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irlande

  • Marie-Louise

    william trevor,en lisant tourgueniev,roman,littérature anglaise,mariage,famille,asile,amour,solitude,culture,irlande,extrait« Marie-Louise », murmure-t-elle en cette matinée qui suit l’arrivée inopinée de son visiteur. « Marie-Louise Dallon. Madame Querry, en fait. » C’est un homme âgé maintenant, et ses sœurs encore plus. Il a devant lui quoi ? une douzaine d’années, mettons quatorze ou quinze, mais les sœurs, elles, sont inusables. Il prend toujours en charge sa pension dans l’établissement de Miss Foye, comme depuis le premier jour. Il y a des années, les sœurs ont essayé de faire adresser la note à Culleen, mais son père n’avait pas les moyens. « Quel brave homme, votre mari ! » lui répète Miss Foye. Il faut dire qu’elles sont un certain nombre à n’avoir personne pour subvenir à leur pension : celles qui occupent les dortoirs collectifs dépourvus de tout confort, celles qui n’ont droit qu’à la vaisselle de tôle émaillée. Un brave homme, oui, qui s’est adonné à la boisson. Il n’y est pour rien, s’ils ont décidé de fermer ce genre d’institution. On regroupera les plus agitées, on leur trouvera un autre asile. Elle n’a jamais fait partie des agitées.
    Une silhouette émerge de la pénombre et vient s’asseoir sur le bord de son lit, emmitouflée dans une couverture. C’est Mme Leavy, de Youghal, qui est venue lui raconter ses rêves.
    Elle l’écoute, et puis c’est à son tour de raconter les siens. »

    William Trevor, En lisant Tourgueniev

    © Nikolaas Eekman (1889 - 1973), Femme lisant

  • Un mariage décevant

    En lisant Tourgueniev de William Trevor (traduit de l’anglais par Cyril Veken), retrouvé dans ma bibliothèque, porte en couverture un détail d’une peinture de Vilhelm Hammershoi (Les portes ouvertes) qui convient parfaitement au roman. J’avais quasi tout oublié de Marie-Louise, la fille cadette des Dallon, et de son mariage désastreux.

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    Le romancier irlandais nous introduit d’abord dans la salle à manger d’un asile où une femme de « cinquante-sept ans à peine, menue et d’apparence fragile, s’applique devant son repas », à la table où elle mange seule. Un visiteur est annoncé, Marie-Louise se force à finir son assiette pour avoir droit au parloir. Elle est déçue d’y trouver son mari qui cherche à la rassurer, l’établissement va devoir fermer : « Eh bien, toi, tu sais où aller. Tu n’as pas de souci à te faire. » – « Je croyais que ce serait peut-être Insarov. »

    Le narrateur alterne de brèves scènes à l’asile où vit Marie-Louise et le récit de son destin conjugal, en flash-back. L’institutrice de l’école protestante avait eu dans sa classe la fille cadette des Dallon de Culleen, une famille pauvre. Et « presque une génération avant », Elmer Quarry, d’une famille bien connue en ville : lui et ses sœurs étaient les héritiers des Textiles Quarry sur Bridge Street. Ce célibataire de trente-cinq ans  « était à des lieues à la ronde le seul protestant quelque peu nanti ».

    Les Dallon et leurs enfants habitaient une ferme décrépite à quelques kilomètres du magasin. En janvier 1955, Elmer avait remarqué la jeune femme, « agréable à regarder », et invité Marie-Louise à l’accompagner au cinéma. Sa sœur Letty et son frère James n’étaient pas du tout favorables à cette relation entre leur sœur de vingt et un ans et « cet Elmer Quarry, incapable de rire, ce drapier né ! »

    Mais ils s’étaient revus. Rose et Mathilde, les sœurs d’Elmer, qui l’aidaient au magasin et habitaient avec lui dans l’appartement à l’étage, l’avaient supplié en vain de ne pas épouser cette fille sans le sou. A son mariage, en septembre, Elmer avait félicité Mme Dallon pour le bon repas, ses sœurs n’avaient pas mangé grand-chose. L’institutrice, à la fête, se souvenait de la vivacité de Marie-Louise enfant, de ses bêtises : « elle était innocente ».

    Pour leur lune de miel, Elmer a choisi l’Hôtel de la plage dans une petite ville du bord de mer. Une fois montée dans la chambre, Marie-Louise se sent pleine d’angoisse, consciente d’avoir fait « une erreur monumentale » en se mariant – « mais une fois la décision prise, à quoi bon réveiller des hésitations enfouies ? » Au dîner, on remarque l’œillet d’Elmer à la boutonnière, puis les mariés sortent pour une promenade. A la surprise de sa femme, Elmer propose alors d’aller boire un verre au pub, comme le leur a proposé un client de l’hôtel. Entraînés par l’un puis par l’autre, ils boivent trop et rentrent si engourdis qu’ils tombent immédiatement dans le sommeil.

    Au retour, les sœurs d’Elmer expliquent à Marie-Louise le travail au magasin, ses tâches ménagères. Leur belle-sœur découvre un escalier dérobé qui conduit à deux greniers mansardés – un endroit qu’elle trouve rassurant pour y jouir d’un peu d’intimité. Si son amie Tessa n’était pas partie à Dublin, elle aurait pu lui parler de son malaise conjugal. Un an après le mariage, elle se réveille en larmes, ses espérances déçues. Elle voit comment sa mère, les clientes observent sa silhouette, sa mine.  Elle n’est pas heureuse, mais ne se confie à personne.

    « A quatorze ans, elle avait cru être amoureuse de son cousin à la santé fragile, et plus tard, de James Stewart » – « des enfantillages, à présent ». Sous le moindre prétexte, les sœurs Quarry ne cessent de la critiquer, elle et sa famille. Elles ne se doutent pas, quand elles voient leur frère sortir le soir pour aller à la salle de billard du Y.M.C.A., où il ne touchait jamais à l’alcool, qu’il se rend désormais dans le bar d’un hôtel, avec un voisin, et s’y fait servir du whiskey.

    Le dimanche, Marie-Louise se rend d’abord régulièrement à la ferme, à bicyclette. Elle aime aller au hasard et se retrouve un jour devant l’allée qui mène à la maison de sa tante Emmeline, la mère de son cousin Robert. Tous deux l’accueillent chaleureusement. Robert est heureux de la voir, lui montre comment il vit, entre les soldats de plomb de son enfance et les livres. Passer du temps avec son cousin, chez lui ou au bord de la rivière, devient l’obsession de Marie-Louise : il lui a dit qu’il l’aime encore, ils se confient l’un à l’autre. Robert lui fait la lecture des livres de Tourgueniev qu’il aime.

    En lisant William Trevor, vous découvrirez l’importance de ces retrouvailles que Marie-Louise garde secrètes ; elle se crée intérieurement une autre vie et prend ses distances avec les Quarry, avec tout le monde. Hélas, même si Elmer se montre toujours « gentil », le comportement étrange de sa femme, au mépris des convenances, va alimenter des rumeurs et la mener à l’asile.

    Le romancier irlandais excelle à rendre les maladresses du couple, leur milieu, la férocité des sœurs, les remords des parents Dallon qui n’ont pas découragé ce mariage. Ce drame psychologique à découvrir est publié en anglais sous le titre Two Lives avec un autre roman court de 1991, Ma maison en Ombrie (déjà prêt sur la table de lecture).

  • Potentiel

    Banville Mme Osmond.jpg« Là, Isabel songea à réitérer une protestation, mais elle se tut. N’avait-elle pas reconnu elle-même combien son frêle cousin malade avait indirectement vécu, ou cherché à vivre, à travers sa vie à elle ? Il avait tacitement approuvé son rejet de Caspar Goodwood et s’était reculé, le souffle coupé par l’admiration, devant le refus qu’elle avait opposé à Lord Warburton ; qu’une jeune fille dans sa position – car, à l’époque, elle n’avait aucun espoir de fortune – éconduise un homme doté de la fortune et du rang qu’avait Warburton dans le monde dénotait sûrement un esprit que rien ne pouvait empêcher d’atteindre le pinacle de son potentiel. Mais c’était peut-être là le problème : Ralph avait attendu des merveilles de sa part. Qu’il ait eu le pouvoir de financer son intrépide ascension de la vertigineuse paroi rocheuse de ses ambitions à elle – et des siennes ! – avait dû lui apparaître comme la justification, la compensation d’avoir à rester en bas, dans la vallée ombrageuse, tandis qu’elle escaladerait ces hauteurs radieuses. Et quelle triste déception il avait dû connaître quand, au lieu de poursuivre sa progression vers le pic, elle avait perdu pied et dégringolé, la tête la première, la fameuse falaise qu’Henrietta venait d’évoquer. »

    John Banville, Mme Osmond

  • Mme Osmond, la suite

    A la fin de Portrait de femme, Henry James laisse l’avenir d’Isabel Archer devenue Mme Osmond en suspens. Quand Caspar Goodwood, qui n’a pas renoncé à elle, la cherche chez son amie Henrietta, il apprend qu’elle est partie pour Rome. John Banville, dans Mrs Osmond (2017, traduit de l’anglais (Irlande) par Michèle Albaret-Maatsch en 2021), propose une suite à la destinée incertaine de l’héroïne de James.

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    Richard Parkes Bonington (1802-1828), View on the Grounds of a Villa near Florence, 1826, Art Institute Chicago.

    Rappelons que contre l’avis de son mari, Gilbert Osmond, Isabel s’est rendue en Angleterre au chevet de son cher cousin Ralph Touchett, mourant. Avant qu’elle quitte l’Italie, sa belle-sœur lui avait ouvert les yeux sur les rapports cachés entre Osmond et Mme Merle, lasse de son « ignorance innocente » des dessous véritables de son mariage.

    Ouvrons Mme Osmond. Arrivée à Londres, Isabel remarque à la sortie de la gare un malheureux qui pousse des cris déchirants, mais Staines, sa servante, qui s’occupe des bagages, juge qu’on « ne peut pas aider des gens pas fichus de s’aider soi-même » et sa maîtresse la suit dans le cab qui les conduit à l’hôtel. Il ne lui sera pas facile de trouver le repos en pensant à ce « pauvre diable » et à sa propre situation.

    « Curieux : c’était elle qui était lésée, et gravement, par son mari et par une femme qu’elle avait cru être, sinon son alliée, du moins pas son ennemie non plus, et néanmoins c’était elle qui portait la honte de la chose. » Elle comprend à présent quelle part y ont joué son orgueil, sa vanité, sa suffisance même. Isabel a des choses à faire à Londres : passer à la banque pour y retirer une grosse somme d’argent en liquide, aller déjeuner chez Mlle Janeway, une amie d’Henrietta chez qui elle logera ensuite.

    Avec l’une et l’autre, il sera bien sûr question du choix à faire à présent : retourner à Rome, et puis ? Comme elle l’avait dit il y a des années en arrivant en Angleterre, une chose lui est chère entre toutes : se sentir libre. On l’a épousée pour son argent, désormais celui-ci devra lui permettre d’acheter sa liberté. Henrietta s’étonne qu’elle veuille malgré tout encore préserver quelque chose de ce mariage où, il est vrai, sa propre volonté l’a menée, malgré les avertissements.

    Avant de rentrer en Italie, elle décide de passer d’abord par Paris. Dans le train, elle a l’impression de porter en elle « le cadavre glacé de son propre cœur, de son propre moi, de sa propre vie ». En se promenant aux Tuileries, puis au Louvre, elle rencontre l’élégant Ned Rosier (l’amoureux qu’Osmond a éloigné de sa fille) : il l’invite à l’accompagner devant L’homme au gant du Titien, il veut vérifier si les couleurs du médaillon sont bien les mêmes que celle d’un objet qu’il est en train de négocier, en collectionneur avisé. Isabel apprend qu’il est quasi fiancé à la fille d’un commissaire-priseur à l’Hôtel Drouot.

    Au Château Vivier, où l’a conviée la princesse d’Attrait, Lorelei, une amie qui s’inquiète pour elle, Isabel fait la rencontre inattendue, dans un petit salon, de Mme Merle. Là, le dessein de Mme Osmond commence à prendre forme. Très maîtresse d’elle-même devant cette femme fourbe, Isabel la surprend (et nous aussi). Elle lui demande de renoncer à son projet de retourner en Amérique et de rentrer plutôt à Rome, où elle lui promet qu’elle aura une maison.

    De son côté, Osmond est à Florence. Il y appelle sa sœur, qui s’attend à payer le prix du secret dévoilé à sa femme. Pansy est avec lui. Il a décidé d’envoyer sa fille en Angleterre, chez Lord Lanchester, sous le prétexte de voir des peintures de Bonington dans sa collection. Sa sœur est chargée de lui faire épouser son fils ou un autre fils de Lord – en compensation du tort qu’elle lui a causé.

    Que va faire Isabel une fois en Italie ? Comment va-t-elle se comporter en face d’Osmond ? Qu’a-t-elle décidé pour son propre avenir ? En conduisant doucement l’héroïne vers un choix décisif, John Banville a composé son roman dans une grande fidélité à l’œuvre de James qui l’a inspiré : faire le portrait d’une femme, l’accompagner dans ses aspirations, ses souffrances, ses hésitations, voire son impulsivité et montrer peu à peu la transformation de la jeune Américaine naïve en une femme qui prend véritablement sa vie en main, consciente de ses erreurs, attachée à sa dignité, capable de dire froidement à celui qui l’a séduite : « Vous prenez plaisir à la scélératesse, et vous nommez cela « sophistication ». »

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    Le style classique de ce pastiche de James a reçu des appréciations diverses. J’y ai remarqué, entre autres, un goût certain des mots rares et de belles notations de couleurs. Cette suite sera d’autant plus appréciée si l’on a lu Portrait de femme, mais Banville intègre dans Mme Osmond tous les rappels nécessaires à ceux qui ne l’auraient pas lu. Sur son blog, Ch. Wéry note « une progression très lente, mais jamais ennuyeuse ». Je le remercie d’avoir attiré mon attention sur ce roman et je partage sa conclusion : « Intérêt et empathie sont entretenus avec maestria jusqu’à la fin, au point qu’on laisse l’héroïne à regret à la dernière page. Sur une incertitude, cependant... Une suite ? »  (Marque-pages)

  • A l'abri

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    « Tu pensais aller voir Vera à l’hôpital et partager ta découverte avec elle, mais il s’était mis à pleuvoir et, de toute façon, tu t’étais dégonflé. La porte de derrière était ouverte, tu le savais, tu savais l’effet que cela produisait de s’introduire dans sa maison, à l’abri de la pluie. »

    Karl Geary, Vera