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extrait

  • Victime

    Erdogan Le silence même.jpg« Ma « recette » personnelle – il est certain que nul ne saurait enseigner à l’autre comment exorciser ses traumatismes – est d’approcher chaque existence avec le sens du destin… La littérature commence précisément avec ce sens du destin. Cette coupe avec laquelle je puise dans l’océan amer de notre monde, et surtout de notre propre géographie, si elle m’a permis de goûter à l’amertume de l’autre, alors elle n’aura pas été bue en vain. Mais puis-je vraiment dire que je ne fais aucun tort aux victimes dont j’ai parlé ou que j’ai passées sous silence, et que, cherchant à travers leur souffrance à mettre en mots celle de l’humanité entière, je sais qu’il est nécessaire de lui opposer de l’empathie, du respect, un sens de la justice ? Je n’ai pas d’autre réponse que celle de demander à la victime, en la regardant droit dans les yeux. »

    Aslı Erdoğan, « Victime-ée » in Le silence même n’est plus à toi

  • Exigence

    Fottorino 2025.jpg« Avec Clara, on s’était connus à peine une année, et pourtant j’avais sans cesse éprouvé cette exigence contenue dans son regard intense, qui me criait « ne me déçois pas », et surtout « ne te déçois pas ». A une expression infime de son visage, je devinais ce qui lui déplaisait, une facilité, une rapidité qui réclamait la lenteur, des mots inutiles. Je me souviens de sa question quand j’osai lui montrer les bribes d’un nouveau roman : « Et toi, Fosco, où es-tu, dans ces pages ? » Clara traquait la jolie écriture qui n’avait rien à dire, les postures ennemies, le paraître, l’esbroufe, la comédie. « Je ne sais pas si j’ai du goût, mais j’ai le dégoût très sûr » (c’était du Jules Renard), provoquait-elle, fustigeant ces écrivains qui ont écrit des livres mais n’ont pas écrit le livre. »

    Eric Fottorino, Des gens sensibles

  • Dans une librairie

    Slimani audio.jpg« Une femme accroupie, ses sacs de courses posés par terre, cherchait un album pour une petite fille. Un vieux monsieur qui s’appuyait sur son parapluie expliqua au libraire qu’il voulait offrir des classiques pour Noël. « Parce que ça fait toujours plaisir. » A la caisse, une jeune femme dans un manteau beige écrivait un mot sur la première page d’un roman. Ce spectacle le rendit heureux et il aurait pu tous les embrasser. Mehdi se fraya un chemin entre les rayons. Il avait trop chaud à présent dans son manteau et il transpirait dans ses bottines fourrées. Il avait envie de tout acheter, des romans et des essais, des livres d’histoire et même des recueils de poésie. Il s’imaginait une vie où il aurait le temps de lire tous ces livres, une vie qui n’aurait pas d’autre but que de pénétrer l’âme des autres et où les voyages seraient immobiles. C’était ça le problème, se dit-il, cette impossibilité à choisir une existence, à s’y tenir, ce désir persistant d’une autre vie que la sienne. Il se retrouva devant le rayon des actualités. Sur une table, il aperçut ce qu’il cherchait. Une pile d’exemplaires de Notre ami le roi qui était interdit au Maroc mais dont tout le monde parlait. »

    Leïla Slimani, J’emporterai le feu

  • Vertige

    Sizun Whistler - Nocturne- Blue and Silver.jpg« C’est un paysage bleu, un nocturne bleu, à cette heure bleue, indécise, de la nuit qui tombe, où le ciel, l’eau et le rivage se mêlent dans une étrange communion de couleurs très douces, sous l’effet d’une lumière presque irréelle, déjà celle de la lune, en ce moment crépusculaire qui n’est ni nuit ni jour. Un moment hors temps. Hors espace. Un moment qui plonge au cœur du mystère de la vie et de la mort. »

    Marie Sizun, Vertige (incipit) in Les petits personnages

    James Abbott McNeill Whistler, Nocturne en bleu et argent, Chelsea, 1871

     

  • Anna de Noailles

    colette,anna de noailles,littérature française,réception à l’académie royale de langue et de littérature frança,4 avril 1936,colette à l’académie,discours de madame colette,extrait« Quand je revenais d’un été de campagne, hâlée, ayant travaillé au jardin, bêché, écaillé ma peau au soleil, à la mer et même au fourneau, je m’amusais à prendre dans ma main une des mains d’Anna de Noailles. Ses doigts et sa paume brillaient au creux de ma main comme la chair blanche d’une noix dans son écale sèche… C’est au gré de cette petite main lumineuse, levée au-dessus des draps dans un geste d’appel, que je m’approchai parfois, les deux ou trois dernières années de sa vie, du lit où gisait Madame de Noailles. Il était onze heures, ou midi, dehors. Dans la chambre, il était l’heure noire de dormir, de souffrir. Sauf l’appel de la petite main, je n’y voyais goutte, d’abord. Aussi blancs que le drap, son visage et son corps subtils pesaient peu, ne creusaient guère l’oreiller, et ses yeux ne pouvaient livrer leur rare couleur d’eau montagnarde dormant dans une coupe de granit. Mais un grand ruisseau de cheveux sombres, empiétant sur le front renversé, coulait au long d’une seule joue, et tarissait, effilé, sur une seule épaule. Doux cheveux fins, que Madame de Noailles ne sacrifia jamais à la mode ! Couchée, elle leur donnait une liberté relative, ramenés toujours sur une seule épaule, et elle les caressait tout en parlant. »

    Extrait du Discours de Madame Colette, Réception à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 4 avril 1936 in Colette à l’Académie

    Portrait de la comtesse Anna de Noailles, née princesse Anna Bibesco-Bassaraba de Brancovan
    par Philip Alexius de László, 1913 (collection Musée d’Orsay) (Wikimedia)