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traumatisme

  • A sa place

    Meurisse la légèreté 22.jpg« Depuis, cette disciple de Reiser et de Bretécher a ajouté deux ouvrages remarqués (Les Grands Espaces, 2018, et Delacroix, 2019, Dargaud) – à sa bibliographie, riche de titres plus anciens ayant en commun de jeter des passerelles entre les arts (Mes hommes de lettres, Sarbacane, 2008 ; Le Pont des arts, Sarbacane, 2012 ; Moderne Olympia, Futuropolis, 2014).

    « Je ne suis plus dessinatrice de presse et je n’ai pas fait que La Légèreté, livre qui a fait parler de lui pour des raisons dramatiques, explique-t-elle. Je me sens à ma place dans la bande dessinée, plus que lorsque je dessinais pour Charlie Hebdo, où j’ai pourtant tellement aimé travailler. »

    « Catherine Meurisse, auteure et illustratrice à la croisée des arts »
    par Frédéric Potet, Le Monde, 31/1/2020.

    Planche tirée de l’album La Légèreté (Dargaud, 2016) © Catherine Meurisse.

  • Dessiner et raconter

    Dans sa préface à La légèreté (2016), récit graphique de Catherine Meurisse, Philippe Lançon, qui n’a pas eu comme elle « la chance d’arriver en retard » à la conférence de rédaction du mercredi 7 janvier 2015 à Charlie Hebdo, présente celle qui « dessine l’histoire de ses questions et de ses perturbations, et les dessine drôlement ». La dessinatrice réussit à faire « bouger les silhouettes et les pierres » ; son talent, écrit-il, « a pris du poids en légèreté ».

    Meurisse la-legerete.jpg
    « Le premier dessin que j’ai réalisé, cinq mois après la tuerie,
    est celui qui figure sur la couverture de
    La Légèreté. »

    Sur les premières pages, datées de fin janvier 2015, elle marche seule près de la mer, entre ciel et terre aux couleurs pastel : « seuls mes yeux vivent ». En page neuf, tout s’embrase devant elle. Puis la voilà dans son lit, « quelques jours plus tôt », se rêvant dans les bras d’un homme marié qui « préfère une vie humble et modeste à la passion ». Quand elle voit l’heure tardive au réveil, elle sait qu’elle risque d’être en retard à la conférence. Arrivée dans la rue Nicolas Appert, elle rencontre Luz qui la prévient d’une « prise d’otages à Charlie ». A peine à l’abri chez des voisins, ils entendent les coups de feu.

    Dans des salles de musée vides, elle traverse les murs où sont accrochées des toiles toutes blanches, sauf « Le cri » de Munch. Le lendemain : « C’est terminé. J’arrête le dessin. » – « Plus d’idées plus de vannes plus d’écho plus de rires »… Alors elle s’entoure des archives de Charlie, des dessins des morts, couvre le papier de mots, de gribouillis, avec un sentiment d’impuissance.

    L’esprit Charlie ? « C’est rire de l’absurdité de la vie, se marrer ensemble pour n’avoir peur de rien, et surtout pas de la mort. » Catherine Meurisse dessine ses débuts, 25 ans plus tôt, n’en revenant pas d’être engagée comme « dessinateur de presse » auprès de « génies » comme Cabu et Wolinski. Elle dessine sa vie à présent changée : « protection rapprochée », ni radio ni presse ni internet, le cerveau « saturé pour plusieurs mois » par la faute des « frères Kalachnikov ». Ceux qui restent ont décidé de sortir le journal « comme d’habitude ».

    « Le lendemain du bouclage de « Charlie » dit « des survivants », je perds la mémoire. » Une amie l’emmène alors à Cabourg parce que Proust est son écrivain préféré, Catherine réplique : « Pas mon écrivain, mon « auxiliaire de vie ». » Mais même l’épisode de la madeleine dans le thé lu à voix haute ne lui fait aucun effet. Ce n’est qu’en promenade, quand elle entend et reconnaît un chant d’oiseau sans savoir lequel qu’elle finit par se souvenir : « Ce sont les tourterelles de mon grand-père. J’ai cinq ans. »

    La nuit, les cauchemars. Le jour, la surveillance dans la rue. Pendant que partout on affiche « Je suis Charlie », à « Charlie », devant une feuille blanche, elle se demande « Qui suis-je ? » – Catherine Meurisse n’a pas perdu le sens de la dérision. Tombée dans une « faille temporelle » comme du haut d’une falaise, elle entend « Sortez le bleu » (le gyrophare) et dessine la couleur bleue qui s’échappe de la voiture. Un psy lui explique qu’elle est « dissociée » et prédit que quand elle sera « ré-associée », elle racontera tout ça dans une bande dessinée.

    Les mots sont faibles pour évoquer une histoire graphique. Comment raconter un tel traumatisme, la dépression, l’après ? Vers le milieu de l’album, Catherine se décide à aller voir Oblomov au Théâtre du Vieux-Colombier. L’antihéros de Gontcharov a renoncé à toute activité, il préfère somnoler. Wolinski commente la pièce et dit quelque chose qui va remettre Catherine en mouvement : « Moi, la beauté me bouleverse. A Florence, à la Galerie des Offices, j’ai pleuré devant « La Naissance de Vénus ». »

    La beauté, pour elle aussi, c’est ce qu’il y a de plus précieux. La mémoire revient peu à peu. Elle demande « l’asile » à la Villa Médicis, elle veut éprouver « le syndrome de Stendhal », être submergée de beauté. Elle va se reconstruire en Italie. Dorénavant, ce sera son mantra : « rester éveillée, attentive au moindre signe de beauté. » Lisez La Légèreté, un album autobiographique où Catherine Meurisse nous fait cadeau de sa sensibilité sans peser. Une belle illustration de la phrase de Nietzsche citée au début : « Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité. »

  • J'aime le rond

    J’aime le rond.
    J’aime le rond, les courbes, l’ondulation,
    le monde est rond, le monde est un sein.

    Saint Phalle Mouvement ob_b62322_nanas.jpg

    Niki de Saint Phalle, Mouvement
    (cliquer pour la source et le commentaire)

    Je n’aime pas l’angle droit, il me fait peur.
    L’angle droit veut me tuer, l’angle droit
    est un assassin.
         L’angle droit est un couteau,
    l’angle droit c’est l’enfer.

    Je n’aime pas la symétrie.
         J’aime l’imperfection.
    Mes cercles ne sont jamais tout à fait ronds.
    C’est un choix, la perfection est froide.
    L’imperfection donne la vie, j’aime la vie.

    J’aime l’imaginaire comme un moine
    peut aimer Dieu.
    L’imaginaire c’est mon refuge, mon palais
    l’imaginaire est une promenade à
    l’intérieur du carré et du rond.
         Je suis une aveugle, mes sculptures
    sont mes yeux.
         L’imaginaire est l’arc-en-ciel,
         le bonheur est l’imaginaire, l’imaginaire existe.

    NIKI DE SAINT PHALLE

    * * * * *

    Ma lecture en cours demande du temps,
    aussi je partage ce poème lu quelque part sur la Toile.
    A bientôt.

    Tania

  • Règle du jeu

    gwenaëlle aubry,saint phalle,monter en enfance,essai,biographie,art,sculpture,tirs,nanas,jardin des tarots,tinguely,création,traumatisme,rebellion,culture« A certains, l’enfance est donnée, elle reste là, à portée de main. Pour les autres, elle se conquiert, dans la mesure d’une distance, par-delà tout ce que d’elle on a préféré oublier, tout ce qu’en vous elle a menacé. Saint Phalle est, bien sûr, l’une des reines de la tribu de l’enfance : « Children should be seen and not heard, Les enfants doivent être vus, et pas entendus », lui répétait sa mère quand elle ne la frappait pas au visage avec sa brosse à cheveux. Elle a obéi, transformé l’interdit en règle du jeu : de l’enfance, elle a tout donné à voir, tout offert au regard, candeur et démesure, appétit d’ogre et terreurs enfouies, insolence, joie, cruauté. Je crois pourtant qu’il lui a fallu, pour la retrouver, accomplir un long trajet. On dit « tomber en enfance » comme « tomber amoureux » : mais Saint Phalle n’est pas tombée, elle est montée en enfance. Son lourd legs, elle l’a, comme on souffle un métal, transmué en légèreté. »

    Gwenaëlle Aubry, Saint Phalle, Monter en enfance

  • Niki de Saint Phalle

    Sur la couverture de Saint Phalle, Monter en enfance (2021) de Gwenaëlle Aubry, romancière et philosophe, Niki de Saint Phalle (1930-2002) met le lecteur en joue, un œil bien ouvert, prête à tirer. Qu’ai-je vu d’elle, au fond ? La fontaine Stravinsky près du Centre Pompidou, des Nanas, le Jardin des Tarots – jamais visité, mais découvert dans un bel album de Mélanie Gourarier et de Laurent Condominas (Actes Sud, 2010).

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    « Moi, je m’appelle Niki de Saint Phalle, et je fais des sculptures monumentales. » Déclaration de 1966, quand elle conçoit les décors d’un ballet de Roland Petit, Eloge de la folie, avec Jean Tinguely et Martial Raysse. Gwenaëlle Aubry préfère l’appeler Saint Phalle, considérant que c’est parce qu’elle est une femme qu’on « s’autorise à l’appeler par son prénom, comme on le fait pour les mannequins, les actrices, les autrices » (triade qui me laisse perplexe). D’être identifiée aux Nanas« ça l’a parfois agacée, mais ça n’est pas grave. »

    « Niki vient du grec nike, qui signifie « victoire », dont la ville de Nice tire elle aussi son nom : Nice où, très jeune, bien avant la rencontre avec Tinguely et l’Eloge de la folie, « Niki » a vécu, tenté de se tuer, été internée, subi des électrochocs, commencé à peindre. » Cette « jeune patricienne » a été mannequin. A onze ans, Catherine Marie-Agnès Fal de Saint Phalle a été violée – son père a « mis son sexe dans [sa] bouche ». Elle l’a raconté dans Mon secret. Aubry : « Le saccage, c’est sous ce signe qu’elle a débuté, le saccage et la profanation. »

    Avant ses énormes sculptures et ses Nanas, elle tirait à la carabine sur des assemblages couverts de plâtre pour faire exploser des poches de couleur enfouies sous le blanc. Avec Jean Tinguely, complice et compagnon de jeu, ils ont inventé ensemble « 36000 façons d’être déséquilibré ». « Elle a quitté la chambre et les ouvrages pour dame », écrit Aubry ; son monde est dehors, dans l’espace public. Sur une colline toscane, son « destin » prendra forme dans le Jardin des Tarots.

    Avec Harry Mathews, son premier mari, elle a vu en 1955 le parc Güell construit par Gaudí sur les hauteurs de Barcelone et elle a su qu’elle ferait ça un jour : « édifier à son tour un « jardin de joie », un « jardin des Dieux ». De 1978 à 1998, avec Tinguely et toute une équipe, elle s’est mise à « tresser d’arachnéennes armatures de fer, pulvériser du béton, mouler et cuire des céramiques, tailler et agencer des fragments de miroirs – mais aussi détourner les sources, apprivoiser les pierres, les épineux, les maquis de genêts et de genévriers, les troncs courbes des chênes et des oliviers ».

    Elle a vécu là des années, habitant le ventre de L’Impératrice. Dans le Jardin des Tarots sont venus La Papesse, le Magicien, l’Oiseau de feu (Soleil), le Château, l’Empereur, la Force, la Maison-Dieu, la Justice, le Diable, etc., son « autobiographie astrale », une « forêt de formes et de symboles, hybrides, condensés, selon la logique imperturbable du rêve et du désir, et dont les combinaisons changeantes cryptent d’innombrables récits. »

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    Saint Phalle a conçu son œuvre en se tournant vers l’enfance, un long trajet qui a pris des années : « Détruire, c’est affirmer qu’on existe envers et contre tout. » Sa révolte contre la domination, le pouvoir absolu, l’a rendue « à jamais solidaire de tous ceux que la société et la loi excluent et écrasent. » Aubry : « L’enfance fêlée ouvre au mythe. Pas seulement à l’art, à la littérature, ni même aux contes et aux légendes, mais au mythe. A ces grandes figures aux yeux creux directement prélevées sur l’inconscient, et qui en tiennent en joue les redoutables puissances. »

    En 1954, avec Harry Mathews, épousé quatre ans plus tôt, à dix-huit ans, elle a fait la connaissance du poète Robert Graves qui demandait aux femmes : « Ne seriez-vous pas la Déesse blanche ? » Le couple ira vivre un temps à Majorque, dans le village où Graves vivait. Mathews voulait écrire, Saint Phalle peindre. Il a été un « homme-socle », le père de ses enfants. Avec lui, elle a eu la « révélation » Gaudi, puis celle du facteur Cheval dans son Palais idéal : « La beauté de l’homme seul dans sa folie, sans intermédiaires, sans musées, sans galeries ».

    En 1960, ils se séparent, elle laisse ses enfants avec leur père. Durant les années des « Tirs », elle rencontre Jean Tinguely. Ils vont travailler ensemble, voyager, s’installer, se séparer, se marier en 1971. Pour lui, elle est « l’artiste-enfant », « un artiste primitif » ou encore « un Indien au féminin ». Ils ont en commun « la passion du mouvement ». Dans une lettre posthume à Jean T., elle écrit que leur rencontre était « de pure électricité » – « On ne pouvait pas s’asseoir quelque part sans créer quelque chose de nouveau. Nous savions jouer et nous savions comment jouer ensemble. »

    Une amie enceinte a été « la NANA originale ». Aubry : « Les Nanas sont pleines, et elles sont le plein : elles n’ont besoin de rien, pas même du monde et encore moins des hommes. Elles sont à elles seules un monde, une sphère paisible, close et autarcique. » Joyeuses, puissantes, colorées, elles sont aussi filles de HON (« elle » en suédois), une géante allongée entre les jambes de laquelle pénétraient les visiteurs du musée de Stockholm, en 1966.

    Saint Phalle : « J’ai la folie des grandeurs. Mais j’ai la folie des grandeurs féminines, c’est différent ». Elle a construit le Jardin des Tarots « pour prouver qu’une femme avait la possibilité de rêver en grand. » L’artiste renvoie la violence, inverse les armes : « Les machos ont été mes muses. La souffrance qu’ils me procuraient et ma vengeance ont nourri mon art pendant des années. Je les en remercie. »

    Saint Phalle, Monter en enfance est une approche très documentée de l’artiste, pleine d’empathie et du désir d’expliquer son chemin de création. Gwenaëlle Aubry la cite, met ses pas dans les siens, rencontre ceux qui ont travaillé avec elle, notamment au Jardin des Tarots. Une lecture qui me rendra plus attentive à la profondeur de cet art si joyeux en surface.