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culture - Page 2

  • L'anti-mai

    « Nous sommes tentés de tout passer à des jours rayonnants et bleus ; mais le manque d’eau sous un ciel gris, que l’anti-mai nous inflige parfois, est impardonnable, alors que la terre et les plantes ont tant besoin de sucs et de soleil.
    En de tels moments, Baptiste, le jardinier, devient amer et ironique :
    « Ils ont de l’eau tant qu’ils veulent, là-haut, dit-il, mais, soyez tranquille, elle n’est pas pour nous ! Par exemple ! ce qu’
    ils en font, je me le demande ! »
    Baptiste assure aussi que ce temps fait entrer les pousses des jeunes légumes sous terre et se replier les fleurs de pois dans leurs calices.

    Pluie de mai.jpg

    Enfin, l’anti-mai cède à l’ondée tant désirée :
    « Il pleut, dit alors Baptiste, ce n’est pas trop tôt ! Vous croyez qu’il tombe des gouttes d’eau ? Non. Il pleut des petits pois et des pommes de terre. »
    La vieille Julie, du fond de sa cuisine, crie : « Qu’est-ce que vous dites, qu’il pleut ? »
    Baptiste, la face ruisselante et réjouie, indique d’un geste triomphant la pluie tiède, douce, continue, qui chante dans la jeune verdure, et répète :
    « Je dis qu’il pleut des pommes de terre nouvelles et des petits pois !
    – Oh ! soupire Julie d’un ton déçu, je croyais que vous aviez dit : de jeunes carottes ! »

    Marie Gevers, Plaisir des météores (Les réserves de mai)

  • Ironique

    banks,voyager,récits de voyage,littérature américaine,autobiographie,caraïbes,culture,tourisme« Ce qu’il y a de plus tristement ironique, dans les Caraïbes, c’est que sans tourisme de masse les gens des îles meurent de faim, mais qu’avec ce tourisme ils détruisent cela même dont ils font la promotion et qu’ils vendent : les plages, les récifs coralliens, la faune et la flore, les forêts pluviales des montagnes, les paysages désertiques, toutes ces merveilles naturelles qui, depuis des millénaires, depuis que les premiers êtres humains partis du bassin de l’Orénoque ont pagayé vers le nord le long de cette chaîne d’îles, remplissent les visiteurs d’un émerveillement proche de l’effroi religieux. L’archipel dans son ensemble, depuis les Antilles néerlandaises proches des côtes d’Amérique du Sud jusqu’aux îles Vierges des Etats-Unis, est un système écologique extrêmement complexe et fragile. La vitalité et la chaleur de ses peuples, ainsi que la beauté de la terre, de la mer et du ciel, voilà ce qui nous y attire et nous guérit. »

    Russell Banks, Voyager

    Photo source, détail (Le Globetrotteur)

     

  • Banks voyageur

    Voyager de Russell Banks (1940-2023) est un recueil de récits de voyage (2016, traduits de l’américain par Pierre Furlan, 2017) dont certains ont été publiés dans des revues et magazines. C’est aussi le titre du texte qui en constitue la première partie, de quelque cent cinquante pages, soit la moitié du livre. En voici le premier paragraphe :

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    Photo de couverture : Russell Banks en 1962

    « Un homme qui s’est marié quatre fois a bien des explications à fournir. Surtout, peut-être, s’agissant d’un homme originaire du Nord de la Nouvelle-Angleterre, âgé de quelque soixante-quinze ans, qui depuis son adolescence a toujours rêvé d’évasion, de jeunesse perpétuelle, d’incalculables richesses, de renouveaux érotiques, narcotiques ou sybaritiques, de grandes aventures amoureuses, de mystère et d’intrigues, et qui, très souvent, a dirigé ces rêves vers les Caraïbes. »

    Cette entrée en matière de l’auteur du Livre de la Jamaïque « un roman, j’y tenais, pas des Mémoires » – annonce le récit d’un voyage « d’île en île dans les Caraïbes » tous frais payés que lui a proposé un magazine new-yorkais pour en rendre compte dans ses pages, « trente îles en soixante jours ». Tenté, Banks a « négocié » un congé sabbatique avec son université et, en cours de divorce, a emmené avec lui Chase, dont il souhaitait faire sa quatrième épouse.

    « Ainsi, pour la première fois, Chase et moi avons, ensemble, été des voyageurs. Pas des touristes. Des voyageurs. » Une distinction sur laquelle il insistera à plusieurs reprises, se démarquant de la plupart des Américains et des Européens qui, écrit-il, ne visitent pas grand-chose et ne vont pas « là où aucun voyage organisé n’est encore passé ». Voyager en raconte chaque étape, durant l’hiver 1988 et le début du printemps : déplacements, hôtels, histoire des lieux, population, paysages… Et, pour ce premier voyage en amoureux où il convient d’« exhumer ses secrets » et de « se les révéler à soi-même », Russell Banks relate peu à peu sa vie sentimentale, en réponse aux questions de Chase.

    Pleine d’intérêt pour qui s’intéresse aux Caraïbes et à la manière de les découvrir, cette longue narration jour après jour, doublée de l’histoire de ses mariages, m’a moins intéressée que les récits de la seconde partie, surtout à partir de « Rêves de temps premiers », une randonnée en solitaire dans le parc national des Everglades, pour lui un voyage dans le temps « pour voir et imaginer de nouveau la planète sans ses milliards d’êtres humains », sa voiture de location climatisée devenant « machine à explorer le temps ». Le rythme de la marche ralentit l’allure du récit, ouvre à de belles descriptions de la nature, de la lumière, d’un monde qu’habite une beauté paisible, nourrissante.

    Ses recherches pour un roman l’amènent à séjourner sur l’île de Gorée, minuscule, à quelques kilomètres au large de Dakar. « C’est un lieu préindustriel : pas de voitures, même pas de vélos, rien que des charrettes à bras. » On peut encore bien imaginer son aspect à l’époque de l’esclavage. De nombreux Afro-Américains y visitent la « maison des Esclaves », mais Banks estime ne pas avoir sa place en ce lieu de pèlerinage. Ce n’est que quelques jours avant son départ que l’écrivain, sur l’insistance d’un barman, « grand et beau Wolof qui connaissait l’histoire de son peuple », qu’il ira la visiter : « Vous devriez y jeter un coup d’œil. Ça vous apprendrait quelque chose. » (La maison des Esclaves)

    Les derniers oiseaux de paradis racontent un voyage aux îles Seychelles. C’est un très beau récit illuminé par la vision d’une espèce d’oiseau en particulier. Vous vous rappelez l’oiseau-dragon au « nom fabuleux d’engoulevent oreillard » dans Psychopompe d’Amélie Nothomb ? L’éblouissement du romancier devant le tchitrec des Seychelles (il n’en resterait que quatre-vingts et nulle part ailleurs que dans la minuscule île de La Digue) n’est que le premier des moments intenses vécus dans ce « jardin d’Eden originel ».

    Ecosse, Alaska, alpinisme dans les Andes (en milieu de cinquantaine) et même dans l’Himalaya (à soixante-douze ans) – dans un récit judicieusement intitulé Vieux bouc –, les voyages de Russell Banks nous révèlent sa manière d’aborder le monde, les autres, et sans doute une part de lui-même. Un de ses cinq meilleurs livres selon Le Figaro, peu après son décès en janvier 2023. Une œuvre très personnelle de ce « champion de la fuite », comme l’écrit Geneviève Simon dans La Libre.

  • Faire refuge

    Un nouvel essai d’Anne Le Maître, autrice et aquarelliste, vient de paraitre, au titre en phase avec nos préoccupations actuelles : Faire refuge en un monde incertain. Pendant que je le lisais, La Libre annonçait une exposition namuroise qui vient de s’ouvrir sur ce thème : « Anatomie d’une cabane, pour se réfugier ou réfléchir » (Guy Duplat, LLB, 16/4/2025).

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    Rembrandt, Le philosophe en contemplation, 1932, huile sur bois, musée du Louvre, Paris

    « Certains matins, la maison est un refuge. » D’autres jours, elle ne l’est plus, ne suffit plus « à nous protéger des mauvaises nouvelles qui déferlent par vagues et ne peuvent susciter que désespérance : tant de haine, tant de bêtise, tant de souffrance et en face, l’impuissance et la colère que nous avons seules à leur opposer. » D’où le sujet du livre : où et comment trouver refuge ?

    Anne Le Maître nous invite dans sa recherche, pour nous et pour d’autres, de « lieux sûrs où reprendre souffle, où poser nos valises et où mettre à l’abri ce qui nous est le plus cher. » Qu’en disent les dictionnaires ? Le refuge ou l’abri a de nombreux synonymes, qui désignent « un dedans qui s’oppose à un dehors menaçant », ce qui suppose une porte, une serrure. On le cherche pour s’éloigner d’un péril ou de la « laideur du monde », provisoirement.

    Le désir de cabane naît chez l’enfant qui se détache du cocon maternel. Anne Le Maître convoque ses lectures d’enfance sur le thème de la petite maison accueillante à laquelle substituer un jour la maison refuge avec sa chaleur, ses livres, un jardin… Parmi les lieux de fiction où nous entraîne parfois durablement la lecture d’œuvres qui ont compté et comptent encore, j’ai retrouvé Comment Wang-Fô fut sauvé, cette nouvelle de Marguerite Yourcenar qui me fascine aussi, Une chambre à soi de Virginia Woolf. La peinture du Philosophe en contemplation par Rembrandt. Entre autres.

    « Alors, qu’est-ce que je mets en sûreté quand je bâtis un abri ? Qu’est-ce qu’au contraire je veux tenir à l’extérieur des murs ? Qu’est-ce que je protège et qu’est-ce que je fuis ? Que suis-je capable d’affronter et pour servir quel but ? A quel moment et dans quelle intention vais-je pousser la porte et reprendre la route ? » La montée dans un refuge de montagne permet de « dépouiller un peu de soi-même et de l’humain moderne » et peut être beaucoup plus qu’un « divertissement », explique Anne Le Maître, qui se souvient de ses randonnées et des beautés de l’ascension. Ce n’est pas uniquement un effort sportif. Tout dépend du sens que nous y mettons.

    Faire refuge en un monde incertain est riche des questions posées autant que de la recherche de réponses. Si l’anxiété par rapport au monde actuel incite au repli sur soi, cet « inconfort » moral est sans comparaison avec les souffrances physiques et mentales des victimes de la guerre, des catastrophes naturelles, des effets délétères du changement climatique. Aussi la réflexion initiale s’élargit : «  la question est bien, non pas comment trouver, mais comment faire refuge. Et ce, pour d’autres aussi bien que pour moi. » Comment « jardiner des oasis » ?

    Le chapitre « Devenir gardiens » s’ouvre sur une question adressée à l’essayiste : « Mais comment peut-on seulement se permettre d’aspirer à la sécurité et à la tranquillité d’un refuge quand tant d’autres que nous, dans le monde, n’en ont ni la possibilité, ni même l’espoir ? » Celle qui la lui a posée est une « héroïne du quotidien », écrit-elle : jour après jour, celle-ci tente « non pas de trouver refuge, mais bien de faire refuge pour de plus mal lotis qu’elle. » Les derniers chapitres sont ceux que j’ai trouvés les plus intéressants, dans cette optique.

    Merci, Anne Le Maître, avais-je écrit ici en présentant Sagesse de l’herbe. Après Un si grand désir de silence et Le jardin nu, en cheminant dans la lecture de Faire refuge en un monde incertain où nous nous reconnaissons souvent (comme ce fut le cas dans Chez soi de Mona Chollet), nous découvrons le sens profond du titre, accrocheur au premier abord, devenu appel à l’engagement et à l’ouverture.