Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

éducation

  • Une anomalie

    anita brookner,un début dans la vie,roman,littérature anglaise,inspiration autobiographique,éducation,famille,émancipation,balzac,paris,culture« Elle n’avait pas compris, et peu de femmes le comprennent, que les vauriens dont Balzac faisait ses héros sont en réalité tourmentés par une sorte de vocation dans laquelle l’amour, même passionné, ne joue qu’un rôle évanescent, et qu’ils s’obstineront, encore et encore, jusqu’à ce que la mort vienne les faucher. Ce qu’elle avait compris, et ce n’est pas difficile, c’est le principe de l’énergie cosmique qui, chez Balzac, submerge tous les personnages puis les rejette comme autant d’atomes qui traversent en ondulant telle ou telle nouvelle avant de disparaître, puis de réapparaître sous une autre apparence, dans un autre roman. Non, en vérité, Eugénie était une anomalie, tellement docile, tellement inerte sur son banc dans le jardin, tandis que sa mère dépérissait et que la colère de son père grandissait. Ruth se demandait même comment ce roman, un jour, avait pu lui plaire. »

    Anita Brookner, Un début dans la vie

    Couverture originale (1981)

  • Brookner au début

    D’Anita Brookner (1928-2016), que j’ai découverte avec Regardez-moi en 1986 (son premier roman à être traduit en français), une quinzaine de livres s’empilent dans ma bibliothèque. Deux ans plus tôt, elle avait obtenu le Booker Prize pour Hôtel du lac, son roman suivant (republié en 2024 avec une préface de Julian Barnes). Ma pile s’achève avec Une trop longue attente, le dernier qu’elle ait écrit avant l’an 2000. Quand j’ai vu la couverture d’Un début dans la vie, présenté comme son « premier roman autobiographique », je n’ai pas résisté.

    anita brookner,un début dans la vie,roman,littérature anglaise,inspiration autobiographique,éducation,famille,émancipation,balzac,paris,culture

    A Start in Life (traduit de l’anglais par Nicole Tisserand) avait déjà été publié en français sous le titre La vie, quelque part. Cette édition-ci a le mérite de traduire littéralement ce titre emprunté à un récit de Balzac (Scènes de la vie privée). Un début dans la vie raconte l’histoire d’une Anglaise, Ruth Weiss, qui lui consacre sa thèse (« Le vice et la vertu dans les romans de Balzac ») et va s’installer à Paris pour ses recherches.

    Dans l’inédit qui le précède, « Madame de Blazac et moi », Anita Brookner se souvient de son premier séjour à Paris, logée chez cette vieille dame, rue des Marronniers, dans le XVIe. Le confort n’était pas au rendez-vous et elle avait vite compris que son loyer, quoique modique, était le bienvenu, de même que sa présence et son écoute, en quelque sorte son « rôle d’accompagnatrice ». Après deux déménagements, elle fit en 1970 « un pas de géant » en s’installant à l’hôtel : « J’ai rarement été aussi heureuse. »

    A la mort de Brookner, Julian Barnes a fait son portrait dans The Guardian d’après ses souvenirs de leurs rencontres. J’y ai copié la phrase suivante : « Sa voix était reconnaissable dès la première ligne. » Voici la première phrase du Début dans la vie : « A quarante ans, le professeur Weiss, docteur ès lettres, savait que la littérature avait gâché sa vie. » Notez qu’elle donne à son héroïne un patronyme juif, à l’inverse de ses parents (son père était un immigrant juif polonais) qui ont substitué « Brookner » à « Bruckner » en raison du sentiment anti-allemand des Britanniques après la première guerre mondiale.

    Un début dans la vie – son premier roman écrit à 53 ans – n’est donc pas exactement son histoire, mais l’inspiration autobiographique ne fait pas de doute. Comme Ruth, Anita Brookner était une enfant unique. Ses parents avaient laissé à sa grand-mère le soin de l’éduquer et de la nourrir, son enfance fut très solitaire. Elle ne s’est jamais mariée et a pris soin de ses parents. Bien qu’elle ait aussi enseigné la littérature, elle était historienne de l’art, spécialiste de l’art français du XVIIIe siècle (sa thèse portait sur le peintre Jean-Baptiste-Greuze).

    Son humour est souvent pince-sans-rire : « Le professeur Weiss, qui préférait les hommes, faisait autorité en matière de femmes. Les femmes dans les romans de Balzac était le titre de l’œuvre qui serait probablement de service jusqu’à la fin de sa vie. » Quand elle lui donnerait une suite, « le livre, de toute façon, serait achevé, publié, et modérément apprécié par la critique. » Le portrait de son héroïne, dont la « longue et magnifique chevelure rousse […] était comprimée en un chignon classique qui venait raffermir des traits peu accusés », correspond bien à la petite photo d’Anita Brookner que j’ai gardée, bien qu’elle y ait les cheveux courts.

    « Garder secrète sa vie intérieure ne demande aucun effort dans une institution universitaire » écrit-elle en évoquant avec drôlerie l’indifférence qui y règne. L’exemple d’Eugénie Grandet, qui ne se sent « pas assez belle pour lui », comme écrit Balzac à propos d’Eugénie et de son séduisant cousin, a révélé à Ruth que « la fermeté d’âme n’avait aucun rapport avec la façon de conduire sa vie. Mieux valait être attrayante ; c’était en tout cas plus simple. » A Paris, elle a connu l’émotion amoureuse, elle a été aimée – elle le racontera.

    Un début dans la vie ne peut passer sous silence l’enfance de Ruth dans la maison de sa grand-mère, qui avait emporté de Berlin son mobilier lourd et encombrant et dû s’adapter au mode de vie irrégulier de son fils George. Il avait épousé contre son avis une actrice, Helen, qui rentrait tard du théâtre. Le salon était la pièce de prédilection de sa mère, une pièce claire, brillante et frivole. George en était fou amoureux, un homme « lisse et joyeux, un rien dandy », qui avait une librairie de livres anciens et une assistante « avec laquelle il passait ses soirées avant d’aller chercher Helen au théâtre ».

    « L’enfant aimait passionnément ses parents et savait qu’elle ne pouvait pas compter sur eux. » Quand sa grand-mère était tombée malade, la réaction de sa mère fut de rassurer son mari – « Nous engagerons quelqu’un dès demain pour tenir la maison » – et celle de son père : « Il n’y aura rien pour dîner. » Morte trois mois plus tard, Mrs. Weiss fut remplacée par Mrs. Cutler, « une veuve alerte et acerbe qui se vexait facilement. » Ruth ne l’aimait pas, une de « ces femmes un peu louches qui se nourrissent de l’intimité des couples ». George s’en accommodait, parce qu’elle s’occupait « merveilleusement » d’Helen.

    L’adolescence de Ruth, qui ne savait jamais quand elle aurait droit à un vrai repas, fut sauvée par Miss Parker, son professeur principal. Celle-ci observait Ruth, ses livres français sous le bras, et avait insisté auprès de ses parents pour l’inscrire aux examens d’entrée à l’université. Ruth s’y sentit vite comme un poisson dans l’eau, surtout à la bibliothèque où elle pouvait rester jusqu’à neuf heures du soir. Elle était très sociable si on lui adressait la parole et son amie Anthea, surtout préoccupée des sorties, l’initiait à l’art de conquérir les hommes.

    Un début dans la vie raconte les études de Ruth, ses essais de séduction (une préparation de repas désopilante). Chez elle, George s’éloigne après qu’Helen a cessé de jouer au théâtre et décidé d’écrire son autobiographie. Ruth voit bien que sa mère se laisse aller et essaie d’y remédier. Son père, lui, trouve toujours une femme pour bien le nourrir.

    Enfin elle arrive à Paris, d’abord logée chez un vieux couple. Elle savoure sa liberté nouvelle, visite les musées et fait connaissance avec un jeune couple très sympathique. « Ruth, qui avait tout compris d’instinct, ajouta à sa vision du monde le concept balzacien d’opportunisme. » Habituée à ne compter que sur elle-même, elle trouve dans le travail littéraire une échappatoire très satisfaisante à sa solitude, tout en admirant ceux qui vivent autrement. Tous les thèmes de son œuvre sont déjà là, sur lesquels elle proposera d’impeccables variations.

  • La planche

    Cojot-Goldberg Points.jpg« Je fais la planche. Je ne pèse plus rien. Légère comme jamais. Je flotte sans le moindre effort. Ma respiration suffit à me maintenir à la surface. L’eau magique du lac me caresse délicatement à chacune de ses vaguelettes provoquées par une brise délicieuse. Elle me délivre de mon poids et m’offre l’oubli du passé. Je me laisse porter par cette nouvelle perception de moi, changée de plomb en plume. Aurai-je assez de baignades pour accomplir la transformation jusqu’au bout ? »

    Yaël Cojot-Golderg, Le lac magique

  • Le lac des femmes

    « C’est un lac au Canada où, le matin, seules les femmes ont le droit de se baigner. » La première phrase de présentation du Lac magique a suffi, je l’avoue, à me faire emporter ce premier « récit littéraire » de Yaël Cojot-Golderg, scénariste et réalisatrice. « Un lac au Québec, au milieu d’une forêt des Laurentides », précise la narratrice, sans révéler son emplacement.

    yaël cojot-goldberg,le lac magique,récit,littérature française,québec,vacances,lac,baignade,communauté de femmes,famille,éducation,libération,culture
    © Le journal de Montréal : Une forêt des Laurentides préservée (2015)

    Abigail, la propriétaire de la maison qu’ils ont louée à Montréal, est issue « d’une famille juive anglophone d’origine russe » ; elle a fréquenté le Collège Stanislas où sa future locataire a inscrit ses filles pour l’année à venir. Quand Abigail lui a parlé d’une maison de vacances où passer l’été avant la rentrée, « au beau milieu de la nature », la décision a été vite prise de séjourner à S. Estate, près d’un lac à l’eau « douce comme de la soie ».

    L’Amérique où se réfugier « si les nazis revenaient »… A quinze ans, le père de la narratrice, « ancien enfant caché et pupille de la nation », avait passé une année en Arizona dans une famille à laquelle il était resté lié toute sa vie, le fils étant pour lui comme son frère. A présent T. et elle avaient décidé de « partir vivre un an au Canada », leurs deux filles étant d’accord.

    « J’ai tout de suite su que Leslie était la cheffe. » Leslie, la mère d’Abigail, plus de soixante-dix ans, un sourire aimable mais un regard plutôt dur, observe la famille française qui visite sa maison et constate avec soulagement qu’ils ne sont ni snobs ni arrogants comme elle le craignait. T. « était devenu, comme à chacun de [leurs] voyages à l’étranger, la meilleure version de lui-même : un homme heureux de tout. »

    Dès le lendemain, Leslie était passée lui expliquer leur tradition : « tous les matins, les femmes de la communauté allaient marcher ensemble dans la forêt puis se baignaient nues dans un lac qui leur était réservé. » Pas le lac de l’autre côté de la route, un autre, « plus grand, plus beau, caché dans la forêt ». « Naked ? » Oui, « nues ». Après un moment de flottement, c’est T. qui avait répondu pour sa femme : elle les accompagnerait.

    Elle qui hésite habituellement, souvent angoissée devant les situations nouvelles, se réjouit de « cette façon de dire « oui » à tout » pendant leur séjour au Québec, de se libérer de ses peurs. Dès le lendemain matin, quand elle quitte ses filles et T. pour rejoindre les femmes de la communauté, elle ressent leur énergie, leur décontraction et repère l’amicale Suzan. Une fois les dernières maisons derrière elles, c’est la montée dans la forêt, parfois raide. D’en haut, la vue est magnifique, il ne leur reste qu’à descendre vers le lac, « the magic lake » ! Un lac immense bordé de sapins, de rochers.

    Les femmes se déshabillent, pas une ne semble être embarrassée, elle les rejoint. Leslie plonge la première, c’est la meilleure méthode pour se jeter à l’eau en évitant les sangsues sous les rochers. La tête hors de l’eau, c’est un nouveau monde, « immense et sublime ». La voilà sous le ciel, libre de toutes les contraintes de son éducation. Les autres continuent à bavarder en nageant. Puis elles remontent sur les rochers pour sécher, un groupe de femmes juives et nues comme au sortir d’un bain rituel.

    yaël cojot-goldberg,le lac magique,récit,littérature française,québec,vacances,lac,baignade,communauté de femmes,famille,éducation,libération,culture

    Près du lac, voilà « la possibilité  de faire autrement » qu’avec sa mère toujours malheureuse, « d’être autrement » sans trahir qui que ce soit, de s’absenter toute une matinée sans culpabilité. Le lac magique est le récit d’une femme qui découvre, en compagnie d’inconnues, le plaisir de s’affranchir des contraintes qu’on lui a inculquées et dont elle s’est imprégnée. Ce carcan imposé aux femmes par une certaine éducation, Yaël Cojot-Golderg en rappelle les préceptes peu à peu, alors qu’elle est en train de s’en délivrer. Goûtant ce qui s’offre à elle, la marche, la baignade, les êtres tels qu’ils sont, elle se donne, en quelque sorte, le droit de vivre comme elle veut, de renaître « libre », lors de cet été magique.

  • Je ne sais pas

    Schlink_Die-Enkelin.jpg« Kaspar sentait comme Sugrun était fière de répondre à chacune de ses questions, de parer chaque objection. Il était fatigué. Cette fille qui s’échauffait, son ignorance, sa prétention hors d’atteinte et son propre désarroi dans ce dialogue l’avaient fatigué. Que lui dire, comment l’atteindre ?
    « Il y a des choses pour lesquelles tu es forcée de te fier à d’autres. Quand tu es malade, le médecin en sait plus que toi, et quand la voiture tombe en panne, le mécanicien. Mais ne te fie pas aux autres quand tu peux toi-même accéder aux faits. Rencontre des étrangers, des musulmans et des Juifs, avant de porter un jugement sur eux. Du reste, tu en connais déjà un.
    – Un Juif ?
    – Ton professeur de piano vient d’Egypte. Ses parents étaient monarchistes et se sont enfuis avec lui lorsque le roi a été détrôné. » Kaspar eut un petit rire. « Peut-être est-il musulman, je ne lui ai pas posé la question. Tu peux l’interroger, et si c’est oui et qu’il va à la mosquée, tu pourrais lui demander une fois de t’y emmener.
    – Tu veux dire à la mosquée ?
    – Pourquoi pas ?
    – Je ne sais pas. »
    Elle dit cela en hésitant, comme si tout d’un coup il y avait beaucoup de choses qu’elle ne savait pas […] »

    Bernhard Schlink, La petite-fille