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extrait

  • Manque

    Coatalem présentation.jpg« Cette histoire* avait fini par sédimenter en lui, le silence était son deuil. Impossible d’approcher, de tourner autour, d’en parler de manière intelligible. Pierre coupait court, éludait, rechignait. Faisait barrage. Chaque tentative pour grappiller une adresse, un nom, la moindre anecdote venait s’y briser. La mauvais entente entre son frère et lui avait tari les autres sources possibles. Que devenir dans cette absence de faits, de lieux et de mots ? J’étais comme dépossédé de moi-même. Car ce qui avait bouleversé mon père me faisait souffrir à mon tour, c’était devenu mon héritage, ma part, et il m’avait fallu à un moment consulter un psychologue pour essayer de sortir de cette spirale qui, d’une génération sur l’autre, recommençait et me rongeait. Ne rien tenter de savoir, n’était-ce pas les abandonner les uns et les autres, et me perdre à mon tour ? Au fond, à cause de ce manque, n’arriver jamais à me saisir en entier ? »

    Jean-Luc Coatalem, La part du fils

    *[celle de son grand-père, père de Pierre]

    Source de la photo : vidéo de présentation par l'auteur (YouTube)

  • L'arbre

    Haushofer Dans la mansarde Babel.jpg« L’arbre s’élève et s’étale sur le fond du ciel, tel un dessin sur du papier de riz gris. Il a un côté un peu chinois. Si on le regarde pendant un long moment, tout du moins si je le regarde, moi, assez longtemps, il se transforme. Le ciel gris-blanc commence à se glisser et à s’arrondir entre les branches, il prend la forme de balles légères et bientôt l’arbre, qu’il soit acacia, aulne ou orme, le tient emprisonné entre la multitude de ses doigts gris-argenté. Si je ferme alors les yeux pour les rouvrir une minute plus tard, l’arbre est redevenu plat comme sur un dessin. Ce tableau ne m’apporte ni tristesse ni joie et je pourrais le regarder pendant des heures. L’instant suivant, la mystérieuse métamorphose recommence, le ciel s’arrondit et se prend dans les doigts aux lignes délicatement brisées.
    Mais ce qu’il y a de plus merveilleux dans cet arbre, c’est qu’il peut absorber et éteindre les désirs. »

    Marlen Haushofer, Dans la mansarde

  • Fontainebleau

    Quand Jean Santeuil rêve dhuîtres et de Sauternes...

    « Le joli musée qu’un dîner, quand ce goût d’eau de mer, dont, dans notre ville du milieu des terres, nous rêvions jusqu’à le sentir, nous est présenté, presque facile à toucher, humide à la fleur de la coupe argentée et pierreuse, quand la couleur du vin brille comme la couleur d’un tableau sous la protection transparente du verre, quand les plats apportés sans relâche dans des plats d’argent sur la table éblouissante nous donnent en une heure la sensation pleine et directe de ces divers chefs-d’œuvre dont le désir de l’un suffit à remplir de charme une heure oisive et d’appétit.

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    Gustave Caillebotte, Nature morte aux huîtres, 1881

    Ici comme dans les musées, comme dans les bibliothèques ce n’est pas seulement notre immense désir d’une chose rêvée qui nous la présente et qui nous donne traduits ces jugements de Ruskin sur Rembrandt que nous désirions tant connaître et pour lesquels nous aurions appris l’anglais, ces nuages de Turner pour lesquels nous avons voulu passer la Manche, ce Fontainebleau qui existe à un endroit où, où qu’on aille, on est à Fontainebleau. »

    Marcel Proust, Jean Santeuil (Villes de garnison)

  • Transmutation

    « Entre le lac qu’il voit et lui, qu’y a-t-il donc qui n’était pas entre la mer et lui, qui ne serait pas entre le lac et lui s’il n’avait pas été autrefois ainsi à la mer ? Serait-ce que la beauté, le bonheur pour le poète, c’est dans cette substance invisible qu’on peut appeler l’imagination, qui ne peut s’appliquer à la réalité présente, qui ne peut s’appliquer non plus à la réalité passée que nous rend la mémoire, et qui flotte seulement autour de la réalité passée qui se trouve prise dans une réalité présente ? De sorte qu’entre elle et l’œil qui la voit, qui la voit aujourd’hui et autrefois, flotte cette imagination divine qui est peut-être notre joie et que nous trouvons dans les livres et si difficilement autour de nous.

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    Ferdinand Hodler, Le lac Léman au départ de Chexbres, vers 1898

    Ce lac qui est devant moi n’est plus un spectacle dont j’aie à chercher la beauté, c’est l’image d’une vie longtemps vécue et dont la beauté et le charme retentissent trop vivement dans mon cœur pour que j’aie besoin de chercher en quoi elle consiste. C’est, par-delà le spectacle indifférent de la vie présente, de trouver tout d’un coup dans le souvenir ressuscité du passé, le sentiment qui l’animait, un charme d’imagination qui nous attache définitivement à la vie et nous l’incorpore, comme si notre passé laissé fuir par la jouissance, incompris par la pensée, présenté si vague par la mémoire, était à jamais ressaisi par la contemplation. Ce sont là les belles heures de la vie du poète, celles où le hasard met sur son chemin une sensation qui enferme un passé et qui promette à son imagination de faire connaissance avec le passé qu’elle n’avait pas connu, qui n’était pas tombé sous son regard et que l’intelligence, l’effort, le désir, rien ne pouvait lui faire connaître. Il lui fallait le souvenir, non point précisément le souvenir, mais la transmutation du souvenir en une réalité directement sentie. »

    Marcel Proust, Jean Santeuil (Beg-Meil)

  • Clarté

    Proust Soudan Octave Rayon de soleil sur la ferme.jpg« Est-ce pour cela qu’il s’était senti si heureux ? Nous ne savons pas pourquoi le vif éclat du soleil matinal nous donne tant d’espérances, les premiers froids de l’hiver tant de gaieté, pourquoi la clarté longue et dorée du soleil de cinq heures, même étendue pendant une classe ennuyeuse sur un pupitre noir tout fouillé par les canifs des élèves, a tant de charme pour nous. Mais pourvu que nous ne soyons pas torturés par une angoisse trop douloureuse qui nous empêche de participer à aucune douce impression et nous fait passer au milieu d’une belle journée d’été comme un enfant qui pleure au milieu d’enfants qui courent et qui jouent, ce charme garde toujours sur nous le même pouvoir. Grâce à lui, sans avoir besoin pour cela d’en retrouver les jeux, le jardin, la santé, les espérances, nous retrouvons pour un moment la douceur même de notre enfance. »

    Marcel Proust, Jean Santeuil (A Illiers)

    Octave Soudan (1872-1947), Rayon de soleil sur la ferme