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extrait - Page 2

  • Semblant

    Wolkenstein Folio.jpg« Edward la croyait experte en bouquets. Ou bien faisait-il semblant ? Comme elle, lorsqu’elle admirait ses vins ? Non, il l’avait observée un jour, sur le versant d’une montagne, l’avait regardée arranger des brindilles sauvages. Il l’avait aimée encore plus après cela, elle en était sûre. C’était la première fois qu’elle composait un bouquet, trouvant instinctivement les bons gestes, comme si les fleurs guidaient sa main. Au début, elle se penchait pour se donner une contenance, échapper aux yeux d’Edward, masquer le trouble qui la saisissait en les croisant. »

    Julie Wolkenstein, L’heure anglaise

  • Inassouvissement

    Michon Lycée.jpg« La parole me revint : j’avais perdu Marianne, j’existais ; j’ouvris la fenêtre, me penchai dans le grand éclat froid : les cieux, comme d’habitude, comme écrits dans le psaume, narraient la gloire de Dieu ; je n’écrirais jamais et serais toujours ce nourrisson attendant des cieux qu’ils le langent, lui fournissent une manne écrite qu’ils s’obstinaient à lui refuser ; mon désir glouton ne cesserait pas davantage que son inassouvissement devant l’insolente richesse du monde ; je crevais de faim aux pieds de la marâtre : que m’importait que les choses exultassent, si je n’avais pas de Grands Mots pour les dire et que nul ne m’entendît les dire ? Je n’aurais pas de lecteurs, et n’avais plus de femme qui, m’aimant, m’en tînt lieu. »

    Pierre Michon, Vie de Georges Bandy in Vies minuscules

  • Avec amour

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    Jean-Baptiste Andrea, Veiller sur elle

  • Silhouettes

    Giacometti pour Semprun.jpg« Jamais, plus tard, toute une vie plus tard, je ne pourrais éviter la bouffée d’émotion – je ne parle point de celle que provoque la beauté de ces figures, celle-ci n’a pas besoin d’explication : elle est évidente, au premier degré –, d’émotion rétrospective, morale, pas seulement esthétique, que susciterait en tous lieux la contemplation des promeneurs de Giacometti, noueux, l’œil indifférent dressé vers des cieux indécis, infinis, déambulant de leur pas inlassable, vertigineusement immobile, vers un avenir incertain, sans autre perspective ou profondeur que celle que créerait leur propre démarche aveugle mais obstinée. Ils me rappelleraient insidieusement, quelle que soit la circonstance, même la plus joyeuse, le souvenir des silhouettes d’antan, à Buchenwald. »

    Jorge Semprun, L’écriture ou la vie

    © Alberto Giacometti, Trois hommes marchant, 1948, bronze, Yuz Museum, Shangai

    En complément pour la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l'Holocauste

  • La fin du voyage

    « Tout baignait dans un silence d’aquarium, de scène vue en rêve. Là où nous nous attendions à quelque chose de terrible, d’apocalyptique, nous trouvions, apparemment, de simples agents de police. C’était à la fois déconcertant et désarmant. Quelqu’un osa s’inquiéter des bagages : ils lui dirent « bagages, après » ; un autre ne voulait pas quitter sa femme : ils lui dirent « après, de nouveau ensemble » ; beaucoup de mères refusaient de se séparer de leurs enfants : ils leur dirent « bon, bon, rester avec enfants ». Sans jamais se départir de la tranquille assurance de qui ne fait qu’accomplir son travail de tous les jours ; mais comme Renzo s’attardait un peu trop à dire adieu à Francesca, sa fiancée, d’un seul coup en pleine figure ils l’envoyèrent rouler à terre : c’était leur travail de tous les jours.

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    Auschwitz / Photo Jason M Ramos, 24/10/2013 (Wikimedia commons)

    En moins de dix minutes, je me trouvai faire partie du groupe des hommes valides. Ce qu’il advint des autres, femmes, enfants, vieillards, il nous fut impossible alors de le savoir : la nuit les engloutit, purement et simplement. Aujourd’hui pourtant, nous savons que ce tri rapide et sommaire avait servi à juger si nous étions capables ou non de travailler utilement pour le Reich ; nous savons que les camps de Buna-Monowitz et de Birkenau n’accueillirent respectivement que quatre-vingt-seize hommes et vingt-neuf femmes de notre convoi et que deux jours plus tard il ne restait de tous les autres – plus de cinq cents – aucun survivant. Nous savons aussi que même ce semblant de critère dans la discrimination entre ceux qui étaient reconnus aptes et ceux qui ne l’étaient pas ne fut pas toujours appliqué, et qu’un système plus expéditif fut adopté par la suite : on ouvrait les portières des wagons des deux côtés en même temps, sans avertir les nouveaux venus ni leur dire ce qu’il fallait faire. Ceux que le hasard faisait descendre du bon côté entraient dans le camp ; les autres finissaient à la chambre à gaz.

    Ainsi mourut la petite Emilia, âgée de trois ans, tant était évidente aux yeux des Allemands la nécessité historique de mettre à mort les enfants des juifs. […] Ainsi disparurent en un instant, par traîtrise, nos femmes, nos parents, nos enfants. Presque personne n’eut le temps de leur dire adieu. Nous les aperçûmes un moment encore, telle une masse sombre à l’autre bout du quai, puis nous ne vîmes plus rien. »

    Primo Levi, Si c’est un homme 

    Il y a quatre-vingts ans, le 27 janvier 1945, l’Armée rouge libérait les camps d’Auschwitz.