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indochine

  • Manque

    Coatalem présentation.jpg« Cette histoire* avait fini par sédimenter en lui, le silence était son deuil. Impossible d’approcher, de tourner autour, d’en parler de manière intelligible. Pierre coupait court, éludait, rechignait. Faisait barrage. Chaque tentative pour grappiller une adresse, un nom, la moindre anecdote venait s’y briser. La mauvais entente entre son frère et lui avait tari les autres sources possibles. Que devenir dans cette absence de faits, de lieux et de mots ? J’étais comme dépossédé de moi-même. Car ce qui avait bouleversé mon père me faisait souffrir à mon tour, c’était devenu mon héritage, ma part, et il m’avait fallu à un moment consulter un psychologue pour essayer de sortir de cette spirale qui, d’une génération sur l’autre, recommençait et me rongeait. Ne rien tenter de savoir, n’était-ce pas les abandonner les uns et les autres, et me perdre à mon tour ? Au fond, à cause de ce manque, n’arriver jamais à me saisir en entier ? »

    Jean-Luc Coatalem, La part du fils

    *[celle de son grand-père, père de Pierre]

    Source de la photo : vidéo de présentation par l'auteur (YouTube)

  • La part du fils

    Quelques années avant sa nuit au musée Guimet, Jean-Luc Coatalem a écrit La part du fils. A la lecture du compte rendu de Manou, j’ai pressenti que ce roman me parlerait davantage. Il s’ouvre sur un été en Bretagne, son pays d’enfance, sur une presqu’île qu’ils appellent Kergat : un père et ses fils, leur grande sœur Lucie, la maman. « Paol est né en 1894, à Brest » C’est son grand-père, un militaire qui a fait la Première Guerre. Son épouse, Jeanne, a eu trois enfants : « Lucie, Ronan et Pierre, mon père. »

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    Illustration de couverture : Fabienne Verdier

    L’auteur cite José Saramago en épigraphe : « Nous ne sommes que la mémoire que nous avons. » Son grand-père, Coatalem ne l’a pas connu. Sous Vichy, quelqu’un l’a dénoncé ; le premier septembre 1943, la Gestapo l’a arrêté. Incarcéré à Brest, il a fini sa vie dans les camps. « Des années après, en dépit du temps passé, j’irais à la recherche de mon grand-père. Comme à sa rencontre. »

    Il imagine la scène, l’impuissance de son père, Pierre, qui avait douze ans, l’angoisse de Jeanne, sa grand-mère, et dans la Citroën qui traversait le bourg, son grand-père dans la douleur des coups reçus et la volonté d’oublier « le réseau » de résistance dont il faisait partie. Le silence familial sur « la disparition de Paol », sur « ses états de service, ses garnisons, jusqu’à ses adresses à Saïgon, à Brest et à Kergat », ne lui a laissé que des « bribes ».

    Même l’album photo leur était soustrait : « pas le moment, pas la peine, une autre fois. » Aussi lui faut-il fouiller dans les archives et imaginer. « A Kergat, le nom de Paol est inscrit sur la liste des victimes de la guerre dans la nef de l’église. Au cimetière, il est gravé en lettres dorées sur le caveau familial qui ne le contient pas. Dans les allées ratissées, ce cône de granit, posé au-dessus d’un vide, est notre amer. »

    « Comment évoquer à table ou au salon, au moment du café et des cigarettes, la sinistre villa Ti-Lann de Plomodiern, Brest où nous n’allions plus guère, et les camps de concentration, que j’allais découvrir un à un, Buchenwald, Dora et Bergen-Belsen ? Paol était l’œil du cyclone. » Et pourtant ce passé travaille son petit-fils, que le mutisme de son père va pousser à mener ses recherches partout où une réponse pourrait surgir, à arpenter les lieux : arsenal, prisons, gares, camps de l’Allemagne nazie.

    Jean-Luc Coatalem a dédié La part du fils à son père, « devenu cet homme fiable, taciturne, mesuré en tout. » Après la disparition de Paol, Pierre avait perdu sa sœur Lucie, « emportée par une pneumonie ». Son frère Ronan avait rejoint Londres en 1943, trois semaines avant l’arrestation, puis avait « coupé les ponts » : contre-espionnage, Indochine, Légion…

    L’auteur a peu connu sa grand-mère brestoise, chez qui il a vu des clichés « indochinois » de Paol, « muté aux colonies ». De là sa « fascination pour le grand Est » : Vietnam, Cambodge, Laos, qu’il a visités en « archéologue » des traces familiales. Son grand-père, né en 1894, a été hospitalisé à Saïgon en 1928 pour un virus tropical, réincorporé en 1939 puis démobilisé. En 1943, à près de cinquante ans, c’était un homme mûr.

    La part du fils est le récit passionnant d’une quête, celle de Coatalem pour aller à la rencontre du grand-père qu’il n’a pas connu, actif dans les deux guerres mondiales. Il lui faut retrouver qui il était, quelle fut sa vie, et aussi savoir pourquoi il est mort : que faisait-il dans la Résistance ? Qui l’a trahi ? (Comment ne pas penser à Pa ? Il avait cet âge quand la Gestapo l’a emmené, à la mi-juillet 1944, parce qu’on ne parvenait pas à arrêter son fils résistant, malgré les recherches et le contrat sur la tête d’Hilaire.)

    Soixante-dix ans plus tard, les réponses sont difficiles à obtenir, ce sera parfois le hasard qui s’en mêlera. « Paradoxalement, ce manque originel de récit familial, ce trou généalogique, aura fait de moi un écrivain », écrit Jean-Luc Coatalem. Faute de témoins, il a recomposé certaines scènes, a mêlé l’imagination à la reconstitution, mais toujours avec la volonté de rester « au plus près d’un homme disparu dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale. » Son roman nous émeut par sa persévérance à faire revivre son grand-père, pour lui-même et aussi pour son père, au-delà du silence.

  • Pas venue

    hoai huong nguyen,l'ombre douce,roman,littérature française,indochine,vietnam,guerre,amour,culture« Yann avait attendu Mai toute la journée précédente sans savoir ce qui avait pu l’empêcher de venir, il en fut assez contrarié, elle était venue tous les jours pendant presque deux mois, et il ne pensait pas qu’elle manquerait ce rendez-vous. En le quittant la veille, elle lui avait pourtant dit « à demain » et elle avait promis qu’elle viendrait passer une heure ou deux avec lui. Les Annamites croyaient que le premier de l’An déterminait l’année à venir, alors pourquoi n’avait-elle pas tenu parole ? Yann avait attendu ; il avait espéré la voir dans la matinée, puis l’après-midi, un après-midi qui avait été interminable, et elle n’était pas venue. »

    Hoai Huong Nguyen, L’ombre douce

  • Hanoi, 1954

    Le premier roman de Hoai Huong Nguyen (née en France en 1976), L’ombre douce, a reçu de nombreux prix en 2013. Il raconte l’histoire d’amour entre Mai, une jeune Vietnamienne qui aide les infirmières à l’hôpital Lanessan d’Hanoi, et Yann, un jeune soldat breton originaire d’une famille de paysans de Belle-île. « Mai, c’est pour Hoàng Mai, la fleur jaune de l’abricotier » lui a-t-elle répondu quand il lui a demandé ce que cela voulait dire. (Vous vous rappelez peut-être, même si c’est sans rapport, juste un souvenir, le beau personnage de May dans La condition humaine de Malraux.)

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    Le blessé ne l’a trouvée ni jolie ni laide au premier abord. « Le son de sa voix peut-être ou la forme de ses mains – pourquoi est-on pris par le charme de quelqu’un ? » Les branches fleuries de pruniers et d’abricotiers dans les vases lui rappellent les printemps de son enfance, « lorsque les prairies se couvrent de couleurs. » Le plus jeune des fils, il a perdu sa mère quelques mois après sa naissance et son père a fait peu de cas de l’enfant chétif qu’il était. Un précis de botanique qui avait appartenu à sa mère a été son « compagnon de solitude ». Il a passé beaucoup de temps à se promener sur l’île, à pied ou à bicyclette.

    A l’hôpital, un jésuite, lui aussi breton, le père Portier, rend visite aux soldats blessés et se prend d’affection pour Yann, dix-neuf ans, « un garçon au regard clair » entré à l’armée avec « l’espoir de voir autre chose, des pays et des gens inconnus ». « Etrangers tout d’abord », Yann et Mai se sont peu à peu « reconnus ». Mai a « la réserve ordinaire des filles annamites », Yann guette tous les jours le moment où elle prend son service dans la grande salle. Elle convainc le médecin de le garder une semaine de plus pour « gagner quelques jours de liberté au milieu de la guerre. »

    Le père de Mai, magistrat au tribunal de Hanoi, est un homme autoritaire. L’éducation reçue par Mai au couvent des Oiseaux, chez des religieuses qui lui ont appris le français, a créé au fil des ans une « barrière invisible » entre elle et sa famille. Quand son père décide de la marier à un riche marchand chinois devenu un ami, âgé d’à peine six ans de moins que lui, Mai se rebelle et refuse. Le juge, furieux, la frappe avec sa canne et la chasse de sa maison. Elle se réfugie au couvent.

    Hoai Huong Nguyen raconte avec beaucoup de sensibilité la relation amoureuse entre ces deux jeunes que la guerre va séparer quand Yann retournera au combat, et puis la terrible attente de se retrouver qu’ils supportent tous deux en se souvenant des moments forts passés ensemble. S’aimer dans un pays en guerre, c’est mêler la douceur et la terreur, la présence et l’absence. Quand Mai apprendra que Yann a été fait prisonnier par le Viêt-minh, elle sera prête à tout pour le sauver.

    L’ombre douce ne cache rien de la violence, des horreurs des combats ni des souffrances, et pourtant, ce roman tragique refermé, j’ai l’impression que la force des sentiments, la poésie qui le ponctue, la beauté reconnue là où elle se présente, sur la terre et dans le ciel, ont si bien imprégné le récit qu’elles y laissent une lumière ineffaçable.

  • La clé

    ferrari,jérôme,où j'ai laissé mon âme,roman,littérature française,guerre,algérie,indochine,torture,foi,culture« Le mois de juin 1944 s’est installé silencieusement dans sa chair pour y inscrire l’empreinte d’un savoir impérissable qui lui a permis d’expliquer à ses sous-officiers : « Messieurs, la souffrance et la peur ne sont pas les seules clés qui ouvrent l’âme humaine. Elles sont parfois inefficaces. N’oubliez pas qu’il en existe d’autres. La nostalgie. L’orgueil. La tristesse. La honte. L’amour. Soyez attentifs à celui qui est en face de vous. Ne vous obstinez pas inutilement. Trouvez la clé. Il y a toujours une clé » – et il a maintenant la certitude absurde et intolérable qu’il n’a été arrêté à dix-neuf ans que pour apprendre comment accomplir une mission qu’on lui confierait en Algérie, treize ans plus tard. Mais cela, il ne peut pas le dire à Tahar. » 

    Jérôme Ferrari, Où j’ai laissé mon âme