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roman - Page 7

  • Une robe et d'autres

    Une robe couleur de vent de Sophie Nicholls (The Dress, 2011, traduit de l’anglais par Michelle Charrier, 2017) est son premier roman, traduit dans cinq langues. Elle se présente sur son site comme la créatrice de l’écriture « réparatrice ». J’étais curieuse de découvrir ce que cache ce titre qui évoque les robes de Peau d’âneLe roman conte agréablement l’histoire d’Ella et de sa mère, Fabia Moreno.

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    Celle-ci a hérité d’un don familial pour l’art du vêtement et l’ajustement parfait d’une robe à celle qui la porte. Passionnés de tissus, expertes du fil, si vous appréciez l’univers « vintage », ce récit vous plaira sans doute. Fabia et Ella sont de nouvelles habitantes de la ville de York. « Mamma », comme l’appelle sa fille de quinze ans, y ouvre une boutique de vêtements d’occasion. Elle sait accueillir les gens, même antipathiques comme Pike, le conseiller municipal, « grand et mal fagoté », qui regarde avidement Ella « de la tête aux pieds » et ne manque pas de faire une remarque désagréable à Billy, son camarade de classe, avec qui elle est plus à l’aise qu’avec les filles qui la regardent de travers.

    Pour Mme Moreno, chaque objet a une histoire, elle sait raconter et faire rêver ses clientes : « Actrices célèbres ayant subi des revers de fortune, vieilles dames aux greniers humides débordants de trésors, joyaux découverts dans des poches de manteaux ou dissimulés au fin fond de tiroirs à chaussettes. Ella était quasi certaine qu’elle affabulait – pour l’essentiel. »

    Fabia vit en Angleterre depuis seize ans, à York elle repart de zéro. A sa fille, elle a donné le prénom d’Ella Fitzgerald, en mémoire de sa première nuit avec Enzo, mort avant la naissance de leur enfant. Les femmes de sa famille ont aussi le don de percevoir des « Signaux ». Ella peut déjà, comme sa mère, « voir, entendre, ressentir des choses », et même « se glisser dans les pensées d’autrui ». Maadar-Bozorg, sa grand-mère, leur a transmis des habitudes, une façon de faire.

    A Eastbourne, la boutique rétro précédente n’a pas marché.  Pour ne pas se faire traiter de « sale Arabe », Fabia se dit italienne, elle appelle sa fille aux longs cheveux noirs « tesora », « carina », et l’encourage à sourire aux autres, à tout faire pour s’intégrer. L’annonce d’un magasin libre à York, signalée par un vieil ami d’Enzo, est tombée à point. Elle sait comment faire à présent, bien décidée à réussir et à pouvoir, peut-être, « quand les choses auraient changé », rentrer en Iran près de sa mère, à la montagne.

    La prof d’histoire-géo d’Ella est une des premières clientes enchantées des conseils de Mme Moreno : « Mais est-ce vraiment moi ? » s’est-elle d’abord demandé en essayant une robe, avant d’applaudir aux retouches proposées qui lui rendent une silhouette flatteuse, malgré son âge. Sur sa lancée, elle craque pour une paire de boucle d’oreilles. La « magie maternelle » opère. Une robe couleur de vent ne se résume pas à l’histoire d’une boutique, Ella en est l’héroïne autant que sa mère. L’adolescente, mal dans sa peau, reste distante avec tout le monde sauf avec Billy. Quand elle tombe malade, c’est l’entrée en scène d’un homme charmant, le docteur David Carter : il va se prendre d’affection pour Fabia et les aider à faire davantage connaissance avec les autres habitants.

    A l’école, une seule fille se rapproche d’Ella : Katrina, la fille de la famille la plus riche d’York, une blonde aux yeux vairons que Billy ne supporte pas – c’est réciproque. Quand elle se rend au manoir des Cushworth, Ella ressent la grandeur mais aussi la froideur des lieux. Billy lui a parlé du frère aîné de Katrina, mort il y a quelques années. Sa mère l’ignore, Katrina n’est pas heureuse. Elle s’empresse de partager des conseils pour maigrir avec Ella dont les formes s’épanouissent. Le regard des autres sur elle la dérange, surtout celui des garçons.

    Ella se sait aimée de sa mère, elle. Mais quand elle lui fait essayer en vue d’une soirée une robe bleue qui lui va parfaitement, Ella résiste et préfère s’en tenir au noir dont elle s’habille habituellement. Quand l’arrogante Jean Cushworth organise au manoir une fête à l’occasion du Mariage royal, toutes ses amies viennent commander une robe chez Fabia Moreno. Elles ignorent que, chaque fois qu’elle coud pour quelqu’un, elle brode un mot dans un endroit caché du vêtement.

    Ella s’interroge sur les dons de magicienne de sa mère ; elle finira par découvrir la cachette où celle-ci range un « curieux volume » fermé d’un ruban noir, qui contient son vrai nom. Une robe couleur de vent conte aussi des légendes. Plutôt « nouvelle romance », ce premier roman très romanesque, avec un scandale inattendu, retient l’attention aussi à travers l’observation des relations, des tensions sociales à York. Une lecture légère et divertissante.

  • Vivre de rien

    chantal thomas,souvenirs de la marée basse,roman,littérature française,mère,fille,arcachon,plage,eau,nage,nature,culture« Et quand on décide, comme mes parents, de s’installer définitivement dans une ville de vacances, c’est pour se réfugier dans une forme de vide ou de vacuité. Cela implique que l’on sache vivre de rien, de presque rien, s’illuminer d’un détail, s’enchanter d’une nuance, devenir expert dans le modelage des marées, le tracé mouvant de l’écume, l’alchimie du bleu, le vol des hérons cendrés. Cela suppose que l’on réussisse à garder au fil des jours et des saisons l’insouciance des vacances, la capacité à jouir de l’instant. »

    Chantal Thomas, Souvenirs de la marée basse

  • Energie d'un sillage

    « L’enfant veut une vague salée, le sable. » Chantal Thomas cite Colette avant d’ouvrir ses Souvenirs de la marée basse (2017). L’amer, la mer, la mère. A Nice, en août 2015, le plaisir de nager sous la pluie, par un jour de mauvais temps, la ramène aux plages de sa mère âgée, à Nice ou à Villefranche-sur-Mer, où celle-ci allait régulièrement en train, jugeant sa baie plus protectrice.

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    « L’eau du ciel glisse sur mon front, mes yeux, se sale du sel de ma peau. Et moi qui ai toujours vu en ma mère une femme indifférente à la transmission et en moi-même un être surgi d’aucune sagesse précédente, il m’apparaît soudain qu’à son insu elle m’a transmis l’essentiel : l’énergie d’un sillage qui s’inscrit dans l’instant, la beauté d’un chemin d’oubli, et que, si j’avais quelque chose à célébrer à son sujet, quelque chose à tenter de retracer, c’était, paradoxalement, la figure d’une femme oublieuse. Insoucieuse, non ; mais oublieuse, oui. Était-ce de sa part une force ou une faiblesse ? » (Ouverture)

    Du temps d’Arcachon, sa ville d’enfance évoquée aussi dans De sable et de neige et dans Café Vivre, Chantal Thomas fait un rêve où elle déclare, du haut d’une dune : « Où c’est le plus beau, c’est là où j’habite. » Sa mère, Jackie, était une nageuse obsédée par le sport. Sa grand-mère lui a raconté comment, en juillet, quand ils habitaient près de Versailles, sa mère s’était jetée dans le Grand Canal pour nager, à seize ou dix-sept ans.

    Ses parents, Felix et Eugénie, avaient choisi Arcachon pour leurs vacances en famille, puis pour y vivre à l’âge de la retraite. Quand Jackie était enceinte de Chantal, ils avaient séjourné ensemble à Charavines où elle nageait tous les jours dans le lac de Paladru, « le lac bleu », en se disant « pourvu que les yeux de mon enfant soient de la couleur du lac ».

    Née à Lyon en 1945, Chantal Thomas est bientôt emmenée par ses grands-parents à Arcachon, ses parents n’étant pas vraiment prêts à s’occuper d’elle. Son père n’avait pas trop envie de quitter Lyon où il a participé à la Libération, mais sa mère sera très heureuse de s’installer au rez-de-chaussée de la maison de ses parents et de reprendre son entraînement de nageuse avec son père qui la chronomètre, toujours en compétition avec elle-même.

    Pendant que sa mère nage, sa fille rampe d’une tente à l’autre sur le sable, observe les gens, distingue « les enfants venus d’ailleurs » des « enfants de la plage » qui se mêlent pour jouer. Puis ils ont leur propre maison dans la Ville d’Automne, rue Nathaniel-Johnston. Chez elle, sa mère s’ennuie, elle n’a rien d’une femme d’intérieur. Seule la nage, plus précisément le crawl, la passionne.

    Petite, sa fille ne sait pas nager, n’arrive pas à suivre les leçons de sa mère, mais elle se débrouille, elle flotte très bien en faisant la planche. Elle adore entrer dans l’eau. Sur la plage, elle mesure à quel point sa famille est différente des autres, par exemple de la famille Leçon (!) avec villa blanche, véranda, tourelle et jardin, des gens très « comme il faut ». Ces enfants-là ne jouent pas avec les autres.

    Un jour, il lui vient tout de même une amie sur le sable : Lucile, une petite fille agenouillée dans une baïne, tient une étoile de mer dans la main et la lui offre : « C’est un cadeau de la princesse du Palais des Mers. » Fille d’un professeur de lettres, Lucile lui raconte la révolte de la princesse maltraitée par un géant, « le maître des dunes », la guerre puis la réconciliation entre le sable et la mer. Leur complicité est immédiate. Elles ne pensent qu’à se retrouver, gardent le secret sur leurs agissements, vont ensemble au club de natation et de gymnastique. Puis vient le temps de se dire : « A l’été prochain ! »

    Chantal Thomas, parlant de Jackie, ne disait pas « maman » mais « ma mère », ce que celle-ci regrettait ; elle-même disait « maman » à la sienne. Mais ce mot tendre ne convient pas à leurs rapports, toujours un peu distants. Ecolière, la petite Chantal a du mal à l’école, ce lieu « où il y a toujours quelqu’un pour vous dicter ce qu’il faut faire et ne pas faire. » L’uniforme la met « en nage », elle préfère de loin se déshabiller pour nager.

    Souvenirs de la marée basse, ce sont aussi les souvenirs de leurs failles : son père enfermé dans le silence, sa mère angoissée, dépressive, courant les médecins. Leur dernier été à Arcachon, sa fille l’entend dire qu’elle n’en peut plus. Puis, le 2 janvier, son père meurt soudain à quarante-trois ans. « C’est de cette matière mate et sourde, de ce tombeau d’avant l’heure, que je dois extraire mes propres mots, effectuer, homonymes et synonymes réunis, la lente percée de mon langage. C’est dans la ruine des sables et l’impossibilité à dire que je dois chercher ma force. »

    Dans « Autres rivages », on découvre comment sa mère réagit, revit en déménageant à Menton, puis à Nice, toujours à la recherche de « sport, vacances, joie, soleil », comme avait écrit le grand-père de Chantal Thomas sur l’album de famille. Comment, aussi, elle oublie.

  • Auster, Baumgartner

    Une fois relu Moon Palace, j’ai ouvert avec une certaine émotion le dernier opus de Paul Auster (1947-2024), Baumgartner (2023, traduit de l’américain par Anne Laure Tissut, 2024). Christine Le Bœuf, la traductrice attitrée des romans de Paul Auster (de L’invention de la solitude à Dans le scriptorium) est décédée en février 2022. Co-fondatrice d’Actes Sud avec Hubert Nyssen, son mari et elle étaient devenus des amis d’Auster et de Siri Hustvedt. Si je m’y attarde, c’est que ce changement de traductrice se ressent. Il m’a fallu du temps pour m’y habituer, en me posant des questions comme celle-ci : quelle est la phrase originale traduite par « Après que Baumgartner a rêvé ce rêve, quelque chose commence à changer en lui », qui ouvre le chapitre trois ? Et comment Christine Le Bœuf l’aurait-elle traduite ?

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    S. Fogg, le héros de Moon Palace, est âgé de dix-huit ans quand il commence des études universitaires à Columbia. S. T. Baumgartner, la septantaine, enseigne encore à l’université de Princeton (New Jersey). Lui aussi signe avec les initiales de ses deux prénoms, Seymour et Tecumseh, le nom d’un chef shawnee que son père plaçait « au-dessus de tout autre Américain » (comme on le découvrira au chapitre quatre), « tout sauf un nom orthodoxe pour le fils d’une famille blanche américaine né au milieu du XXe siècle, a fortiori pour un fils juif américain né à Newark de parents venus de Pologne et des terres à quelques miles à tribord ».

    Baumgartner est dans son bureau au premier étage, mais il a besoin d’un livre resté en bas au salon. Une odeur de brûlé vient de la cuisine : il a oublié d’éteindre sous la petite casserole du cuiseur à œufs, se brûle la main en la prenant, la lâche…Eau froide, torchon. Puis un appel pour annoncer le retard du préposé qui vient relever le compteur, suivi de la sonnerie : Molly lui apporte un livre. La livreuse d’UPS est noire et affiche la même « vivacité radieuse » qui caractérisait Anna, sa femme ; il aime la voir de temps en temps à sa porte, même s’il a déjà une tour de livres non ouverts près d’une pile de livres à donner à la bibliothèque.

    Ce « premier vrai jour de printemps » commence avec difficulté. Un autre coup de téléphone lui annonce que le mari de sa femme de ménage, Mme Flores, s’est coupé deux doigts au travail. Arrive Ed, le préposé qui l’appelle « Boom Garden », aussi il l’invite à l’appeler Sy – le professeur n’aime pas son premier prénom, préfère qu’on l’appelle Sy – Ed, lui, n’aime pas son nom, Papadopoulos, c’est un vrai moulin à paroles. La lumière ne s’allume pas aue sous-sol, Ed brandit sa torche, mais en le précédant dans l’escalier vétuste, Baumgartner dégringole et se fait mal aux coudes et surtout au genou. Drôle de matinée !

    Pendant qu’il se repose à la cuisine, Baumgartner se revoit étudiant, à vingt et un ans, et se rappelle la première fois qu’il a vu Anna dans un magasin, « la jeune fille aux yeux scintillants qui voyaient tout », revue huit mois plus tard, le début de leur relation. Cinq ans plus tard, ils se sont mariés : « sa vraie vie débute, la seule, l’unique », qui a pris fin neuf ans plus tôt quand Anna a plongé dans la houle du Cape Cod et croisé une vague monstrueuse qui lui a brisé la nuque. Il ne faut pas poursuivre dans cette voie-là, se dit Baumgartner en regardant le jardin de derrière où un merle vient d’attraper un ver de terre.

    Baumgartner est un roman sur la vieillesse et le deuil, sa couverture donne le ton. En pensant aux doigts recousus de M. Flores, Baumgartner étudie le syndrome du membre fantôme pour « sa capacité à servir de métaphore de la souffrance humaine et de la perte ». Depuis la mort d’Anna, il est devenu un « demi-homme » qui a mal. Il a des trous de mémoire. Qu’il ne l’ait pas empêchée de retourner à l’eau le ronge, mais elle « faisait ce qu’elle voulait quand elle voulait ». « Tout peut nous arriver à tout moment », il en a pris davantage conscience.

    En fouillant le bureau d’Anna, qui écrivait et traduisait de son côté, il trouve un texte autobiographique, « Frankie Boyle ». Elle lui avait raconté cette histoire de jeunesse, il est néanmoins bouleversé « d’entendre la voix d’Anna s’élever du papier ». « Fou de chagrin » les premiers mois, il a sélectionné les meilleurs des poèmes qu’elle avait écrits et les a fait publier. Puis il a repris ses cours, revu ses amis. « Vivre, c’est éprouver de la douleur et vivre dans la peur de la douleur, c’est refuser de vivre. » Un rêve où Anna lui parle le réconforte et l’aide à aller de l’avant, à envisager de prendre sa retraite pour vivre une vie « indépendante et sans entraves », écrire tant qu’il le peut. On lira plus loin une courte fable de Baumgartner sur l’écriture et le temps qui file, intitulée « Sentence à vie ».

    Baumgartner déteste vivre seul. Deux femmes vont jouer un rôle dans sa nouvelle existence. D’abord Judith Feuer, professeur d’études filmiques à Princeton, qui s’est rapprochée de lui après avoir divorcé. D’un milieu aisé comme Anna Blume dont elle était assez proche, elle est très différente. Ensuite Beatrix Coen, une jeune chercheuse qui voudrait écrire sur l’œuvre d’Anna Blume et s’enquiert de l’existence d’autres poèmes, d’autres textes non publiés.

    « C’est peut-être la dernière chose que je vais écrire », avait confié Paul Auster au Guardian en 2023, à propos de Baumgartner. Dans une belle évocation de l’écrivain et de l’œuvre (La Libre Belgique), Jacques Besnard note les nombreux points communs entre l’auteur et son dernier personnage. En 2018, Paul Auster et Siri Hustvedt étaient les invités de François Busnel à La Grande Librairie (à revoir ici). Interrogé sur France Culture cette année-là, Auster disait ce qui sans doute est aussi le mantra de Baumgartner : « Je veux vivre. Je suis tellement heureux d’être arrivé à cet âge. Je me lève chaque matin : encore une journée m’est donnée, alors allons-y. » Merci, Monsieur Auster.

  • Clair de lune

    Auster Blakelock Moonlight.jpg« Je me demandai si Blakelock n’avait pas peint son ciel en vert pour mettre l’accent sur cette harmonie, pour démontrer la connexion entre les cieux et la terre. Si les hommes peuvent vivre confortablement dans leur environnement, aurait-il suggéré, s’ils peuvent apprendre à sentir qu’ils font partie de ce qui les entoure, la vie sur terre peut alors s’empreindre d’un sentiment de sainteté. J’étais réduit aux conjectures, bien sûr, mais j’avais l’impression que Blakelock peignant une idylle américaine, le monde habité par les Indiens avant que les Blancs n’arrivent pour le détruire. »

    Paul Auster, Moon Palace

    Ralph Albert Blakelock (1847–1919),  Moonlight (Clair de lune), vers 1885–1889.
    Huile sur toile, 68.7 x 81.3 cm, New York, Musée de Brooklyn