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  • Encore là

    Desarthe Le Château des Rentiers.jpg« A regarder mes grands-parents et leurs amis, on ne craignait pas de devenir vieux. Car vieux ne signifiait pas « bientôt mort ». Vieux signifiait « encore là ». Vieux, au Château des Rentiers, était synonyme de temps. Non pas du peu de temps qu’il reste, mais du temps dont on dispose pour faire exactement ce que l’on a envie de faire. Le temps était celui, délicieux et coupable, du sursis. Ils avaient survécu. Ils sur-vivaient et conjuguaient ce verbe au pied de la lettre : vivant supérieurement, et discrètement aussi, à la façon des superhéros, dont les superpouvoirs sont enivrants et doivent demeurer secrets. »

    Agnès Desarthe, Le Château des Rentiers

  • A proprement parler

    muriel cerf,la femme au chat,roman,littérature française,couple,chat,chien,culture,extrait« William donc, at five, prenait le thé, et si ce n’était pas du thé, oubliant tout alibi anglomane, du café, du chocolat, de la brioche, des tartines, une glace, solides et liquides censés réparer des forces mises à l’épreuve par une énième prouesse domestique. Et lorsque Willy exerçait, la bonne âme, ses talents de pâtissier, c’était face à une épouse que renvoyaient à l’anorexie la seule perspective de collationner au beau milieu de l’après-midi, et le bloc compact de ce cake fauve aux tranches grenues, et les rectangles dodus, liserés d’or brun, de ces financiers aux amandes qui étaient à proprement parler la madeleine de William, sa mère lui ayant appris la recette, entre V. et Saint-Brévin-les-Pins, de cette douceur du même ordre que l’illustre proustienne – d’un petit gâteau à pâte molle que William trempait, lui, dans un café viennois houppé de crème Chantilly, plus volontiers que dans la sobre transparence d’un thé… »

    Muriel Cerf, La femme au chat

  • Marie-Louise

    william trevor,en lisant tourgueniev,roman,littérature anglaise,mariage,famille,asile,amour,solitude,culture,irlande,extrait« Marie-Louise », murmure-t-elle en cette matinée qui suit l’arrivée inopinée de son visiteur. « Marie-Louise Dallon. Madame Querry, en fait. » C’est un homme âgé maintenant, et ses sœurs encore plus. Il a devant lui quoi ? une douzaine d’années, mettons quatorze ou quinze, mais les sœurs, elles, sont inusables. Il prend toujours en charge sa pension dans l’établissement de Miss Foye, comme depuis le premier jour. Il y a des années, les sœurs ont essayé de faire adresser la note à Culleen, mais son père n’avait pas les moyens. « Quel brave homme, votre mari ! » lui répète Miss Foye. Il faut dire qu’elles sont un certain nombre à n’avoir personne pour subvenir à leur pension : celles qui occupent les dortoirs collectifs dépourvus de tout confort, celles qui n’ont droit qu’à la vaisselle de tôle émaillée. Un brave homme, oui, qui s’est adonné à la boisson. Il n’y est pour rien, s’ils ont décidé de fermer ce genre d’institution. On regroupera les plus agitées, on leur trouvera un autre asile. Elle n’a jamais fait partie des agitées.
    Une silhouette émerge de la pénombre et vient s’asseoir sur le bord de son lit, emmitouflée dans une couverture. C’est Mme Leavy, de Youghal, qui est venue lui raconter ses rêves.
    Elle l’écoute, et puis c’est à son tour de raconter les siens. »

    William Trevor, En lisant Tourgueniev

    © Nikolaas Eekman (1889 - 1973), Femme lisant

  • Semblant

    Wolkenstein Folio.jpg« Edward la croyait experte en bouquets. Ou bien faisait-il semblant ? Comme elle, lorsqu’elle admirait ses vins ? Non, il l’avait observée un jour, sur le versant d’une montagne, l’avait regardée arranger des brindilles sauvages. Il l’avait aimée encore plus après cela, elle en était sûre. C’était la première fois qu’elle composait un bouquet, trouvant instinctivement les bons gestes, comme si les fleurs guidaient sa main. Au début, elle se penchait pour se donner une contenance, échapper aux yeux d’Edward, masquer le trouble qui la saisissait en les croisant. »

    Julie Wolkenstein, L’heure anglaise

  • Inassouvissement

    Michon Lycée.jpg« La parole me revint : j’avais perdu Marianne, j’existais ; j’ouvris la fenêtre, me penchai dans le grand éclat froid : les cieux, comme d’habitude, comme écrits dans le psaume, narraient la gloire de Dieu ; je n’écrirais jamais et serais toujours ce nourrisson attendant des cieux qu’ils le langent, lui fournissent une manne écrite qu’ils s’obstinaient à lui refuser ; mon désir glouton ne cesserait pas davantage que son inassouvissement devant l’insolente richesse du monde ; je crevais de faim aux pieds de la marâtre : que m’importait que les choses exultassent, si je n’avais pas de Grands Mots pour les dire et que nul ne m’entendît les dire ? Je n’aurais pas de lecteurs, et n’avais plus de femme qui, m’aimant, m’en tînt lieu. »

    Pierre Michon, Vie de Georges Bandy in Vies minuscules