Dans Deux innocents, Alice Ferney explore la relation entre Claire, une femme généreuse qui porte bien son prénom, heureuse de donner cours à l’Embellie, un établissement associatif pour jeunes gens en grande difficulté, et ses élèves dont Gabriel, le seul nouveau de la rentrée 2018. La première citation est un avertissement : « D’abord le verdict, ensuite le procès. » (Coetzee, Disgrâce) La seconde est extraite des Lettres de prison de Gabrielle Russier : « Dites-moi que vous savez qu’on ne voit bien qu’avec le cœur, que nous sommes maintenant dans le trou noir des apparences et de la laideur, mais que la vérité, dans sa simplicité, reviendra avec le soleil. » On reconnaît les mots du Petit Prince que Claire aime lire avec ses élèves.
Le roman s’ouvre sur la rentrée scolaire de Gabriel Noblet, dix-sept ans, à L’Embellie, où sa mère a été grandement soulagée de pouvoir l’inscrire en catastrophe à la fin de l’été. C’est la directrice qui l’accueille, Annick Joyeux, une femme réservée à l’air sérieux et efficace qui rassure les parents. Claire Bodin, la petite cinquantaine, c’est tout l’inverse : un grand sourire, une main sur l’épaule du garçon pour le pousser dans la salle de cours (secrétariat et bureautique).
« Mme Bodin est très aimée, sa sollicitude rassure les jeunes et favorise leur réussite. » Son travail est mal payé, mais Claire s’y sent utile. Les retrouvailles sont gaies, Claire invite chacun de ses élèves à partager quelque chose de leurs vacances, dans une atmosphère bienveillante. Elle se sent à l’aise avec ces jeunes qui disent tout, sans filtre – « Des âmes de cristal, dit-on, les derniers innocents ». Sa « jovialité exubérante », note l’autrice, cache une intranquillité intérieure. Quand l’ancienne directrice est partie à la retraite, Claire a tout de suite senti la méfiance de sa remplaçante à son égard.
Claire Bodin se sent bien dans son métier, assurée, compétente ; elle aime sa vie, son mari, son fils. Elle écoute ses élèves, les encourage. Le premier problème surgit quand une jeune fille lui confie sa tristesse de ne pouvoir aimer ni être aimée. Claire lui répond qu’un jour, elle aussi aimera un garçon qui l’aimera, et lui conseille d’en parler avec sa maman. Celle-ci s’en plaindra chez la directrice. Claire reçoit un blâme pour être sortie de ses attributions, elle n’a pas à s’occuper de la vie intime et affective de ses élèves.
Jean Mouret, le frère de Claire, est d’accord avec son mari : elle ferait mieux de trouver un emploi plus gratifiant, mieux rémunéré, où on la respecte davantage ; ils craignent tous les deux que cette directrice désagréable se retourne contre Claire, catholique engagée, trop gentille, sans défense contre la méchanceté.
Alice Ferney, inspirée par une histoire vraie, montre cette femme généreuse en action. Sa manière d’enseigner stimule ses élèves, même Gabriel se laisse prendre au jeu d’apprendre. Après une pause, il manifeste sa gratitude en prenant Claire dans ses bras. En famille aussi, elle est positive, s’émerveille des petites choses, s’occupe de tout avec enthousiasme. Chaque dimanche, elle fait une des lectures à la messe. Son mari est ravi qu’on lui répète à quel point sa femme est merveilleuse.
Quand Gabriel demande un jour à Claire son numéro de portable, elle le lui donne, ce qu’elle n’avait jamais fait. Le soir même, elle reçoit un « merci » avec un cœur. En un mois et demi, le garçon se montre de plus en plus épanoui, il continue à se serrer contre elle. Claire n’ose pas le repousser. Gabriel s’inquiète d’être aimé, de compter pour elle. Elle le rassure en répondant à ses messages. Pendant les vacances, elle parle pour la première fois à la maison de cet élève peut-être un peu amoureux d’elle. Son mari insiste pour qu’elle téléphone à la directrice pour la mettre au courant, mais Claire préfère attendre. A tort : c’est elle qui est convoquée.
Annick Joyeux a reçu les parents de Gabriel pendant les vacances : ils se plaignent de « gestes inappropriés » qui perturbent gravement leur fils. La machine du soupçon est lancée. Claire, stupéfaite, n’en revient pas qu’on lui reproche son affection pour ses élèves, si importante, à son avis, pour ces adolescents en difficulté. Entière, naïve, elle ignore à quel point elle est déjà prise dans un engrenage, ne mesure pas ses paroles, sûre de son honnêteté.
Deux innocents conte le drame de deux êtres fragiles, l’enseignante et son élève, chacun à sa manière. En décrivant d’abord la pédagogie, puis le malentendu et la fuite en avant, Alice Ferney mêle deux thématiques : le rôle de l’affectif dans l’éducation – l’empathie nécessaire et ses limites – et la prise en compte du jugement d’autrui. Claire est soutenue par sa famille, mais cela suffira-t-il ?
L’innocence est « très difficile à vivre », explique la romancière dans une vidéo : l’innocent accusé injustement a plus à perdre que le coupable. Claire croit à tort que son innocence la protège. Voulant comme Flaubert rester impartiale par rapport à ses personnages, Ferney donne les points de vue de la mère, de la directrice, de Claire. « L’auteure la suit avec compassion mais, se gardant de tout manichéisme, elle examine tous les points de vue et explore les zones d’ombre de chacun. » (Claire Julliard dans L’Obs)