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  • Les pâtes du jour

    Barnes Ed allemande.jpg« Et ainsi une autre partie de ma vie a commencé. Nous nous retrouvions, deux ou trois fois par an, dans un petit restaurant italien de l’ouest de Londres, près de l’endroit où elle habitait. Les règles étaient claires, sans être jamais vraiment énoncées. J’arrivais ponctuellement à 13 heures ; elle était assise là, fumant une cigarette. Nous prenions les pâtes du jour, une salade verte, un verre de vin blanc et un café noir. Une fois, au début, je suis sorti des rails et j’ai commandé l’escalope de veau. « Comment c’est ? a-t-elle demandé en se penchant avec curiosité vers mon assiette. Décevant ? » »

    Julian Barnes, Elizabeth Finch

    * * *

    Une pensée pour David Lodge (1935-2025),
    un romancier beaucoup lu et que je relirai
    pour son humour et son regard bienveillant
    sur nos désirs et travers humains.

    Tania

  • Elizabeth et lui

    Elizabeth Finch, le dernier roman de Julian Barnes (2022, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin), est d’abord le portrait d’une femme qui donne un cours pour adultes intitulé « Culture et Civilisation ». « Elle se tenait devant nous, sans notes, livres, ni trac. Le pupitre était occupé par son sac à main. Elle laissa errer son regard sur nous, sourit, immobile, et commença. » (Incipit) En présentant son cours, elle indique que les lectures seront facultatives, qu’elle privilégiera le dialogue, et attendra d’eux la même rigueur que celle dont elle fera preuve.

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    « Je n’ai pas souvenir de ce qu’elle nous a appris pendant ce premier cours. Mais je savais obscurément que, pour une fois dans la vie, j’étais arrivé au bon endroit. » Le narrateur décrit son élégance un peu désuète. Tous étaient curieux de sa vie privée, de la marque des cigarettes qu’elle rangeait dans un étui en écaille de tortue. Il était frappé par son immobilité, sa voix « calme et claire » pour exposer ce qui était dans sa tête, « entièrement pensé et élaboré ».

    Elle leur parlait par exemple de sainte Ursule, belle et vertueuse princesse britannique qui, demandée en mariage en l’an 400,  avait obtenu de son père « trois années de grâce » pour faire un pèlerinage à Rome, ce qui permettrait à son prétendant de s’instruire « dans la vraie foi » et de se faire baptiser. Ursule était accompagnée de onze mille vierges – le M du premier scribe voulait-il dire Mille ou Martyres, étant donné leur mise à mort par les Huns devant Cologne ? Ayant raconté cette histoire, elle leur avait demandé ce qu’il fallait « penser » de tout cela, et « dans le silence », avait fourni une réponse très inattendue.

    Cette « lettrée indépendante » dont la situation financière était un mystère, avait un appartement dans les beaux quartiers de Londres. Ses deux livres publiés étaient « courts, et épuisés ». Neil la considérait comme « un esprit élevé, indépendant, européen ». (Elle rappelle un peu Brookner, une amie de Barnes.)

    Parmi les étudiants, de trente à quarante ans environ, le narrateur faisait partie d’un petit groupe avec « Anna (hollandaise, et donc parfois scandalisée par la frivolité anglaise), Geoff (provocateur), Linda (émotionnellement instable, dans l’étude comme dans la vie elle-même) et Stevie (urbaniste cherchant à élargir son horizon). » Ni ordinateurs portables, ni réseaux sociaux à cette époque « où les informations venaient des journaux et où le savoir venait des livres ».

    Un jour, E.F, comme ils l’appelaient, avait précisé qu’elle n’était pas employée pour les aider, mais pour les « aider à réfléchir et à argumenter » ainsi qu’à « penser » par eux-mêmes. Neil avait d’abord été acteur (de petits rôles à la télé), puis producteur de champignons et de tomates. Deux fois marié, une fille. Rien de glorieux. Il appréciait Anna, malgré leurs désaccords fréquents.

    Quant à Elizabeth Finch, elle affrontait la vie, selon lui, avec stoïcisme. Elle avait cité Epictète : « De toutes les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d’autres non. » Elle les questionnait sur le passé, sur ce qui serait arrivé si une bombe avait tué Hitler, ou si Julien l’Apostat avait réussi à endiguer « la désastreuse marée du christianisme », si Julien d’Eclanum avait gagné contre saint Augustin à propos du péché originel…

    Au fil des mois, les idées s’approfondissaient, les cours devenaient « plus libres de forme et plus ouverts ». En fin d’année, Neil va la trouver : il n’arrive pas à écrire un essai comme demandé, accaparé après son divorce par « la fragilité des relations humaines ». Ce qu’elle lui dit alors ne prendra sens que plus tard, comme souvent. La relation de Neil avec Elizabeth Finch se prolongera au-delà du cours, et surtout le questionnement qu’elle est parvenue à lui insuffler, stimulant son intelligence.

    S’il fait la part belle aux sujets enseignés, comme Julien l’Apostat en particulier, le personnage auquel E.F. revenait fréquemment (et sur qui Neil fait à son tour des recherches – l’essai à écrire ?), le roman de Julian Barnes mêle à la réflexion sur l’histoire un point de vue sur le présent. J’ai aimé cet hommage original à l’enseignement, si prégnant quand celui-ci s’incarne dans la personne qui le donne. Il m’a rappelé « mon » Elizabeth Finch, en quelque sorte – reconnaissance éternelle.

  • Barnes & Doyle

    Aux lecteurs qu’ennuient les biographies, et aux autres, Julian Barnes propose dans Arthur & George (2005) un formidable roman qui n’est ni un roman policier ni le simple récit de la vie d’Arthur Conan Doyle. « Extraordinaire tableau de la société victorienne, ce nouveau roman de Julian Barnes est aussi le plus haletant des thrillers » annonce l’éditeur. Le titre binaire annonce l’alternance des séquences – l’histoire d’Arthur, l’histoire de George – des « Commencements » jusqu’aux « Fins ».

    Le premier souvenir d’Arthur remonte à la mort de sa grand-mère. « Un petit garçon et un cadavre : de telles rencontres ne devaient pas être rares dans l’Edimbourg de son temps. » George est « un garçon timide et sérieux, particulièrement attentif aux attentes d’autrui. » Aucun lien entre eux. La famille nombreuse d’Arthur déménage souvent par nécessité ; le père, « un doux raté », peine à subvenir à leurs besoins. L’existence de George, fils de pasteur, est marquée par la routine du presbytère et l’affection des siens. 

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    A l’école du village, George s’entend dire pour la première fois « T’es pas comme nous ». Son nœud papillon fait aux écoliers de sa classe le même effet que la casquette de Bovary à ses condisciples. Tandis qu’Arthur grandit et fréquente assidûment la bibliothèque et le terrain de cricket, George, craignant d’être jugé stupide, est obligé à cause de ses mauvais yeux de s’asseoir au premier rang, où il se révèle un élève appliqué.

    La première fois qu’Arthur ressent une injustice, c’est à l’université d’Edimbourg où il s’inscrit en médecine. Ayant obtenu une bourse par concours, il n’y a finalement pas droit. Voilà qui heurte ses valeurs et le pousse à écrire des histoires où de chevaleresques héros viennent en aide à des jeunes filles dans l’embarras. A cette époque, la famille de George commence à recevoir des lettres anonymes, suivies bientôt de fâcheuses inscriptions dans les alentours du presbytère. Leur bonne est soupçonnée, renvoyée. Mais quand George a seize ans, une autre affaire bizarre lui vaut des ennuis. Il trouve sur le seuil de sa maison une grosse clé, que son père va porter à la police. Celle-ci considère vite George Edalji comme un suspect.

    Dans une lente mais implacable progression, les problèmes s’accumulent sur cette famille, victime d’un véritable harcèlement. Quand son père attribue tout cela à leurs origines indiennes, George ne comprend pas : il est anglais, malgré sa peau sombre, et il compte bien devenir un avoué respectable. De son côté, Arthur commence une carrière de médecin et se marie avec Louisa, une jeune fille timide. Grand lecteur, il s’intéresse au spiritisme, aux expériences télépathiques, ce que sa femme prend avec le sourire, contrairement à sa mère.

    George travaille à Birmingham. Ses trajets lui inspirent un ouvrage sur la législation ferroviaire pour les usagers du train, sa fierté - « Il y a un voyage, il y a une destination : c’est ainsi qu’on lui a enseigné à comprendre la vie. » Arthur se forme en ophtalmologie à Vienne et ouvre un cabinet de consultation à son retour. Pour éviter l’oisiveté, il écrit, il invente un personnage de détective privé, Sherlock Holmes, qui lui apporte la gloire littéraire et des moyens financiers bienvenus. Quand il le fait mourir quelques années plus tard, il soulève un tollé.

    Et quand se rencontrent-ils, cet Arthur et ce George ? Quelqu’un s’en prend aux animaux, la nuit, dans les pâtures. Un cheval, une vache, puis d’autres, se vident de leur sang jusqu’au petit matin. Il faut un coupable, et ce sera George. Tous les jours, pendant des années, celui-ci s’attend à ce que cette tragique erreur soit dénoncée. Mais il faudra l’intervention d’Arthur - devenu Sir Doyle après avoir ressuscité Sherlock Holmes - pour que la vérité, enfin, difficilement mais bruyamment, triomphe.

    Julian Barnes s’est servi des citations exactes des journaux et rapports de l’époque. Il y a bien eu une affaire Edalji, qu’on a même comparée à l’affaire Dreyfus. Si l’écrivain a imaginé la personnalité de George, il se montre plein d’empathie pour celle d’Arthur Conan Doyle, dont il retrace surtout la vie personnelle. Cet antiféministe a voulu rester fidèle à son épouse sans pour autant renoncer à une femme plus jeune, rencontrée plus tard et qui avait l’art de le surprendre. Barnes insiste en particulier sur l’obsession d’A.C. Doyle à propos de la survie après la mort. « Quant à la vie après la mort, se disait George, il pensait qu’il verrait le moment venu. »