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Léo et les cerfs

Les grands cerfs de Claudie Hunzinger, prix Décembre 2019, son dernier roman publié avant Un chien à ma table, j’ai attendu un peu pour le lire, par souci de ne pas enchaîner, de laisser aux deux récits leur empreinte distincte. Aussi parce que je savais y trouver, en plus de l’hommage à la beauté de la vie sauvage, sa désolation à l’ère d’une nouvelle extinction animale de masse.

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© Claudie Hunzinger, Page d’herbe, Musée Lapidaire, Montauban, Belgique, 2007

Remontant aux Hautes-Huttes dans sa voiture, un soir d’automne, Pamina voit dans ses phares « un tonnerre de beauté » qui traverse le chemin « d’un bond, pattes rassemblées, tête et cou rejetés en arrière, ramure touchant le dos, proue du poitrail fendant la nuit ». – « J’étais sûre que c’était Wow. » Une brève apparition d’un grand cerf, magique, à la première page.

Nils, son compagnon, vit dans leur vieille métairie au milieu des livres, alors que Pamina (la fille de la reine de la nuit dans La Flûte enchantée, un des surnoms que Grieg donne à Sophie Huizinga dans Un chien à ma table), quand elle n’est pas en train d’écrire ou de présenter ses livres, sort explorer les alentours. D’avoir croisé Wow la décide à entrer dans l’affût, la cabane qu’elle a autorisé Léo à installer en bordure du pré sur leur terrain.

La trentaine, crâne rasé, « indéchiffrable », Léo est arrivé à pied un jour pour en faire la demande. Les cerfs sont sa passion. Les attendre, les observer, et si la lumière est bonne, les photographier, voilà à quoi il passe la plus grosse partie de son temps libre – « connecté cerfs à quatre-vingt-dix-neuf virgule neuf pour cent ». Il les distingue si bien qu’il a donné des noms aux grands cerfs qui vivent à proximité des Hautes-Huttes.

Pamina avait deviné leur présence, mais ignorait à quel point leur territoire se superpose au leur, dix mois sur douze. Parmi les livres qui traînent dans la maison, De natura rerum de Lucrèce, une édition bilingue, est son livre de chevet : « Les humains et les bêtes. Et puis, une poésie scientifique. La science comme méthode, menée par l’amour. Car la nature à la fois s’exhibe et se cache et c’est Vénus qui ouvre ce texte pour initiés. » Ce poème ancien et La fabrique du pré de Francis Ponge « faisaient la paire ».

Assise dans l’affût, elle découvre : « le monde arrive et se pose à nos pieds comme si nous n’étions pas là. Comme si nous n’étions pas, tout court. » Une guêpe, des corneilles, pas de cerf – l’attente. Ce n’est qu’en parlant avec Léo, qu’elle en apprend davantage sur les cerfs autour d’eux : « huit à vingt-deux mâles, tous des célibataires, les biches étant plus haut avec les bichettes et les faons ». Pamina est étonnée de l’entendre critiquer l’ONF dont les décisions menacent leur survie. Elle connaît le rôle des « adjudicataires » (elle les reconnaît « à leur pick-up, à leur tenue kaki ou à leur ressemblance avec Poutine »), mais a toujours aimé les gardes forestiers.

Léo accepte de la guider pour comprendre la vie de ce « clan traqué », elle en fera « un livre de grand air ». Dans le froid, la neige, Pamina apprend à lire les traces, à suivre les pistes, puis passe aux affûts « de lever du jour ». Elle instaure « une sorte de protocole » : se préparer, sortir tous les jours avec un carnet et un couteau, ne pas s’en faire si elle n’en rapporte rien – « ce rituel, je le devinais, n’était pas tant fait pour contempler un cerf que pour m’extraire avant tout de moi-même ».

Notes de février : étoiles, rochers, enfin des cerfs qui broutent puis viennent se coucher à dix mètres. Plongée « dans l’expérience et la découverte », avec en tête l’idée du livre à écrire. « Mais je n’imaginais absolument pas que le roman de nature qui commençait à m’habiter allait prendre le visage de la société elle-même, moi qui avais voulu lui fausser compagnie. » Elle ne sait pas encore dans quel imbroglio elle va se retrouver, qui va mettre à mal son amitié avec Léo. « Nous aussi, nous avons la peste même si nous prétendons à l’innocence. »

Claudie Hunzinger raconte les « apparitions », la contemplation. Léo lui apprend les règles du clan, décrit les grands cerfs qu’il appelle par leur nom, l’avertit quand l’un deux a été « tiré ». Le garde forestier qu’elle interroge sur la chasse est sans état d’âme : la régénération des forêts, leur rendement financier, ça passe « par un peuplement de cervidés réduit au minimum ». Les adjudicataires, eux, veulent « une chasse très peuplée ». Il lui explique comment l’ONF décide du quota de cerfs à tirer.

Les grands cerfs, c’est bien sûr Pamina et les cerfs : la romancière rend magnifiquement leur univers. On apprend beaucoup sur eux, sur leurs bois (ce même mot qu’on emploie pour leur parure et pour les arbres), leur velours, leur mue, cette splendeur fascinante. Au grand bain d’émerveillement de Claudie Hunzinger se mêle, avec force aussi, son angoisse, voire son désenchantement du monde.

* * *

A partir de cette semaine, T&P change de rythme pour les grandes vacances.
La belle saison nous appelle à sortir, à flâner, à ralentir.
Sauf imprévu, rendez-vous le lundi et le jeudi pour le billet complémentaire.
Bel été à toutes & à tous !

Tania

Commentaires

  • Un reportage vu lors de la sortie de ce livre m'avait convaincue de l'amour vrai de Claudie Hunzinger pour le lieu où elle vit et les animaux qui le peuplent. Ton post d'aujourd'hui me rappelle de m'être promis de lire ce livre. A voir à la médiathèque.
    Merci Tania d'être encore là cet été, à un rythme régulier, alors que l'été est souvent un petit désert. Les amis partent, les émissions préférées de radio s'arrêtent jusqu'en septembre....
    Belle semaine et à tout bientôt !

  • Avec plaisir, Claudie, merci de ta fidélité à ce blog. Moi qui n'avais plus lu Claudie Hunzinger depuis "Bambois", j'ai été séduite par ses deux derniers romans, l'écriture, la force d'évocation. J'espère que tu trouveras ce roman qui marque. Bonne semaine !

  • Oh je note les deux titres avec enthousiasme! Je connais pas mal de choses sur la vie des animaux en forêt grâce au garde chasse qui habitait à côté de chez ma grand-mère où nous passions l’été. Il nous emmenait et expliquait.
    Ce qui me révoltait c’était ceux qui les nourrissaient pour… les chasser après

  • Bonne lecture un jour ou l'autre & merci de remarquer cette illustration, Colo.

  • Je fais comme toi (et ça me plaît bien qu'on soit un peu sœur en ce domaine je laisse du temps entre les livres d'un auteur; c'et ainsi que j'ai mis 2 ans pour lire la trilogie de Stefansson...Maintenant, je n'en ai lu AUCUN de Hunzinger!! Et, en ce moment, j'en lis un d'un de tes compatriotes: Guy Goffette (Elle par bonheur, et toujours nue, livre évocation de Marthe Bonnard, la femme du peintre P.Bonnard) et j'aime son écriture!! J'avais déjà lu de lui celui sur Verlaine.

  • Ah, il est splendide, ce Goffette sur Bonnard, tu me donnes envie de le relire. Bonne semaine, Anne.

  • Je le lirai tôt ou tard ; il y a 15 jours, France Culture a passé "à voix nue" avec Claudine Hunzinger toute la semaine. C'est aussi un grand plaisir de l'écouter. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/a-voix-nue

  • Merci pour le lien, Aifelle. A bientôt sur ton blog ?

  • J'aime beaucoup découvrir ta chronique vu que j'ai lu et aimé ce roman qui m'a fait par ailleurs découvrir l'auteur. Merci pour ce partage. Passe toi aussi un bel été ! Pour l'instant pas encore de pause pour moi, la blogo est calme et j'ai programmé d'avance des articles...

  • Oui, je m'en souvenais, j'ai mis ton billet en lien. J'irai te lire après mes jours de vadrouille, à bientôt.

  • J'ai relu ton billet, nous sommes d'accord.

  • Cela ne m'avait pas convaincu. Quelque chose que je ne saurais pas nommer m'avait gêné. Il faudra peut-être, un jour, que je le reprenne et lui redonne une chance.

  • Certains livres nous parlent, d'autres pas. Ce serait intéressant d'identifier la source de cette gêne. Bonne après-midi, Marie.

  • J'ai beaucoup aimé ce roman, je l'ai préféré à "Un chien à ma table", l'auteure est tout à fait incroyable ! Bises . brigitte

  • N'est-ce pas ? Pour moi, deux romans inoubliables.

  • Je n'ai pas lu les Grands cerfs mais Un chien à ma table. C H a un univers bien à elle, cette vie isolée en pleine nature qu'elle réinjecte dans ses livres. Merci Tania et bel été.

  • Oui, et elle le fait avec une puissance d'évocation remarquable. Merci, Zoë, autant pour toi.

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