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culture - Page 4

  • Bruissements

    Ossola Entrez sans frapper.jpg« J’aime les bruissements du silence que les feuilles susurrent par le ton de leurs couleurs, par la variation musicale des saisons. J’ai vécu, au bureau 16 du Collège de France, cet enchantement : j’entrais, face à moi de hautes branches vives, bienveillants souverains qui me faisaient signe d’approcher. Dans leur nature, du reste, les livres, les branches et les feuilles, ont la même origine : produits du liber, « pellicule qui se trouve sous l’écorce de l’arbre ». Des arbres de mots m’ont entouré et caressé. »

    Carlo Ossola, Au seuil (incipit) in Entrez sans frapper

  • Un livre d'amitié

    Voici les mots du professeur Carlo Ossola en quatrième de couverture de son recueil Entrez sans frapper (2025) : « C’est un livre d’amitié.
    L’amitié de livres qui savent créer autour de nous des mondes. L’amitié de ceux qui les ont écrits et dont la fidélité a été un abri.
    Le bureau 16 du Collège de France nous a tous réunis pour fêter, chaque jour et chaque page, le privilège d’être hommes, pour retrouver notre dignité et le besoin d’universel que les livres accueillent et renouvellent.
    C’est un livre pour des chemins d’avenir. »

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    Carlo Ossola dans son bureau du Collège de France, à Paris, en novembre 2022. 

    Sous-titre : « à l’abri des livres ». Des photographies accompagnent cet essai, à commencer par celle de l’ardoise d’entrée à son nom qui « introduisait à un bois de livres qui étaient abrités, ou plutôt qui animaient et comblaient le « Bureau 16 » du Collège de France. Pendant de nombreuses années (janvier 2000 – décembre 2022), ils furent là, rangés sur des rayons, empilés sur des chaises et sur les rebords des fenêtres ; ils n’y sont plus, je n’y suis plus, et je le regrette. »

    On peut lire dans une note à la fin de Ardoise d’entrée l’intention du titre. Adorno rappelait « la nécessité d’entrer doucement, avec délicatesse, dans la vie d’autrui : « Frapper avant d’entrer » ». Ossola y reconnaît un principe essentiel et ajoute que « seuls les livres, néanmoins, nous donnent la liberté d’entrer chez eux sans frapper, de bénéficier de leur amitié, de leur intimité… », citant à l’appui un marchand florentin, Giovanni di Pagolo Morelli (1371-1944). Le philologue italien indique toutes les références.

    Entrez sans frapper est né d’une « campagne de photographie discrète et amicale » du bureau 16, avant le départ à la retraite de Carlo Ossola. Ensuite est venue l’idée du livre pour évoquer ces années dans sa « forêt livresque » (voir la photo ci-dessus). Au seuil évoque cette vie près des livres et des arbres aux fenêtres, au fil des saisons.

    Dans ce recueil puissamment amical par lui-même et cadeau d’une amie, les textes sont pour la plupart inédits. Chaque chapitre en contient trois ou quatre. Pour vous en faire une idée, vous pouvez lire en ligne (après Mes remparts) Des mains, un texte à propos du tableau qui figure en couverture, d’un poème en prose de Gratiliano Andreotti, d’une Etude de mains de Dürer, ce qui mène à Focillon (Eloge de la main) puis à Shakespeare... Que de passerelles !

    Suivent des textes d’hommage : au chapitre I à Jankélévitch, Bonnefoy et, inattendu, à Roman Opalka, dont il a visité une exposition à Saint-Etienne en 2006 –  « essaims de chiffres », « peu de mots », « intervalles de silence »… Plus on connaît l’auteur ou l’artiste, mieux on arrive à suivre le cheminement de pensée de Carlo Ossola, grand lecteur et citateur. (L’index des noms à la fin du recueil compte quelque dix pages, cela vous donne une idée de son érudition.)

    Le chapitre « Le regard : attention et intention » m’a beaucoup intéressée, à commencer par cette citation de Jankélévitch en note : « L’œil est un organe, c’est-à-dire une chose ; la vision une fonction optique, c’est-à-dire une opération ; mais le regard est une intention. Faute de cette intention, la vision n’est qu’un phénomène abstrait et indifférent. »  L’auteur commente le regard de La Belle Ferronnière de Léonard de Vinci, cite les dix propriétés d’un objet selon l’artiste et poursuit avec « Regarder pour désobjectiver » – selon Ossola « l’un des impératifs des arts de la création au XXe siècle ».

    Entrez sans frapper ouvre de multiples pistes à la réflexion, témoigne des échanges du philologue avec les grands créateurs qu’il admire, ceux du passé et ses contemporains. J’ai été heureuse d’y retrouver « la petite phrase de Proust », via les fiches de Roland Barthes ou dans un essai de Carlo Bo : « Mettre le temps en musique, comme vous le savez, est pour Proust le devoir du romancier […] ».

    A la suite de l’extrait d’une lettre de Bonnefoy à Michel Butor (en 1956), Ossola écrit ceci qui sera ma conclusion sur ce recueil : « Des grands créateurs on ne peut hériter qu’un long, inlassable et fidèle exercice d’admiration. »

  • Petit cheval

    louise de vilmorin,le cheval,poésie,littérature française,cultureJ’aime porter de longs cheveux
    Comme une femme,
    J’aime porter un amoureux
    Près de sa dame,
    J’aime porter le poids fatal
    Des inconnus,
    J’aime porter le long du val
    Les bienvenues.
    J’aime la poudre du chemin
    Sur mon visage,
    J’aime le conseil de la main
    Qui m’encourage.
    Je fuis mon ombre de cheval
    Courant la plaine,
    Je crains mon reflet animal
    Dans la fontaine.

    Louise de Vilmorin (1902-1969), Le cheval (in L'Alphabet des aveux)

  • Colette à l'Académie

    Colette à l’Académie a été publié en 2023 par l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique (Arllfb), à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la naissance de Colette (1873-1954). Lors de la séance publique du 8 avril 2023, André Guyaux a rappelé qu’elle avait été élue « dans notre Académie » le 9 mars 1935 – dix ans avant de devenir membre de l’Académie Goncourt.

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    Ce petit recueil académique et sympathique ravive cet événement et permet de ressentir, presque un siècle plus tard, comment la personnalité et l’œuvre de Colette étaient perçues lors de sa réception à Bruxelles. La séance avait dû être reportée deux fois et se tint le 4 avril 1936 : Colette succédait à Anna de Noailles, première académicienne à y avoir été élue en 1921. Après Colette, Jean Cocteau prendra sa place de « membre littéraire étranger » au fauteuil 33.

    Le recueil reprend les deux discours prononcés pour ce 150e anniversaire : « Les heures longues : Colette et les guerres » par Bénédicte Vergez-Chaignon (c’est surtout dans les journaux qu’elle a écrit sur la guerre, puis dans ses textes de réflexions et souvenirs) et « Je suis devenue écrivain sans m’en apercevoir » par Antoine Compagnon (ce qu’avait déclaré Colette à l’Académie en 1936).

    Dans ce beau texte, Compagnon cite un conseil qu’elle aurait donné à Simenon recruté au Matin de Paris : « Vous êtes trop littéraire, il ne faut pas faire de littérature. Pas de littérature ! Supprimez toute la littérature et ça ira. » Colette disait aussi « Il y a trois parures qui me vont très mal : les chapeaux empanachés, les idées générales et les boucles d’oreille. » Dans un article de 1953, un an avant sa mort, elle qui pensait toujours avoir écrit son dernier livre a fini par reconnaître la difficulté de « finir » et son « besoin » d’écrire.

    Un bref article de Laurence Boudart, directrice des Archives & Musée de la Littérature, présente le contenu du dossier d’archives à propos de Colette, de ses contacts avec l’Académie, une relation qui a duré « quelque dix-huit ans ». Trois photos l’illustrent, de lettres adressées par Colette à Luc Hommel, alors Secrétaire perpétuel, dont l’une évoque un épanchement de synovie au genou dû à une chute sur le verglas – d’où le report de la séance de réception au  4 avril.

    La suite du recueil reprend les discours : celui du poète Valère Gille qui accueillit Colette et la réponse de celle-ci. Le premier rappelle un déjeuner où l’Académie française avait invité « notre jeune Académie » et où « le plus spirituel des Quarante – je ne le nommerai pas, afin que chacun des autres, puisse croire qu’il s’agit de lui – s’écria : « Des femmes à l’Académie ! mais le dictionnaire ne pourrait plus placer un mot ! » Son discours présente Colette, rend hommage à sa mère Sido, et cite tout au long de sa présentation des œuvres la belle prose de Colette, la jugeant pour conclure « si audacieusement romantique et si foncièrement classique ».

    Dans sa réponse (photo de couverture), Colette, qui s’étonne encore de ce qu’on l’appelle « écrivain » – « N’allez pas me plaindre de ce que la soixantaine me trouve encore étonnée. S’étonner est un des plus sûrs moyens de ne pas vieillir trop vite » – évoque d’abord la nostalgie que sa mère avait gardée « d’une adolescence qui s’écoula à Gand et à Bruxelles » et sa propre fierté de ne pas dire « Bruqcelles » à la française, ses souvenirs de visites familiales dans la capitale belge et le goût des « délicats poissons de la mer du Nord, waterzoï [sic], longues écrevisses de la Meuse ».

    Elle prononce surtout l’éloge d’Anna de Noailles et raconte leur amitié qui « se forma assez tard » : « A cette époque où sa beauté était celle d’une adolescente, le monde déjà accourait à elle : elle accueillait l’hommage avec la majesté et la gravité des enfants, et ne semblait ni profondément heureuse, ni enivrée, car rien ne guérit la mélancolie des élus. Son aurore couvait déjà le sombre vers que je lui donne comme devise : « Solitaire, nomade et toujours étonnée… » ».

    Dans son portrait émouvant d’Anna de Noailles, j’ai retrouvé cette phrase : « Le voyage n’est nécessaire qu’aux imaginations courtes. » Elle précède le récit d’une visite que la poétesse lui avait rendue dans son « petit jardin d’Auteuil, favorisé en mai et en juin d’une glycine torrentueuse, d’une tonnelle de roses, de rhododendrons à grands candélabres de fleurs, et d’un buisson d’essences odoriférantes ». La poétesse avait été enchantée de découvrir la mélisse, qu’elle ne connaissait que de nom.

    Le dernier texte de Colette à l’Académie est le discours de Jean Cocteau lors de sa réception à l’Arllfb le premier octobre 1955 : un éloge de Colette, qu’il rencontrait dans sa chambre parisienne au Palais-Royal. En voici un passage : « Ce n’est pas le lit de Léa qui compte [dans Chéri], c’est que Colette en soit le peintre et le jette hors de la mode, de l’espace et du temps, c’est qu’elle ramasse notre pauvre boue humaine et qu’elle en fasse des bulles de savon irisées, c’est que sa baguette transforme une vieille poule en chatte blanche de conte de fées et un gigolo, un rayé de gouttière en ce terrible petit fauve que les Anglais des Indes appellent golden-cat. »

  • Montagnes au loin

    Attention : livre fabuleux ! Orhan Pamuk (°1952) a longtemps rêvé d’être peintre. Dans Souvenirs des montagnes au loin, Carnets dessinés (traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes), il a rassemblé une sélection de pages de ses carnets Moleskine de 2009 à 2022 : des doubles pages où le dessin et l’écriture manuscrite se côtoient. Dans ce beau livre aux pages de garde terracotta, la traduction française suit la disposition du texte original autour de la reproduction du carnet ouvert. Des couleurs et des mots, quel régal !

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    © Orhan Pamuk, Souvenirs des montagnes au loin, carnets dessinés, Gallimard, pp. 14-15

    La quatrième de couverture (à lire à la suite de l’extrait proposé en ligne) explique le rôle de ces carnets pour l’écrivain stambouliote. Une sorte de journal de bord d’un amoureux des montagnes, des îles, du spectacle des bateaux sur le Bosphore. Jusqu’à ses 22 ans, Pamuk croyait devenir peintre, puis il est devenu romancier. En 2009, il s’est mis à dessiner dans les carnets de notes qu’il emporte partout avec lui : « un monde à moi ». Parfois le texte précède le dessin, parfois c’est l’inverse. Ce sont quasi tous des croquis de paysages : « Le paysage est la base de tout. »

    A Istanbul, Orhan Pamuk vit à Cihangir, un quartier où la vie lui semble « plus humaine », où la vue du panorama donne l’impression « d’être protégé » à ce solitaire « qui se promène en ville sous escorte ». Ecrire et dessiner le rend heureux, et en particulier, depuis l’enfance, le fait de dessiner des bateaux – « Mais ce n’est pas l’enfance que j’ai en tête. Je veux partir loin. Un lieu lointain. Où est-il ce lieu lointain auquel tu penses ? Ici même, sur ce dessin. Mais où est-ce ? Là où la rêverie me transporte quand je déprime. »

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    © Orhan Pamuk, Souvenirs des montagnes au loin, carnets dessinés, Gallimard, pp. 16-17

    Ce qui déstabilise un peu à la lecture de Souvenirs des montagnes au loin, c’est l’ordre non chronologique choisi par l’auteur : « C’est pour comprendre ce paysage apparu en rêve que j’ai classé les pages illustrées des carnets non en fonction du temps, mais en fonction du sentiment. » L’année est indiquée en haut de page, ce qui donne tout de même un repère.

    L’aménagement du Musée de l’Innocence est un gros souci qui revient très souvent dans ses carnets, un chantier interminable : réunions, contretemps, lenteur, idées de présentation nouvelles… J’ai présenté ici le roman éponyme (qui date de 2008), une longue histoire où je m’étais perdue, je l’avoue, sans percevoir son véritable enjeu. Il a été conçu en même temps que le projet du musée (inauguré en 2012) : à travers les objets évoqués dans cette histoire d’amour, Pamuk voulait donner un aperçu de la vie stambouliote entre 1970 et le début du XXIe siècle. (Il dit par ailleurs lire les carnets de Joseph Cornell, l’artiste new-yorkais célèbre pour ses assemblages d’objets trouvés, aimé aussi de Chantal Thomas.)

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    © Orhan Pamuk, Souvenirs des montagnes au loin, carnets dessinés, Gallimard, pp. 18-19

    Sur ses doubles pages, l’écrivain revient souvent sur son amour d’Istanbul et sur son désir de garder les traces de cette époque. Beauté de la ville sous la neige, de la lumière du soir sur les minarets, du matin sur les collines (« désormais bétonnées »)… « Le plus fort désir de Monsieur le Peintre est de voir d’une façon entièrement neuve ce qu’il a toujours vu. S’il y parvient, la vie quotidienne deviendra une Vie Nouvelle. Mais pour cela, il faut être un homme nouveau. C’est ce que cherche le Peintre en peignant et repeignant sans cesse la même vue. » (2014)

    Même s’il voyage, donne des cours, des conférences, écrit des préfaces ou des articles, Orhan Pamuk revient constamment au roman en cours dans ses carnets (surtout Cette chose étrange en moi puis Les nuits de la peste), tantôt optimiste quand il a bien avancé, tantôt découragé de n’avoir pu écrire à cause d’une insomnie, d’un dérangement, d’obligations. Il lit et relit ses écrivains préférés, souvent des « diaristes » : Tolstoï, Thoreau, Virginia Woolf…

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    © Orhan Pamuk, Souvenirs des montagnes au loin, carnets dessinés, Gallimard, pp. 28-29

    Les carnets dessinés évoquent aussi son amitié pour des écrivains contemporains qu’il lit, qu’il rencontre. Ce livre ouvre des fenêtres sur ses voyages et sur la vie qu’il mène dans son propre pays, en butte à l’hostilité du régime actuel pour l’avoir critiqué. Il l’a dédié à Asli, son épouse depuis 2022, rencontrée après sa rupture avec Kiran Desai, une écrivaine indienne.

    Bien sûr,  ces notes journalières (réflexions, faits, observations, aphorismes…) parleront davantage à ceux qui ont lu et suivent l’œuvre du romancier turc prix Nobel de littérature, mais il me semble que les dessins d’Orhan Pamuk, leurs couleurs, révèlent si bien par eux-mêmes ses émotions devant les paysages de Turquie ou d’ailleurs qu’ils font de Souvenirs des montagnes au loin un livre à garder sous la main, sous les yeux ou dans sa bibliothèque, pour voyager dans ses paysages.