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roman - Page 2

  • Un dragon enfoui

    Comment on devient un paléontologue qui croit aux dragons et où cela peut mener, c’est en raccourci le sujet de Cent millions d’années et un jour (2019) de Jean-Baptiste Andrea, l’auteur de Veiller sur elle.

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    Cime et caïre de Rogué, vus depuis la cime de Frémamorte (Wikimedia)

    Tout cela a commencé pour Stan avec la découverte d’un trilobite, un jour de 1908. Renvoyé de l’école pour insolence, il avait donné un coup de marteau sur une grosse pierre dans un champ : sa première rencontre, à six ans, avec un fossile de trois cents millions d’années. Une découverte de ce genre, il pouvait la partager avec sa mère, pas avec son père qui avait la main lourde.

    Le 16 juillet 1954, le paléontologue est en route pour Nice où doit le rejoindre Umberto, son ancien assistant à l’université de Lyon, à présent professeur à Turin. Quand il finit par arriver quelques jours plus tard dans le village au pied de la montagne où il l’attend, Umberto n’est pas seul. Son jeune assistant l’accompagne, Peter. Stan a demandé à tous la discrétion, mais il doit bien leur expliquer cette fois le but de leur expédition : « nous cherchons un dragon ».

    Une petite fille lui a raconté un jour le récit obsessionnel d’un vieux concierge décédé, M. Leucio : adolescent, lors d’une escapade dans sa vallée natale, celui-ci s’était réfugié dans une grotte et « s’était retrouvé nez à nez avec un drago di tuono e di lampo, un dragon de tonnerre et de foudre ». La fillette se souvenait de tout : « La grotte était à la base d’un glacier », « De là on voyait trois sommets en forme de pyramide couronnés d’éclairs »… Où cela pouvait-il être ?

    Des années plus tard, en réponse à sa demande, une administration lui a envoyé le certificat de naissance de Leucio D. avec le nom de son village, entre Mercantour et Argentera, tout près de la frontière italienne. Stan a décidé d’y mener une expédition pendant l’été, quand la météo est la plus favorable, quasi convaincu de pouvoir retrouver la grotte et dedans, le squelette complet d’un apatosaure ou d’un diplodocus, « l’une des plus incroyables créatures créatures qui aient foulé cette planète ». Ce serait le couronnement de sa carrière.

    Gio, un vieux guide italien, s’en soucie peu. Sa vie, c’est « monter, survivre, redescendre ». Des mulets transporteront l’huile pour les lampes et le feu, tout le reste est déjà là-haut. Quand ils se mettent en chemin sur la montagne, on se demande si le professeur, qui souffre de vertige, est bien capable d’une telle ascension : « Un miracle est arrivé. J’ai trouvé mes jambes d’alpiniste. Elles étaient là qui m’attendaient sur le bord du sentier. » Tout peut donc arriver.

    Cent millions d’années et un jour raconte l’expédition de ces hommes mus par le désir d’une grande découverte pour Stan, par l’amitié entre Umberto et lui, par l’admiration aussi d’Umberto et Peter pour le professore. Gio veille sur eux, sur le campement et le ravitaillement, il choisit les endroits par où passer pour arriver au but. Des tas de pensées viennent quand on marche en montagne, l’œil ouvert et le pas lent dans les montées. Souvenirs d’enfance, doutes sur soi-même ou sur le sens de tels efforts. Stan s’efforce de « marcher sans penser » ou de « penser à autre chose qu’à la fatigue ». Grimper en via ferrata, lui qui est sujet au vertige, y arrivera-t-il ?

    L’approche du glacier est à grand spectacle. Y repérer le bon endroit où chercher sera beaucoup moins simple qu’imaginé. Et encore faut-il que l’histoire de Leucio soit véridique. Aux aléas des recherches s’ajoutent les tensions inévitables dans l’équipe, la fatigue, les désaccords, la difficulté due aux délais imposés par la météo et la nécessité de redescendre si la sécurité l’impose. Les réactions de chacun s’expriment de plus en plus ouvertement, et cela fera des étincelles. J’ai aimé en particulier la manière originale dont l’auteur donne la parole à Peter, le plus jeune.

    Si l’on accepte l’immersion dans cette quête en haute montagne, le roman de Jean-Baptiste Andrea a de quoi tenir en haleine : trouveront-ils la grotte ? un squelette ? Stan veut y croire, coûte que coûte, prêt à courir tous les risques, comme si sa vie était en jeu. On est pris par cette passion paléontologique et surtout par cette aventure humaine où, d’obstacle en obstacle, les caractères et les préoccupations de chacun vont se révéler peu à peu.

  • A proprement parler

    muriel cerf,la femme au chat,roman,littérature française,couple,chat,chien,culture,extrait« William donc, at five, prenait le thé, et si ce n’était pas du thé, oubliant tout alibi anglomane, du café, du chocolat, de la brioche, des tartines, une glace, solides et liquides censés réparer des forces mises à l’épreuve par une énième prouesse domestique. Et lorsque Willy exerçait, la bonne âme, ses talents de pâtissier, c’était face à une épouse que renvoyaient à l’anorexie la seule perspective de collationner au beau milieu de l’après-midi, et le bloc compact de ce cake fauve aux tranches grenues, et les rectangles dodus, liserés d’or brun, de ces financiers aux amandes qui étaient à proprement parler la madeleine de William, sa mère lui ayant appris la recette, entre V. et Saint-Brévin-les-Pins, de cette douceur du même ordre que l’illustre proustienne – d’un petit gâteau à pâte molle que William trempait, lui, dans un café viennois houppé de crème Chantilly, plus volontiers que dans la sobre transparence d’un thé… »

    Muriel Cerf, La femme au chat

  • Chien et chatte

    En retirant de ma bibliothèque La femme au chat (2001), je savais que j’y retrouverais de magnifiques passages sur une chatte – la quatrième de couverture en donne un, le premier paragraphe qui m’avait sans doute fait acheter ce livre – mais pour le reste…

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    Dans un style très soutenu, celle qui contemple la chatte, une persane noire, passe à « quelqu’un qu’il ne sera pas question de contrarier non plus », sa mère, « un être aussi imprévisible qu’épouvantable », une « bondissante septuagénaire ». Elle s’appelle Anna Baxter et sa fille, la narratrice, Cora Baxter, nom de jeune fille gardé « pour des raisons qui n’intéressent que moi – sans doute, sûrement, parce que chez Duras, il y a une Vera Baxter ».

    « Il faut être un forcené bien naïf pour écrire, et dans ce bagne parfois voluptueux et toujours secret, savoir d’avance, aussi, lire le mot, celui des autres ou le sien avant que la pensée l’ait formulé, que l’œil l’ait déchiffré – c’est vivre avant, dans le prélogique absolu ; c’est juste savoir, et se méfier du talent, de ses minces pyrotechnies qui fusent dans l’espace inconnaissable juste au-dessus de vous, où grelottent des étoiles que, du coup, vous ne regardez plus – se méfier du talent, chose sémillante qui en exclut d’autres, et celle-ci en premier, ce prélogique, ce religieux qui, dans le cri bâillonné de Duras, ce presque silence, est plus puissant encore. »

    Sa mère, « Mutti », s’habille souvent en rose, a lu naguère mais ne lit plus, va au spectacle, juge qu’être écrivain, ce n’est pas un métier. « Ma mère est une tueuse, dont je dois bien tenir quelque chose, qui eut raison de mon père dont l’adorable vulnérabilité évoque tant celle de William, qui est mon mari. » Les chats aussi sont des tueurs.

    Le portrait de Willy, qui opte lui pour le laconisme, mêle maladresses et habileté manuelle, dépression et bonne humeur : il ponce, peint, répare méticuleusement tout ce qui doit l’être dans leur pavillon de banlieue, cuisine, cultive la marijuana, bégaie, sourit… C’est grâce à lui, son « blond et pâle mari », que ni Cora ni la chatte Pupe ne meurent de faim. A présent au chômage, il dirigeait une collection dans la maison d’édition où ils se sont rencontrés. Ajoutons un yorshire-terrier, Precious Malcolm, chiot avec pedigree que vient d’acheter William – ils sont inséparables – et vous connaissez tous les protagonistes du roman.

    La narratrice est aussi lectrice : outre Duras, La Recherche et Henry Miller, elle truffe son récit de références littéraires, historiques, cinématographiques (« Pupe » est un hommage à Visconti), et aussi de chansons de Françoise Hardy. Dans ce huis clos, les frictions ne se terminent pas toujours bien. L’une est féline, l’autre canin : pourront-ils continuer à vivre ensemble ?

    On lit jusqu’au bout ce roman tenu par l’écriture plus que par les événements. On relit des pages somptueuses d’observation féline, comme sur le mouvement de la chatte qui s’enroule – pour dormir ? rêver ? – dans un paragraphe éblouissant qui commence ainsi : « La sphère étant inscrite, où se drapent le corps et l’âme du chat, il n’est plus rien à chercher d’autre, ni pour lui ni pour vous […] ».

    Ne la connaissant guère, je lis la biographie de l’écrivaine sur Wikipedia et découvre qu’à trente ans, elle a été renversée par une voiture qui lui a brisé les jambes et l’a contrainte à cesser de voyager pour devenir sédentaire et recluse dans son appartement parisien. Son premier livre, L’Antivoyage (1974), inspiré par un périple en Asie, avait été salué par la critique, comme la révélation d’une « jeune surdouée de la littérature ». Avez-vous lu Muriel Cerf (1950-2012) ?

  • Une femme de coeur

    Parfois une histoire par laquelle on se laisse simplement emporter est exactement ce dont on a besoin. Ma maison en Ombrie de William Trevor (2001, traduit de l’anglais par Cyril Veken) a été composé « en miroir » avec En lisant Tourgueniev, selon la quatrième de couverture. Alors que le roman précédent décrit la frustration, voire la folie, celui-ci « se risque au contraire à regarder du côté du bonheur ». C’est du moins ce qu’annonce l’éditeur (Phébus Libretto, qui ne mentionne plus ces titres sur son site.)

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    S’il fallait les opposer, je dirais plutôt qu’En lisant Tourgueniev raconte de l’extérieur la vie d’une femme qui subit les événements, tandis que Ma maison en Ombrie a pour héroïne et narratrice Mme Delahunty (Emily), une femme séduisante qui a beaucoup vécu : « je n’ai guère fréquenté l’école et tout ce que je sais, je l’ai appris par moi-même. » « Que les hommes se soient souvent montrés généreux et que moi, je n’aie pas souvent su dire non, je ne songe pas à le nier. » Trevor a opté ici pour un style moins classique, plus oral. 

    Elle se présente au début, un peu en vrac : « hôtesse » sur le Hambourg dans ses années de vaches maigres ; disant encore ses prières apprises à l’Ecole du dimanche quand elle était petite ; autrice de romans d’amour à succès depuis son installation en Ombrie ; née dans une station balnéaire du sud de l’Angleterre, où ses parents faisaient ensemble à moto le « Mur de la mort », un numéro qui était leur gagne-pain, comme elle l’a appris de ses parents adoptifs qui « donnèrent de l’argent en échange du bébé dont on ne voulait pas ».

    Quinty, un Irlandais rencontré en Afrique (au Café Rose, à Ombubu), l’a poussée à acheter avec ses économies une maison en Ombrie qu’il gérerait pour elle, « comme une sorte d’hôtel ». (Sa jeune épouse italienne l’avait quitté en découvrant qu’il n’était pas du tout « directeur d’usine ».) Il lui a arrangé cette « résidence privée », ni auberge ni pension, pour accueillir des touristes qui ne trouvent pas de place ailleurs, « jamais plus d’une poignée de visiteurs à la fois », et cela marche très bien, grâce à lui.

    Avant de raconter un été « tout à fait à part », Mme Delahunty remonte à son voyage en train vers Milan au début du mois de mai 1987. En première classe, elle observait les autres, de jeunes amoureux qui se parlaient en allemand, un couple anglais plus âgé avec leur père, des parents avec un garçon et une fille, une femme seule, des hommes d’affaires italiens… Elle y somnolait en imaginant le début d’un nouveau roman quand un fracas assourdissant lui a fait ouvrir les yeux : des débris de verre, « des cris, une douleur et puis le noir. »

    A l’hôpital, Quinty l’avait rassurée : elle avait eu un choc mais récupérait bien ; les calmants la plongeaient dans ses souvenirs. Ce n’était pas la foudre qui avait frappé leur voiture, mais l’explosion d’une valise piégée. Bientôt elle s’était inquiétée des autres : le vieil Anglais, un général, avait survécu, ainsi que l’amoureux, Otmar, qui avait perdu un bras, et la petite fille. Leurs proches étaient morts. On n’avait pas encore trouvé de parent pour Aimée, qui n’était pas en état de voyager ; la fillette ne parlait plus. Quinty avait proposé au petit groupe de s’installer chez Mme Delahunty, le temps de se rétablir.

    « Le chagrin, la souffrance, la détresse, les longs silences, les ombres immobiles de la mort, nos cauchemars intimes, voilà ce que, sans nous en faire part, nous avions en commun, sans même la consolation de pouvoir les partager. » En Ombrie, les « éclopés » font plus ample connaissance. L’enquête de la police piétine. Aimée reste sans parler, elle dessine, surtout des monstres repoussants. Puis on retrouve en Amérique la trace d’un oncle, le frère de sa mère, M. Riversmith.

    Ma maison en Ombrie nous plonge dans la vie d’une femme généreuse, fantaisiste, fort portée sur les apéritifs, l’esprit circulant sans cesse entre présent, passé et imagination, et dans le récit de cette cohabitation improvisée qui, peu à peu, permet aux victimes de l’attentat de surmonter ensemble leurs pertes, leur traumatisme. Le fidèle Quinty veille à tout dans la maison.

    Emily Delahunty aura bien du mal à faire comprendre à Thomas Riversmith, quand il viendra en juillet, les profondes blessures qu’ils portent en eux et qui les rendent si sensibles et proches les uns des autres. Ce spécialiste des fourmis arboricoles n’est pas à l’aise avec les êtres humains, il manque d’empathie et, contrairement aux autres, ne goûte pas les charmes de son hospitalité. Attentive à tous, la romancière va tout tenter pour l’adoucir. (Maggie Smith a joué son rôle dans le téléfilm My house in Umbria.)

    Si le roman de William Trevor est un portrait de groupe, c’est cette femme de cœur qui en est l’âme. Observateur des vies ordinaires, l’écrivain irlandais se disait « un nouvelliste qui écrit des romans, pas le contraire ». Son univers « est souvent celui d’un temps suspendu, voilé par la mélancolie », écrivait Florence Noiville à sa mort en 2016 (Le Monde).

  • Marie-Louise

    william trevor,en lisant tourgueniev,roman,littérature anglaise,mariage,famille,asile,amour,solitude,culture,irlande,extrait« Marie-Louise », murmure-t-elle en cette matinée qui suit l’arrivée inopinée de son visiteur. « Marie-Louise Dallon. Madame Querry, en fait. » C’est un homme âgé maintenant, et ses sœurs encore plus. Il a devant lui quoi ? une douzaine d’années, mettons quatorze ou quinze, mais les sœurs, elles, sont inusables. Il prend toujours en charge sa pension dans l’établissement de Miss Foye, comme depuis le premier jour. Il y a des années, les sœurs ont essayé de faire adresser la note à Culleen, mais son père n’avait pas les moyens. « Quel brave homme, votre mari ! » lui répète Miss Foye. Il faut dire qu’elles sont un certain nombre à n’avoir personne pour subvenir à leur pension : celles qui occupent les dortoirs collectifs dépourvus de tout confort, celles qui n’ont droit qu’à la vaisselle de tôle émaillée. Un brave homme, oui, qui s’est adonné à la boisson. Il n’y est pour rien, s’ils ont décidé de fermer ce genre d’institution. On regroupera les plus agitées, on leur trouvera un autre asile. Elle n’a jamais fait partie des agitées.
    Une silhouette émerge de la pénombre et vient s’asseoir sur le bord de son lit, emmitouflée dans une couverture. C’est Mme Leavy, de Youghal, qui est venue lui raconter ses rêves.
    Elle l’écoute, et puis c’est à son tour de raconter les siens. »

    William Trevor, En lisant Tourgueniev

    © Nikolaas Eekman (1889 - 1973), Femme lisant