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éducation

  • Délabrement

    Jachina-Wolgakinder.jpg« Oh, comme Gnadenthal avait changé ! Comme les gens qui l’habitaient avaient changé ! Le sceau du délabrement et d’années de malheur avait marqué les façades des maisons, les rues et les visages. La géométrie harmonieuse qui avait jadis régné au village avait disparu : la rectitude des rues était gâchée par des ruines, les toits se tordaient, les volets, les portes et les portails penchaient désespérément. Les maisons s’étaient ridées de mille fissures, les visages – fissurés de mille rides. Les cours abandonnées béaient comme un ulcère sur la peau. Les tas de détritus noircis faisaient penser à des tumeurs violettes. Les cerisaies négligées – à des cheveux emmêlés de vieillards. Les champs à l’abandon – à des crânes chauves. Il semblait que les couleurs et les teintes avaient quitté cette région crépusculaire : les façades assombries, les cadres des fenêtres et des portes, les arbres secs, et même la terre, les visages blêmes des habitants, leurs moustaches et leurs sourcils gris – tout était devenu du même gris, couleur de la Volga par temps maussade. Seuls les drapeaux, les étoiles et les étendards rouges, tous généreusement dispersés dans le paysage local, brillaient d’une couleur vive, aussi insolente et saugrenue que du carmin sur les lèvres d’une vieille à l’agonie. »

    Gouzel Iakhina, Les enfants de la Volga

  • Enfants de la Volga

    Que des Allemands aient été invités à cultiver sur les rives de la Volga par Catherine II, dans les environs de Saratov, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, que leur territoire soit devenu une république socialiste soviétique florissante puis soumise aux réquisitions, à la guerre, à la famine, et ses habitants finalement déportés en 1941 par Staline vers la Sibérie ou le Kazakhstan, je l’ignorais avant de lire la note liminaire de Gouzel Iakhina aux Enfants de la Volga (2021, traduit du russe par Maud Mabillard).

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    Ce roman passionnant que la romancière russe (née en 1977) a dédié à son grand-père, « enseignant d’allemand dans une école de village », s’il suit cette trame historique, raconte d’abord l’histoire d’un village au bord du fleuve, Gnadenthal – la steppe sur la rive gauche, des montagnes sur la rive droite : « La Volga divisait le monde en deux. » Ou plus exactement l’histoire d’un maître d’école, le « Schulmeister Jakob Ivanovitch Bach », qui vit sans bruit mais écoute le « vaste monde ».

    Chargé de sonner la cloche à six heures, à midi et à vingt et une heures, il repeint au printemps le cadre des fenêtres et la porte de l’école dans un bleu ciel lumineux, enseigne quatre heures le matin et deux heures l’après-midi (la poésie allemande est sa passion), avant de faire ses « visites » à la Volga ou à Gnadenthal, en alternance, curieux de tout, choses et gens. Seules les tempêtes troublent sa vie calme : il les aime et sort, exalté, quand les éléments se déchaînent.

    Un jour, il est invité sur l’autre rive par un riche fermier, Udo Grimm, qui lui envoie un bon rameur kirghize pour traverser le fleuve. Il veut que Bach instruise sa fille de presque dix-sept ans, Klara, mais sans la voir : elle restera cachée derrière un paravent. Bach ne veut pas de ces conditions et repart, mais soudain tout le retient sur la rive droite, les éléments l’empêchent de retraverser la Volga et lui font rebrousser chemin. La voix timide et sensible de son élève finira par le captiver et ces mots dans le livre qu’il lui a glissé sous le paravent pour l’entendre lire : « Ne m’abandonnez pas. »

    Ainsi naît la belle histoire d’amour de Bach, 32 ans, pour la jeune Klara. L’annonce du départ des Grimm pour l’Allemagne le terrasse. Mais un soir, Klara, d’une beauté « aveuglante », est à sa porte et va vivre désormais sous sa protection. Le pasteur refuse de les marier, les villageois veulent renvoyer le maître d’école. Quand Klara s’enfuit, il la suit sur l’autre rive, dans la ferme laissée par son père. Ils finissent par y dormir ensemble sous l’édredon, bientôt le désir d’enfant la mine. De l’autre côté de la Volga, la guerre sévit et avec elle viennent la folie, la faim, les cadavres abandonnés. Bach prie avant de les jeter dans le fleuve.

    L’intrusion de trois hommes à la ferme, un jour, va changer leur vie. Ils finissent par trouver Klara cachée sous le lit et abusent d’elle. Bach en devient mutique. A Gnadenthal, on célèbre la naissance de la République socialiste soviétique des Allemands de la Volga. Klara est enceinte, sans que Bach sache de qui ; elle accouchera d’une fille. Bach vivait pour Klara. Quand celle-ci meurt, la nouvelle-née n’a plus que lui.

    Il doit retourner au village pour lui ramener du lait. Surpris à en voler dans une étable, il est amené devant le commissaire Hoffmann, le délégué du nouveau pouvoir, un bossu épris de littérature et de culture populaire. Bach ne parle pas mais écrit, dans une belle calligraphie allemande, qu’il a besoin de lait. Hoffmann lui en donnera en échange de vieux dictons, de textes sur la vie quotidienne des colons allemands, et finalement de contes de son invention.

    Le résumé de ces péripéties ne dit rien de ce qui enchante le lecteur des Enfants de la Volga : l’évocation poétique des paysages, des saisons, des émotions de Bach. Travailleur, il s’occupe de la ferme, de la petite Anna, puis d’un jeune voleur qui dit s’appeler Vaska. L’ancien maître d’école ignore tout un temps qu’Hoffmann, le propagandiste, retouche ses contes en les signant Hobach dans un journal. Bach finit par remarquer que « ce qu’il écrivait se réalisait », les bonnes choses et aussi les mauvaises…

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    Un souffle épique traverse le destin de Bach et de ses enfants, sa fille et son « fils adoptif ». La manière dont il les éduque et dont ils lui échappent peu à peu fait le sel de ce récit où les années de malheur finissent par se succéder pour les riverains du fleuve. Bach tombe et se relève, possédé par son amour paternel sans limite, sa peur pour eux – il ira jusqu’au bout de ses forces. Gouzel Iakhina a écrit un roman formidable où la force des sentiments, la beauté de la nature tiennent tête aux réalités du monde et de l’histoire. Je vous le recommande. 

  • Dans une librairie

    Slimani audio.jpg« Une femme accroupie, ses sacs de courses posés par terre, cherchait un album pour une petite fille. Un vieux monsieur qui s’appuyait sur son parapluie expliqua au libraire qu’il voulait offrir des classiques pour Noël. « Parce que ça fait toujours plaisir. » A la caisse, une jeune femme dans un manteau beige écrivait un mot sur la première page d’un roman. Ce spectacle le rendit heureux et il aurait pu tous les embrasser. Mehdi se fraya un chemin entre les rayons. Il avait trop chaud à présent dans son manteau et il transpirait dans ses bottines fourrées. Il avait envie de tout acheter, des romans et des essais, des livres d’histoire et même des recueils de poésie. Il s’imaginait une vie où il aurait le temps de lire tous ces livres, une vie qui n’aurait pas d’autre but que de pénétrer l’âme des autres et où les voyages seraient immobiles. C’était ça le problème, se dit-il, cette impossibilité à choisir une existence, à s’y tenir, ce désir persistant d’une autre vie que la sienne. Il se retrouva devant le rayon des actualités. Sur une table, il aperçut ce qu’il cherchait. Une pile d’exemplaires de Notre ami le roi qui était interdit au Maroc mais dont tout le monde parlait. »

    Leïla Slimani, J’emporterai le feu

  • Emporter le feu

    Avec J’emporterai le feu, Leïla Slimani termine la trilogie commencée avec l’histoire de Mathilde & Amine (Le pays des autres) et continuée avec celle de leurs enfants Aïcha et Selim (Regardez-nous danser). J’emporterai le feu nous fait découvrir la génération suivante, celle de deux sœurs, Mia et Inès, les filles d’Aïcha & Mehdi Daoud, tout en poursuivant l’histoire de leur famille.

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    Dans le prologue, Mia raconte sa dépression, au temps de la pandémie, sa panique à cause du « brouillard mental » qui l’avait envahie : « Il n’y a rien de pire pour un écrivain, vous savez ? Si je perds la mémoire et le langage, je suis finie. » Puis commence l’histoire de Mehdi, son père, nommé par le roi président du Crédit Commercial du Maroc à Casablanca en 1979.

    Son épouse Aïcha est alors près d’accoucher de leur deuxième enfant, une perspective qui déplaît tant à Mia, six ans, qu’au retour de la maternité, elle dira à sa mère tenant sa petite sœur Inès dans les bras : « C’est le pire jour de ma vie. » L’heureux caractère d’Inès s’en accommodera. Les deux sœurs vivent une existence aisée à Rabat, où Aïcha exerce à l’hôpital comme gynécologue. La bonne Fatima s’occupe bien d’elles. Ils ont un chauffeur, une vie bourgeoise.

    Mehdi a la réputation d’être dur dans sa profession ; il est aussi un père exigeant, démuni contre l’influence de Mathilde, la matriarche, chez qui ils vont fêter Noël. Convaincu de l’utilité pour ses filles d’être élevées dans une double culture qui leur facilitera les études en France, plus tard, après l’école française, il désire aussi qu’elles apprennent l’arabe.

    Aïcha veille sur leur bonne éducation et à tout le reste : très prise à l’hôpital, elle est obligée de tout arranger à la maison, de veiller à la bonne intendance comme à l’harmonie des liens familiaux, jusqu’à organiser elle-même la fête d’anniversaire pour ses quarante ans. La petite Inès est souvent confiée à la tante Selma, la sœur d’Amine, de vingt ans plus jeune que lui, qui mène une vie plutôt audacieuse dans le contexte marocain de l’époque : elle fume et se maquille, elle sort, elle tient une boutique de bijoux, elle emmène Inès au cours de danse.

    Mia, très tôt, a préféré se conduire comme un garçon. En grandissant, elle comprend que ce sont les filles qui l’attirent. Elle est à la fois « une fille populaire, invitée à toutes les fêtes, et une élève brillante, que les professeurs couvraient d’éloges. » Elle sera écrivain et célèbre, affirme-t-elle à Abla, son amie jusqu’à ce qu’un jour, elle pousse trop loin les caresses – ce qui va nuire à sa réputation comme à leur complicité.

    Mia admire ses parents, « leur ouverture d’esprit, leur culture, leur intelligence », mais elle a « fini par comprendre qu’elle vivait entre deux mondes ». Modernes à la maison, sa mère et son père craignent « le monde du dehors, dangereux et incompréhensible ». Ce qui est toléré ou critiqué en famille ne peut pas être dit en société. Mia sait que « des gens comme elle » existent, mais en secret.

    Une fois le baccalauréat obtenu, avec « mention très bien », elle se dit que sa vie va pouvoir commencer. Son père, de plus en plus nerveux en raison de la pression politique, se réjouit malgré son chagrin de la voir partir étudier à Paris. « Ces histoires de racines, ce n’est rien d’autre qu’une manière de te clouer au sol, alors peu importent le passé, la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu. » Voilà ce qu’il voudrait lui dire en lui offrant La vie est ailleurs de Kundera.

    J’emporterai le feu alterne dans sa deuxième partie le récit de la vie de Mia à Paris et celle de sa famille au Maroc où la situation de Mehdi se dégrade, où Inès vit à son tour l’attirance sexuelle, où la grand-mère Mathilde doit prendre le relais d’Amine au domaine Belhaj – c’est pour eux le temps des malheurs dans un Maroc où la pression politique est de plus en plus forte. Comme pour Mia, l’avenir d’Inès, qui choisit des études de médecine, se vivra en Europe. Leïla Slimani décrit particulièrement bien la complexité et la richesse des personnages féminins. Son récit est aussi attentif aux destinées masculines et ici, en particulier, aux tourments d’un père pris au piège du pouvoir.

    « La romancière nous raconte cette histoire, empreinte de mélancolie, de tous ceux qui naviguent entre deux terres séparées par la Méditerranée pour vivre libres, de corps et d’esprit, mais qui le paient du prix du rejet, de la nostalgie et de la solitude. » (Laurence Houot, FranceTV) « Sa trilogie entière repose sur les tensions constantes entre l’individu et le collectif, entre vie intime et liberté d’un côté, et les injonctions d’un pays et de ses croyances de l’autre, entre les droits des femmes et un patriarcat profondément liberticide. » (Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles)

  • Plus et plus fort

    zebraska,isabelle bary,roman,littérature française de belgique,surdoué,haut potentiel,différence,famille,culture,éducation,mèreLa psychologue à la mère de Martin :
    « Ce que ça implique concrètement ? Eh bien, son esprit atypique est notamment habité d’une sensibilité extrême qui rend insupportable pour lui un dixième de ce qui le serait par toute personne normo-pensante. Je parle ici du bruit, des odeurs, mais aussi des comportements. C’est ce qu’on appelle l’hyperesthésie. De plus, son esprit ne fonctionne pas de manière séquentielle, il ne voit pas les choses les unes après les autres, mais de façon globale, ce qui lui donne du mal à se concentrer sur une seule réalité à la fois. Cela engendre souvent de gros soucis d’apprentissage. Son quotient émotionnel est démesuré : tout le touche, l’ébranle et le blesse. Il capte plus et plus fort ce que les autres ressentent à peine. Il aime concevoir et non restituer. Son rythme mental est accéléré, il ne cesse de penser, ce qui est épuisant et le met en décalage par rapport aux autres. Sa pensée est vive et omniprésente, un peu comme un bavardage incessant dans sa tête. »

    Isabelle Bary, Zebraska

    Assiette décorée par Folon