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leïla slimani

  • Leïla la nuit

    Premier titre lu dans la collection « Ma nuit au musée », Le parfum des fleurs la nuit est un texte de Leïla Slimani plus personnel que Le pays des autres où elle raconte l’histoire de sa famille. Elle parle ici d’abord de l’écriture, sa passion, de son bureau où le besoin de s’isoler engendre refus (dire non aux sollicitations) et renoncement : « L’écriture est discipline. Elle est renoncement au bonheur, aux joies du quotidien. On ne peut chercher à guérir ou à se consoler. On doit au contraire cultiver ses chagrins comme les laborantins cultivent des bactéries dans des bocaux de verre. »

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    Felix Gonzalez-Torres, Untitled” (Blood), 1992 ; “Untitled” (7 Days of Bloodworks), 1991,
    Vue de l’exposition « Luogo e Segni », Punta della Dogana, Venise, 2019 : Collection Pinault.
    Courtesy Felix Gonzalez-Torres Foundation Cappelletti
    © Palazzo Grassi.
    Photo Delfino Sisto Legnani et Marco

    Elle a tout de même accepté de rencontrer une éditrice, en décembre 2018, se promettant d’être intraitable pour préserver l’écriture d’un roman en cours. Mais elle dit oui à sa proposition : être enfermée une nuit dans un musée à Venise. La Douane de mer est devenue un musée d’art contemporain, ce n’est pas ce qui l’intéresse, mais bien « l’idée d’être enfermée », sans doute « un fantasme de romancier ». Leïla Slimani cite les écrivains qu’elle aime et chez qui elle retrouve ses propres obsessions, comme Virginia Woolf écrivant dans son Journal : « J’ai posé à la malade imaginaire et tout le monde me laisse tranquille. »

    « Ce que l’on ne dit pas nous appartient pour toujours. Ecrire, c’est jouer avec le silence, c’est dire, de manière détournée, des secrets indicibles dans la vie réelle. La littérature est un art de la rétention. » Evoquant Le monde d’hier de Stefan Zweig, elle se demande ce qu’il aurait pensé de notre époque « où toute prise de position vous expose à la violence et à la haine, où l’artiste se doit d’être en accord avec l’opinion publique ».

    En avril 2019, Leïla Slimani, qui n’a rien à raconter sur l’art contemporain et ne tient pas à répéter tout ce qui a déjà été écrit sur Venise, observe les gens, l’afflux des touristes qui a réduit la population des Vénitiens de moitié en trente ans, « comme des Indiens dans une réserve, derniers témoins d’un monde en train de mourir sous leurs yeux ». Elle se souvient de ses voyages au Japon, en Inde. A la Douane de mer, le gardien la conduit au petit lit de camp installé dans « une salle où sont exposées des photographies de l’Américaine Berenice Abbott. » « Buena notte ».

    La voilà prise au piège dans un endroit où les fenêtres ne s’ouvrent pas, où il est interdit de fumer : pourquoi a-t-elle accepté ? A un ami qui jugeait l’exercice « assez snob », elle a parlé d’une « sorte de performance », d’une expérience. Mal à l’aise dans ce musée, elle écrit sur ses peurs, peut-être héritées de sa mère inquiète de tout, avoue sa peur des hommes « qui pourraient [la] suivre ». Dans le milieu où elle a grandi, les livres étaient plus présents que l’art, même si ses parents s’intéressaient aux peintres contemporains marocains et si son père peignait des toiles mélancoliques à la fin de sa vie. Elle se souvient de ses premières visites au musée à Paris, d’un voyage en Italie avec un ami.

    Avec le fascicule de l’exposition en cours, « Luogo e Segni » (« Lieu et signes »), elle regarde les œuvres, s’intéresse aux artistes, s’interroge sur l’art conceptuel. « Le rideau » en billes de plastique rouge sang de Felix Gonzales-Torres, mort du sida, lui rappelle celui de l’épicier de son enfance et la ramène à son obsession du corps, de la déchéance, de la douleur. Au centre du musée, voici l’installation de Hicham Berrada qui lui a inspiré le titre : un galant de nuit appelé aussi « mesk el arabi » qu’elle aperçoit dans des terrariums à travers des vitres teintées, « plante familière, chantée par les poètes et tous les amoureux », la plonge dans les réminiscences. « A Rabat, il y avait un galant de nuit près de la porte d’entrée de ma maison. » Son parfum, que son père respirait par la fenêtre ouverte le soir, « ne cessait de l’émerveiller. »

    « Je m’appelle la nuit. Tel est le sens de mon prénom, Leïla, en arabe. Mais je doute que cela suffise à expliquer l’attirance que j’ai eue, très tôt, pour la vie nocturne. » « Le galant de nuit c’est l’odeur de mes mensonges, de mes amours adolescentes, des cigarettes fumées en cachette et des fêtes interdites. C’est le parfum de la liberté. » Pourquoi s’être enfermée là ? Pour écrire sur sa jeunesse, sur son parcours, ses choix, ses lectures ?

    Les œuvres commentées par Leïla Slimani sont celles qui renvoient à quelque chose en elle, qui activent sa mémoire, qui réveillent des « fantômes du passé », celui de son père en particulier. « En disparaissant, en s’effaçant de ma vie, il a ouvert des voies que, sans doute, je n’aurais jamais osé emprunter en sa présence. » Elle évoque sans préciser sa déchéance sociale et son incarcération. « Ce qui est arrivé à mon père a été fondateur dans mon désir de devenir écrivain. » Il lisait beaucoup. « Il était ma famille mais il ne m’était pas familier. »

    Le parfum des fleurs la nuit, récit d’une nuit dans un musée d’art contemporain, est surtout l’histoire d’un rendez-vous de Leïla Slimani avec elle-même, un texte sur sa vie en même temps qu’une réflexion sur l’enfermement, la solitude, la création littéraire. J’ai aimé la franchise avec laquelle elle aborde son sujet, sans se soucier des conventions.

  • Disparu

    Slimani Regardez-nous danser.jpg« Selim a disparu. » Au bout du fil, Mathilde pleurait et Aïcha ne comprenait rien à ce que sa mère disait. Elle s’était rendue à la poste de Rabat pour appeler ses parents et les informer qu’elle resterait un peu plus longtemps chez Monette. Mais tout de suite, Mathilde dit : « Selim a disparu » et Aïcha n’osa plus parler d’elle. Elle posa des questions. Quand son frère avait-il quitté la maison ? Avaient-ils contacté ses amis ? Avaient-ils la moindre idée de l’endroit où il avait pu se rendre ? Mathilde ne répondit que par des pleurs et des reniflements. « Il m’a volé de l’argent. Tu te rends compte ? Il a volé mon argent. » Aïcha demanda : « Tu as prévenu la police ? » Et Mathilde, d’un ton glacial, l’arrêta : « La police ? La police n’a rien à faire dans cette histoire. On lave notre linge sale en famille. Surtout n’en parle à personne. Si quelqu’un te demande, Selim est en Alsace et il va très bien. »

    Leïla Slimani, Regardez-nous danser

    * * *

    Voici venu pour moi le temps des vacances.
    Je vous laisse en compagnie d’un poète.
    Lisez, écoutez, goûtez, savourez, à votre guise.

    Tania

  • Regardez-nous danser

    Mathilde & Amine : vous souvenez-vous de l’histoire du couple racontée par Leïla Slimani dans Le pays des autres ? Regardez-nous danser est le deuxième roman de cette saga familiale qui deviendra trilogie. La romancière a pris soin de représenter au début chacun des personnages : la mère alsacienne et le père marocain qui a fait de sa ferme une exploitation florissante, le Domaine Belhaj ; Aïcha et Selim, leurs enfants ; la parenté d’Amine ; Mourad, l’aide de camp devenu contremaître, et quelques personnages secondaires.

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    Médina fortifiée d'Essaouira au bord de l'Atlantique, Maroc © Sergey Pesterev / Wikimedia Commons

    Regardez-nous danser commence au printemps 1968, quand Mathilde voit son désir s’accomplir : Amine fait creuser dans le jardin un rectangle de vingt mètres sur cinq – ils auront eux aussi une piscine. Pas pour lui qui n’en voulait pas, mais pour tenir son rang. Au Rotary Club où les bourgeois marocains se mêlent désormais aux Européens, on le met en garde contre l’avidité du roi Hassan II quand il décide de s’approprier un beau domaine tel que le sien, et on déplore les idées révolutionnaires qui agitent les jeunes en ville.

    Quand les manifestations de mai 68 éclatent en France, Amine s’inquiète pour Aïcha qui étudie la médecine à Strasbourg depuis quatre ans, mais il la sait occupée seulement par ses études – la piscine, c’est pour qu’elle soit fière de lui quand elle rentrera et qu’elle puisse y inviter ses amis. « Elle l’élevait, elle l’arrachait à sa misère et à la médiocrité », la première de la famille à faire des études. Il a hâte qu’elle rentre puisque les examens sont reportés.

    Son fils Selim ne suit pas l’exemple de sa sœur, il n’aime pas étudier. Ce grand garçon blond qui adore nager dépasse déjà sa mère à qui il ressemble de dix centimètres. A cause de son physique, on le prend souvent pour un étranger, on s’étonne de l’entendre parler arabe. Selim craint son père et n’a pas l’intention de devenir un paysan comme lui.

    La veille de son retour, Aïcha va se faire lisser les cheveux dans un salon de coiffure, à la Françoise Hardy. A l’aéroport de Rabat où son père l’attend, elle remarque son regard sur elle, son sourire, puis le changement de son expression quand il découvre que cette jeune femme en mini-jupe, veste orange et bottes de cuir est sa fille. Il désapprouve : « On n’est pas en France ici. » En quatre ans, la maison familiale a changé : piscine, nouvelle déco et ameublement « petit-bourgeois ».

    Selim aime monter sur le toit pour fumer avec Selma, sa tante, que Mourad a épousé quand elle était enceinte d’un autre, à la demande d’Amine. Seul Mourad prend soin de leur fille Sabah, douze ans, que Selma rejette. La sœur d’Amine ne se plie pas à ses ordres et cela plaît à son neveu. Aïcha retrouve Monette, son amie d’école. Sa présence au dispensaire de sa mère les met toutes deux mal à l’aise, la fille en sait plus que sa mère à présent. C’est Aïcha qui accompagnera son père quand on fait appel à eux pour un accouchement difficile.

    Près de la piscine, elle se sent comme une touriste en vacances et préfère accompagner Monette dans ses sorties. Celle-ci lui fait rencontrer son amant, Henri, professeur d’économie à Casablanca et Karl Marx (surnom de Mehdi), son élève antibourgeois à la tignasse hirsute et à la barbe broussailleuse, qui raille ses études de fille riche et résume ses projets d’avenir simplement : « Je veux écrire. »

    Quand Selim rate le bac et doit recommencer son année, il n’y a plus qu’une personne qui compte pour lui : la séduisante Selma qui n’en fait qu’à sa tête, quelle que soit sa réputation. Aïcha, après ses débuts à l’hôpital, revient au pays en juillet 1969. Henri et Monette l’ont invitée à partager leur cabanon sur la côte. La plage de Sable d’or, entre Rabat et Casablanca, attire la Cour et les bourgeois ; les restaurants sont tenus par des Français ou des Espagnols. On discute, on se baigne, le soir on va danser. Aïcha, timide, se tient à l’écart. Elle n’a pas oublié Mehdi, devenu maître assistant à la faculté de Rabat, et c’est là, sur une piste de danse, qu’elle le retrouve, mince et gracieux.

    Alors que Le pays des autres était centré sur Mathilde et Amine, Regardez-nous danser dépeint surtout la génération de leurs enfants, qui se cherchent et suivent des chemins très différents dans ces années soixante rebelles et libératrices, au risque de se perdre. Le pouvoir marocain s’inquiète de l’influence des hippies, surveille, réprime. Leïla Slimani raconte l’histoire d’une famille et montre l’évolution de la société marocaine entre tradition et modernité, tout en restant, comme elle le dit dans une vidéo de présentation, « à hauteur de personnage ».

  • Engloutissement

    leïla slimani,le pays des autres,première partie,roman,littérature française,mariage,maroc,famille,culture,guerre« Quoi qu’elle fît et malgré la gratitude immense de ses enfants et de ses malades, il lui semblait que sa vie n’était rien d’autre qu’une entreprise d’engloutissement. Tout ce qu’elle accomplissait était voué à disparaître, à s’effacer. C’était le lot de sa vie domestique et minuscule, où la répétition des mêmes gestes finissait par vous ronger les nerfs. Elle regardait par la fenêtre les plantations d’amandiers, les arpents de vigne, les jeunes arbustes qui arrivaient à maturité et qui, dans un an ou deux, porteraient des fruits. Elle était jalouse d’Amine, jalouse de ce domaine qu’il avait construit pierre à pierre et qui, en cette année 1955, lui donna ses premières satisfactions. »

    Leïla Slimani, Le pays des autres

  • Mathilde & Amine

    Le pays des autres est le troisième roman de Leïla Slimani – le précédent, Chanson douce, avait obtenu le prix Goncourt en 2016. L’histoire de Mathilde & Amine, une jeune Alsacienne et un soldat marocain qui se sont rencontrés en France en 1944, est celle d’une échappée à un destin ordinaire et d’une vie conjugale au Maroc, avec d’autres contraintes qu’en France, un choix amoureux à assumer. C’est le premier tome d’une trilogie, avec ce sous-titre : « La guerre, la guerre, la guerre ».

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    La ferme où ils vont vivre, à une vingtaine de kilomètres de Meknès, se trouve sur les terres rocailleuses du père d’Amine, Kadour Belhaj, des hectares achetés en 1935 par ce traducteur dans l’armée coloniale mort quatre ans plus tard. Amine, fils aîné « et désormais chef de famille », les avait louées à un Français originaire d’Algérie avant de monter au front avec le régiment des spahis. Quand elle découvre la colline « aux flancs râpés » où survivent quelques oliviers, la petite bâtisse au toit de tôle, « Mathilde, malgré la douceur de l’air, se sentit glacée. »

    Mais malgré qu’elle ait retrouvé son mari, « plus beau que jamais », venu l’accueillir à Rabat, « petite ville, blanche et solaire », depuis la jouissance des deux jours passés dans leur chambre d’hôtel, il y a déjà eu quelques déceptions. En attendant la fin de la location des terres, il leur a fallu s’installer chez la mère d’Amine. Mathilde a entendu pour la première fois une réponse que son mari répétera souvent : « Ici, c’est comme ça. »

    Avant cela, Meknès lui a paru « noire et hostile » tandis qu’Amine la laissait seule à l’hôtel pendant qu’il se rendait chez sa mère dans le quartier de Berrima. Mouilala accueillera sa belle-fille avec le sourire ; Selma, la petite sœur, traduit les mots de bienvenue ; Omar, le frère adolescent, garde les yeux baissés. « Mathilde dut s’habituer à cette vie les uns sur les autres, à cette maison où les matelas étaient infestés de punaises et de vermine, où l’on ne pouvait se protéger des bruits du corps et des ronflements. »

    Dans ses lettres à sa grande sœur Irène, « autoritaire et rigide », Mathilde raconte sa vie comme un roman d’aventures, décrit tout avec enthousiasme. En ville pourtant, « sa haute taille, sa blancheur, son statut d’étrangère la maintenaient à l’écart du cœur des choses ». Sa belle-mère est fière de sa bru instruite qui passe son temps à lire et à écrire. Une fois sa présence acceptée dans la cuisine, celle-ci y apprend l’arabe. Selma lui sert d’interprète et elle l’incite à étudier pour gagner « son indépendance et sa liberté ».

    Installée à la ferme au printemps 1949, Mathilde continue à cacher la vérité à sa sœur, trop tôt veuve d’un Allemand épousé avant la guerre. Elle parle peu d’Amine qui n’est « plus le même », courtois en public mais silencieux et colérique autant qu’elle à la maison, obsédé par le travail à la ferme. Il avait vingt-huit ans quand elle l’a épousé, elle, vingt. Ses responsabilités le contraignent à « une certaine gravité », il la trouve « capricieuse et frivole », pleurant à la moindre contrariété. Elle rêvait d’une autre vie, de divertissement, de réceptions. Lui qui, pendant la guerre, pensait déjà à « féconder cette terre », va de déconvenue en déconvenue les premières années. Deux enfants naissent, Aïcha puis Selim.

    Dès 1950, « la fièvre nationaliste » attise la haine des Marocains contre les colons français. Amine se tient à l’écart, au contraire de son jeune frère Omar. Quand Mathilde va en ville, quand elle amène Aïcha à l’école, elle soutient les regards méprisants à son égard – leur couple, « la géante et l’officier trapu », dérange. Elle n’a pas de quoi acheter de beaux vêtements, elle se débrouille avec peu, maudit la vieille voiture capricieuse qui provoque des retards à l’école, gagne la sympathie de ceux qui ont besoin de petits soins médicaux.

    Aïcha est hypersensible comme sa mère. Heureusement, sœur Marie-Solange la prend sous son aile : la petite a l’âme mystique et est intelligente, elle la défend. Mathilde l’encourage, comme elle insiste sur les études de Selma. Celle-ci devient une adolescente belle et rebelle qui ne pense plus qu’à séduire, surtout quand son frère Omar, pris par la rébellion, n’est plus tout le temps occupé à la surveiller.

    Le titre, Le pays des autres, annonce bien les thèmes du roman : les modes de vie différents en France et au Maroc, les tensions entre colons et autochtones qui mèneront à l’indépendance du pays en 1956, les rôles impartis aux hommes et aux femmes, les différences sociales… Leïla Slimani privilégie le point de vue de Mathilde sans pour autant minimiser celui d’Amine. Dans un entretien, elle reconnaît s’être inspirée de ses grands-parents et avoir « envie de raconter le destin d’une famille marocaine sur trois à quatre générations, soit les soixante ans qui voient le Maroc s’installer dans la modernité, en suivant les personnages d’Aïcha, Selma et leurs enfants. »