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Rêver des lieux

Une cinquantaine de pages pour la troisième partie de Du côté de chez Swann : Proust l’intitule « Noms de pays : le nom ». Elle commence comme la première par l’évocation d’une chambre, ici celle du Grand Hôtel de la Plage à Balbec. Balbec ! Lieu proustien comme Combray, chargé d’images et d’impressions. 

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Grand Hôtel de Cabourg / Photo Ville de Cabourg

Rien de tel pour émoustiller le désir qu’un nom de lieu, surtout quand quelqu’un nous en a fait rêver. C’est Legrandin qui a dit au narrateur qu’on sentait là « la véritable fin de la terre française, européenne, de la Terre antique ». Et puis Swann, un jour, lui a dit connaître Balbec et son église, « peut-être le plus curieux échantillon du gothique normand, et si singulière ! on dirait de l’art persan. »

 

A partir de là, même les noms des gares intermédiaires dans l’indicateur des chemins de fer prennent une résonance nouvelle, jusqu’à ce que ses parents, à l’approche de Pâques, parlent de vacances dans le nord de l’Italie, et d’autres noms alors occupent ses pensées : « Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand ; même par un jour de tempête, le nom de Florence ou de Venise me donnait le désir du soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs. »

 

Seule Marguerite Duras, peut-être, saura insuffler aux noms une telle magie. Proust distingue les noms des mots : « Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que l’on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de ce qu’est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes – et des villes qu’ils nous habituent à croire individuelles, uniques, comme des personnes – une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément (...) »

 

Parme : « mauve et doux » ; Florence : « miraculeusement embaumée et semblable à une corolle » ; Balbec : « des vagues soulevées autour d’une église de style persan »… De nature un peu nerveuse, le narrateur observe que les jours s’écoulent à des vitesses différentes, certains « montueux et malaisés » à gravir, d’autres « en pente qui se laissent descendre à fond de train en chantant », comme ce mois à rêver d’Italie, ce mois d’espérance trompeuse puisqu’il s’exalte tant et si bien qu’il en tombe malade, si fiévreux que le docteur lui défend « tout projet de voyage et toute cause d’agitation ».

 

Il ne peut même « aller au théâtre entendre la Berma (...) à laquelle Bergotte trouvait du génie » et doit se contenter des sorties accompagnées par Françoise aux Champs-Elysées, ce qu’il trouve « insupportable » – personne ne lui a décrit ce jardin public, ne l’a offert à son imagination, ne lui en a fait rêver. Il s’y ennuie.

 

Jusqu’au jour où un nom connu passe à sa portée, celui de Gilberte Swann interpellée par quelqu’un pour dire au revoir, « petit nuage d’une couleur précieuse, pareil à celui qui, bombé au-dessus d’un beau jardin de Poussin, reflète minutieusement, comme un nuage d’opéra plein de chevaux et de chars, quelque apparition de la vie des dieux », « une petite bande merveilleuse et couleur d’héliotrope ». « Noms de pays : le nom » voyage dans l’espace mais aussi dans le temps, le temps qui passe et le temps qu’il fait, estimé parfois à la nuance du ciel, parfois à l’intensité de la lumière sur la pierre du balcon. 
 

Ce n’est qu’aux beaux jours qu’il peut sortir et rejoindre Gilberte et ses amies. Depuis qu’il l’a croisée aux Champs-Elysées, il ne pense plus qu’à la voir, si amoureux que tout ce qui la concerne devient d’une qualité différente : le plumet bleu de son institutrice, la marchande à qui Swann achète du pain d’épices (« souffrant d’un eczéma ethnique et de la constipation des Prophètes »), et les cadeaux qu’elle lui a faits, une bille d’agate, une brochure de Bergotte sur Racine, sans compter cette faveur : pouvoir l’appeler Gilberte et non Mlle Swann, bien qu’elle continue à le vouvoyer et s’obstine à le traiter en « simple camarade ». 

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Vue du Bois de Boulogne vers 1903 (Source)

Quand Gilberte n’est pas là, il dirige Françoise du côté du Bois de Boulogne, « Jardin des femmes », vers l’allée des Acacias « fréquentée par les Beautés célèbres » où se promène chaque jour sa mère, Mme Swann (Odette). Place aux descriptions de sa toilette – « personne n’avait autant de chic » – et de son équipage, de son luxe « dernier cri » qui lui donnent l’impression de voir passer une reine, percevant autour d’elle « le murmure indistinct de la célébrité », à laquelle il rend lui-même hommage en lui tirant un grand coup de chapeau.

 

Des années plus tard, un matin de novembre, la traversée du Bois de Boulogne a changé de but : il y va pour le spectacle de l’automne au « mois de mai des feuilles », pour la lumière entre les arbres. Tout a changé : on se déplace désormais en automobile, les chapeaux des femmes sont devenus immenses, chargés de fruits, de fleurs, d’oiseaux ; les hommes vont nu-tête. « Ma consolation, c’est de penser aux femmes que j’ai connues, aujourd’hui qu’il n’y a plus d’élégance. » 

Même les intérieurs ont changé, les couleurs sombres ont laissé la place aux appartements « tout blancs, émaillés d’hortensias bleus ». Envolé, le « Jardin élyséen de la femme », le Grand Lac n’est plus qu’un lac, le Bois un bois : « La réalité que j’avais connue n’existait plus. » C’est déjà la fin de « Noms de pays : le nom » et sa conclusion fameuse n’est pas sans rappeler la chute d’Un amour de Swann. « Les lieux que nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace... (...) et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas ! comme les années. »

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Commentaires

  • Comme j'aime votre texte.... Il est superbe et il fait rêver. Merci de relire Proust cet été et de nous faire partager cette belle relecture !

  • @ Aifelle : Je n'y suis jamais allée, j'espère que tu nous en ramèneras quelques photos. Bon week-end, Aifelle.

    @ Bonheur du jour : Vous qui vous replongez dans tout Giono, vous connaissez ce bonheur de relire. Bonne journée.

  • Il faut vraiment que je parte à la recherche du temps perdu à ne pas lire Proust sinon par des extraits. J'en ai un peu "peur" car mon père se perdait dans ses longues phrases et descriptions qu'il n'aimait pas... mais c'était mon père et il y a bien d'autres choses que je n'aime pas et qu'il aimait ou vice-versa!

  • Chère Edmée, d'après ce que je lis dans vos billets, il me semble que Proust devrait vous parler avec sa fine observation des êtres et des relations, des états d'âme - et son humour singulier.

  • Merci pour ces longs extraits, reflets d'une oeuvre à lire ou relire.
    Penser aux noms de lieux; à faire ce week-end.

  • je voulais dire: les chemins de la lecture, bien sûr... je ne suis jamais allée au Bois de Boulogne (par contre j'ai cliqué sur le lien que tu donnes pour les photos anciennes ;-))

  • Celui de Missembourg me faisait rêver depuis longtemps et nous l'avons approché ensemble, quel heureux souvenir. Bon week-end, Colo.

  • Bien sûr ! Je plaisantais. Moi non plus, je n'y ai jamais mis les pieds, ni de jour ni de nuit ;-)

  • Parcourant vos liens, je suis surpris par le nombre de publications autour de Proust, la plupart que je ne connaissais pas.
    "Proust", une marque, pressée comme un citron. Le dictionnaire amoureux – je ne l'ai pas lu, je devrais m'abstenir – n'est-ce pas un peu cela ? Mais l'œuvre est telle que rien ne la ternirait.

    Je me rappelle Raphaël Enthoven déconseillant d'aller voir Balbec sous peine de vivre des désarrois semblables à ceux de Marcel devant ses lieux d'autrefois. À la différence que, pour nous, les lieux de Proust sont ceux de nos pages d'hier ou d'aujourd'hui. Ceci me ramène à Christa Wolf dans la mansarde où Dostoïevski créait Raskolnikov. Dépassant les espaces décevants auxquels appartiennent un peu les souvenirs, l'allemande positive le moment : «...ce Saint-Pétersbourg (...) cette sombre tour de Babel humaine, aurait jamais existé si elle n'avait pas été vue par l'imagination surchauffée d'un écrivain malheureux ? »

  • Lors de ma première lecture les pages sur Gilberte ne m'avaient guère touchées, elles m'avaient même agacées mais ce qu'il y a de bon dans les relectures c'est que de nouveaux pans d'un texte vous apparaissent lorsque vous vous y attendez le moins.
    Si je vérifie sur mon exemplaire j'ai coché plusieurs des phrases que tu retiens

  • Oui, les noms ont une puissance d'évocation extraordinaire. Proust l'a écrit et souligné mieux que personne, faisant de la force imaginative le tremplin le plus fabuleux de l'esprit.

  • @ christw : Ce matin, justement, j'arrive à Balbec avec le narrateur et sa grand-mère ;-) Sans aucun doute, les lieux imaginés, les noms lus, les voyages rêvés relèvent d'une autre perception du monde. Proust écrit si finement là-dessus.
    Quant à l'observation de Christa Wolf, malgré tout, elle ne m'empêche pas de penser que si je retourne un jour à Saint-Pétersbourg, j'y suivrais tout de même ces traces de Dostoïevski.

    @ Dominique : Oui, c'est le propre des chefs-d'oeuvre de nous surprendre à nouveau.

    @ Armelle B. : J'aime beaucoup la manière dont Proust compare les noms des villes et ceux des personnes.

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