureen passe chez elle : « La porte de l’appartement des Frank est entrouverte. Les pièces sont vides, les lits défaits. »
Laureen Nussbaum invite Lola L. à lire les quatrièmes de couverture du Journal (Het Achterhuis en néerlandais), « extrêmement révélatrices » de ce que les éditeurs ont souligné et des mots qu’ils ont évités. En laissant dans l’ombre l’essentiel : Anne écrivait pour être lue, et non « vénérée » comme une sainte ou un symbole. En mars 1944, dans l’Annexe, Anne Frank avait entendu à la radio le ministre de l’Education en exil demander aux Hollandais de « conserver leurs lettres, leurs journaux intimes » comme futurs témoignages précieux. Aussitôt elle s’était mise à retravailler son texte.
Autorisée à passer la nuit dans l’Annexe, Lola Lafon sait qu’elle passera dix heures dans un lieu vide – Otto Frank, le seul survivant, a exigé que l’appartement reste dans l’état. « On dira : dans l’Annexe, il y a rien et ce rien, je l’ai vu. » Huit personnes sont restées vingt-cinq mois ensemble dans cette cachette au-dessus des bureaux de l’entreprise, où cinq employés leur fournissaient « vivres, livres et encouragements ». Silencieux, immobiles, sauf une heure pendant la pause du déjeuner.
Lola Lafon raconte comment elle s’est préparée, ce qu’elle a lu, elle qui « depuis l’adolescence, détourne les yeux ; celle qui ne regarde pas de documentaire sur la Shoah. Celle qui n’a lu que peu de livres à ce sujet. » Mais elle « sait » cette histoire. L’histoire des familles russes, polonaises, qui ont tout quitté pour rejoindre « une France de fiction, celle d’Hugo, de Jaurès et de la Déclaration des droits de l’homme ». C’est l’histoire de sa famille, « l’abîme » auquel elle a tourné le dos à l’adolescence.
Aspirant plus que tout à être « normale », elle restait vague sur ses origines russo-polonaises – « ma blondeur était un passeport vers la tranquillité. » Jamais elle ne disait qu’elle était juive. Elle a grandi en Bulgarie et en Roumanie, elle est trilingue : français, anglais, roumain, mais « aucun accent, aucune appartenance ».
Au Musée Anne Frank, Teresien da Silva lui raconte les préparatifs d’Otto Frank jusqu’au 5 juillet 1942 : Margot a reçu la convocation redoutée, ils partiront le lendemain matin, Anne « ne pourra emporter que l’essentiel. » C’est dans la chambre étroite des parents et de Margot qu’un lit de camp a été installé pour l’écrivaine, la chambre d’Anne est juste à côté.
Pourquoi elle écrit, son enfance en Roumanie et son arrivée à Paris à l’âge de douze ans, pourquoi on tient un Journal, la publication du Journal d’Anne, l’arrestation et le sort des Frank, la rencontre d’une déportée… La nuit passe et Lola Lafon n’arrive pas à franchir la porte de la chambre d’Anne Frank. Rien de convenu dans Quand tu écouteras cette chanson, plutôt des battements de la sensibilité, de la mémoire – d’où surgiront des mots qu’elle n’avait jamais écrits. Entrer dans la nuit de Lola Lafon au musée Anne Frank est une lecture à part, intime, troublante, au cœur de l’absence et de la présence.
Commentaires
J'ai regardé aussi "la Grande Librairie" et écouté plusieurs interviews, toujours avec beaucoup d'intérêt. Je l'ai réservé à la bibliothèque, la liste d'attente n'est pas trop longue.
Sa grande sensibilité me touche beaucoup.
J'ai aimé le ton et le style de mes précédentes lectures de Lola Lafon. Je ne doute pas que ce titre me touchera autant. Il fera partie de mon butin lors de ma prochaine visite en librairie. J'ai noté aussi cette citation de Duras, parmi les phrases marquantes de son livre " Ecrire ".
C'est ma première lecture de Lola Lafon et j'irai à la découverte d'autres titres, c'est sûr.
Je l'ai rencontrée il y a quelques années, lors d'un festival littéraire. C'était dans le cadre magnifique d'une abbaye. Elle lisait des passages de "la petite communiste qui ne souriait jamais" en alternant avec des chansons. C'est aussi une excellente danseuse. Je garde un souvenir merveilleux de cette lecture-spectacle. J'avais pu discuter tranquillement avec elle, place des femmes, importance des racines et de l'enfance, émotions, elle est brillante et sensible.
Merci pour cette belle évocation de ce spectacle et de cette rencontre, Aifelle. "La petite communiste..." est un titre noté depuis longtemps, à découvrir prochainement.
un texte magnifique !
Je viens de lire ton billet, aussi enthousiaste !
Un très beau récit, on y apprend plein de choses. J'ai aussi été émue par l'évocation de son ami disparu..;
Oui, ce texte apporte un éclairage fort pertinent sur Anne Frank et nous fait mieux connaître l'autrice.
un livre que j'ai sur mon étagère en fidèle de cette maison que j'ai visité trois fois
J'imagine combien tu as dû apprécier de suivre les pas de Lola Lafon. Pour ma part, je n'ai jamais visité cette maison.
En regardant LGL je me suis demandé si j'avais vraiment envie de rentrer dans l'intimité de l'autrice, dans cette expérience surprenante.
Je me tâte:-))
Si Lola Lafon y parle de son ressenti, c'est surtout sur Anne Frank, son Journal et ce musée qu'elle nous ouvre les yeux. Libre à toi, bien sûr.
Merci pour ce beau billet qui donne envie de lire ce livre. J'ai étudié plusieurs fois Anne Franck avec mes classes de 3° et ils étaient très émus et intéressés dès qu'on parlait de cet auteur et de ce qu'elle avait vécu, de la nécessité d'écrire.!
Ce récit devrait te plaire, il me semble, et il donne envie de relire le Journal d'Anne Frank, dans une édition complète qui montre les remaniements du texte.
J'imagine Lola Lafon, seule, la nuit, dans cet appartement vide qui m'avait grandement impressionnée.
Un livre fort, surement.
Il l'est. Bonne lecture, Claudie.
C'est une lecture qui doit être bouleversante et il me semble en te lisant que Lola Lafon apporte une vibration nouvelle à ce terrible sujet. Sa démarche est courageuse, on sait que les lieux restent imprégnés de mémoires. On a toujours à apprendre, je note immédiatement ce titre, je n'ai jamais lu de livres de cette auteure en plus... À bientôt Tania. brigitte
Je t'en souhaite bonne découverte, Brigitte. Les éclairages de Lola Lafon affûtent sans doute notre perception de la jeune autrice et du lieu qui garde présente son absence.
J'ai toujours sur moi la photo d'Anne Frank.
Bon week end.
Oh, comme la médaille que Lola Lafon a reçue de sa grand-mère... Bon week-end, Marie.
Je vais le lire aussi, ne serait-ce que pour réhabiliter Anne Frank en tant que personne et auteur à part entière, et pas seulement une lecture scolaire.
C'est un des effets du récit de Lola Lafon - bonne lecture, Anne.
je l'ai sur mon étagère en fidèle de cette maison d'Anne Franck que j'ai visité trois fois
Voilà qui te permet d'entrer littéralement dans l'espace de ce livre !
Je l'ai lu et presque tout Lola Lafon. Vous en faites une présentation très juste,eti sensible à l'unisson de Lola Lafon elle-même. Je me suis promis d'en faire un commentaire qui sera plus court que le vôtre, je n'ai pas votre talent de critique littéraire. J'ai relu dans la foulée le Journal d'Anne Frank qui m'avait très impréssionnée, j'avais son âge et j'étais sidérée de la maturité de cette jeune fille. Le relisant j'ai une impression semblable. Et savoir qu'à quelques mois près, elle échappait au martyre me navre toujours autant.
"Très juste", merci pour ces mots, Zoë. Je n'ai pas encore relu le Journal d'Anne Frank, mais je le ferai. Et je retournerai vers Lola Lafon.