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extrait - Page 6

  • La fin du voyage

    « Tout baignait dans un silence d’aquarium, de scène vue en rêve. Là où nous nous attendions à quelque chose de terrible, d’apocalyptique, nous trouvions, apparemment, de simples agents de police. C’était à la fois déconcertant et désarmant. Quelqu’un osa s’inquiéter des bagages : ils lui dirent « bagages, après » ; un autre ne voulait pas quitter sa femme : ils lui dirent « après, de nouveau ensemble » ; beaucoup de mères refusaient de se séparer de leurs enfants : ils leur dirent « bon, bon, rester avec enfants ». Sans jamais se départir de la tranquille assurance de qui ne fait qu’accomplir son travail de tous les jours ; mais comme Renzo s’attardait un peu trop à dire adieu à Francesca, sa fiancée, d’un seul coup en pleine figure ils l’envoyèrent rouler à terre : c’était leur travail de tous les jours.

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    Auschwitz / Photo Jason M Ramos, 24/10/2013 (Wikimedia commons)

    En moins de dix minutes, je me trouvai faire partie du groupe des hommes valides. Ce qu’il advint des autres, femmes, enfants, vieillards, il nous fut impossible alors de le savoir : la nuit les engloutit, purement et simplement. Aujourd’hui pourtant, nous savons que ce tri rapide et sommaire avait servi à juger si nous étions capables ou non de travailler utilement pour le Reich ; nous savons que les camps de Buna-Monowitz et de Birkenau n’accueillirent respectivement que quatre-vingt-seize hommes et vingt-neuf femmes de notre convoi et que deux jours plus tard il ne restait de tous les autres – plus de cinq cents – aucun survivant. Nous savons aussi que même ce semblant de critère dans la discrimination entre ceux qui étaient reconnus aptes et ceux qui ne l’étaient pas ne fut pas toujours appliqué, et qu’un système plus expéditif fut adopté par la suite : on ouvrait les portières des wagons des deux côtés en même temps, sans avertir les nouveaux venus ni leur dire ce qu’il fallait faire. Ceux que le hasard faisait descendre du bon côté entraient dans le camp ; les autres finissaient à la chambre à gaz.

    Ainsi mourut la petite Emilia, âgée de trois ans, tant était évidente aux yeux des Allemands la nécessité historique de mettre à mort les enfants des juifs. […] Ainsi disparurent en un instant, par traîtrise, nos femmes, nos parents, nos enfants. Presque personne n’eut le temps de leur dire adieu. Nous les aperçûmes un moment encore, telle une masse sombre à l’autre bout du quai, puis nous ne vîmes plus rien. »

    Primo Levi, Si c’est un homme 

    Il y a quatre-vingts ans, le 27 janvier 1945, l’Armée rouge libérait les camps d’Auschwitz.

  • Pierre après pierre

    Calvino VO Einaudi.jpg« Marco Polo décrit un pont, pierre après pierre.
    – Mais quelle est la pierre qui soutient le pont ? demande Kublai Khan.
    – Le pont n’est pas soutenu par telle ou telle pierre, répond Marco, mais par la ligne de l’arc qu’elles forment.
    Kublai Khan garde le silence, il réfléchit. Puis il ajoute :
    – Pourquoi est-ce que tu me parles des pierres ? Seul l’arc compte pour moi.
    Polo répond :
    – Sans pierres, il n’y a pas d’arc. »

    Italo Calvino, Les villes invisibles
    (Fin de la série V)

    Couverture originale (1972)

  • Cicatrices

    Arenz Le parfum des poires.jpg« Quelle était l’histoire de cette jeune fille ? Elle aurait voulu ne pas y penser, mais c’était impossible. Sally était là, et son histoire avec. Il y avait les cicatrices sur ses jambes. Certains avaient des cicatrices visibles, d’autres à l’intérieur. Avait-elle des frères et sœurs ? Elle secoua la tête. Non. Ne pas poser de questions. Il valait toujours mieux ne pas connaître l’histoire. Chaque question et chaque réponse serait un nouveau fil tendu entre la jeune fille et elle. Quand on savait tout de quelqu’un, on le tenait au bout d’un millier de fils.
    Comme son père la tenait. »

    Ewald Arenz, Le parfum des poires anciennes

  • Je t'appelle

    Je t’appelle. Je choisis un moment de grand calme
    où ma voix est solide, mon corps sans émotions parasites.
    Un oiseau chante, j’ai ouvert la fenêtre
    pour que, du dehors, mon petit jardin m’aide.
    Tu me dis l’étonnement des médecins qui constatent
    que dans un état désespéré à l’échéance prévisible
    ta vitalité soit si forte et que rien,
    sinon la boule qui croît à grande douleur,
    n’indique que tu es à ce point atteinte.
    J’en atteste, tu es celle que j’ai toujours connue,
    ta voix n’a pas changé,
    tu rebondis de jour en jour.
    Je prends avec toi des leçons de bien-mourir, diraient certains,
    je dis, moi, de bien-vivre
    car Tu sais, je suis encore là. »

    Caroline Lamarche, Cher instant je te vois

  • L'oubli

    Modiano coffret.jpg« Je me demande si la nuit où la voiture m’a renversé, je ne venais pas d’accompagner Hélène Navachine à son train, gare du Nord. L’oubli finit par ronger des pans entiers de notre vie et, quelquefois, de toutes petites séquences intermédiaires. Et dans ce vieux film, les moisissures de la pellicule provoquent des sautes de temps et nous donnent l’impression que deux événements qui s’étaient produits à des mois d’intervalle ont eu lieu le même jour et qu’ils étaient même simultanés. Comment établir la moindre chronologie en voyant défiler ces images tronquées qui se chevauchent dans la plus grande confusion de notre mémoire, ou bien se succèdent tantôt lentes, tantôt saccadées, au milieu de trous noirs ? A la fin, la tête me tourne. »

    Patrick Modiano, Accident nocturne