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justice

  • Vigilance

    Carte Anto Mère et enfant gouache.jpg« Depuis qu’elle a eu cet enfant promis non pas à un grand avenir mais à de lourdes difficultés, Geneviève Noblet s’est personnellement méfiée de ceux qui veulent trop faire le bien de son fils. Son mari a parfois essayé de la tranquilliser. Pourquoi imaginer le pire, pourquoi faire le vide autour de Gabriel ? Mieux vaut être lucide et sur ses gardes que naïf et optimiste, réplique-t-elle. Sa vigilance maternelle s’est exacerbée avec l’adolescence de son garçon. Elle sait que les écueils se multiplient. Le corps cherche des satisfactions, les élans sont spontanés, les engouements rapides, les espoirs inadaptés. Toute personne en contact avec ces jeunes se doit d’en tenir compte. En croyant apporter le meilleur, on peut causer beaucoup de mal. Il ne faut pas confondre volonté de bien faire et efficacité. Voilà ce qu’elle répète plusieurs fois à la directrice, au téléphone, dès le lendemain matin de la confrontation avec Claire Bodin. »

    Alice Ferney, Deux innocents

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  • Coupable innocence ?

    Dans Deux innocents, Alice Ferney explore la relation entre Claire, une femme généreuse qui porte bien son prénom, heureuse de donner cours à l’Embellie, un établissement associatif pour jeunes gens en grande difficulté, et ses élèves dont Gabriel, le seul nouveau de la rentrée 2018. La première citation est un avertissement : « D’abord le verdict, ensuite le procès. » (Coetzee, Disgrâce) La seconde est extraite des Lettres de prison de Gabrielle Russier : « Dites-moi que vous savez qu’on ne voit bien qu’avec le cœur, que nous sommes maintenant dans le trou noir des apparences et de la laideur, mais que la vérité, dans sa simplicité, reviendra avec le soleil. » On reconnaît les mots du Petit Prince que Claire aime lire avec ses élèves.

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    Le roman s’ouvre sur la rentrée scolaire de Gabriel Noblet, dix-sept ans, à L’Embellie, où sa mère a été grandement soulagée de pouvoir l’inscrire en catastrophe à la fin de l’été. C’est la directrice qui l’accueille, Annick Joyeux, une femme réservée à l’air sérieux et efficace qui rassure les parents. Claire Bodin, la petite cinquantaine, c’est tout l’inverse : un grand sourire, une main sur l’épaule du garçon pour le pousser dans la salle de cours (secrétariat et bureautique).

    « Mme Bodin est très aimée, sa sollicitude rassure les jeunes et favorise leur réussite. » Son travail est mal payé, mais Claire s’y sent utile. Les retrouvailles sont gaies, Claire invite chacun de ses élèves à partager quelque chose de leurs vacances, dans une atmosphère bienveillante. Elle se sent à l’aise avec ces jeunes qui disent tout, sans filtre – « Des âmes de cristal, dit-on, les derniers innocents ». Sa « jovialité exubérante », note l’autrice, cache une intranquillité intérieure. Quand l’ancienne directrice est partie à la retraite, Claire a tout de suite senti la méfiance de sa remplaçante à son égard.

    Claire Bodin se sent bien dans son métier, assurée, compétente ; elle aime sa vie, son mari, son fils. Elle écoute ses élèves, les encourage. Le premier problème surgit quand une jeune fille lui confie sa tristesse de ne pouvoir aimer ni être aimée. Claire lui répond qu’un jour, elle aussi aimera un garçon qui l’aimera, et lui conseille d’en parler avec sa maman. Celle-ci s’en plaindra chez la directrice. Claire reçoit un blâme pour être sortie de ses attributions, elle n’a pas à s’occuper de la vie intime et affective de ses élèves.

    Jean Mouret, le frère de Claire, est d’accord avec son mari : elle ferait mieux de trouver un emploi plus gratifiant, mieux rémunéré, où on la respecte davantage ; ils craignent tous les deux que cette directrice désagréable se retourne contre Claire, catholique engagée, trop gentille, sans défense contre la méchanceté.

    Alice Ferney, inspirée par une histoire vraie, montre cette femme généreuse en action. Sa manière d’enseigner stimule ses élèves, même Gabriel se laisse prendre au jeu d’apprendre. Après une pause, il manifeste sa gratitude en prenant Claire dans ses bras. En famille aussi, elle est positive, s’émerveille des petites choses, s’occupe de tout avec enthousiasme. Chaque dimanche, elle fait une des lectures à la messe. Son mari est ravi qu’on lui répète à quel point sa femme est merveilleuse.

    Quand Gabriel demande un jour à Claire son numéro de portable, elle le lui donne, ce qu’elle n’avait jamais fait. Le soir même, elle reçoit un « merci » avec un cœur. En un mois et demi, le garçon se montre de plus en plus épanoui, il continue à se serrer contre elle. Claire n’ose pas le repousser. Gabriel s’inquiète d’être aimé, de compter pour elle. Elle le rassure en répondant à ses messages. Pendant les vacances, elle parle pour la première fois à la maison de cet élève peut-être un peu amoureux d’elle. Son mari insiste pour qu’elle téléphone à la directrice pour la mettre au courant, mais Claire préfère attendre. A tort : c’est elle qui est convoquée.

    Annick Joyeux a reçu les parents de Gabriel pendant les vacances : ils se plaignent de « gestes inappropriés » qui perturbent gravement leur fils. La machine du soupçon est lancée. Claire, stupéfaite, n’en revient pas qu’on lui reproche son affection pour ses élèves, si importante, à son avis, pour ces adolescents en difficulté. Entière, naïve, elle ignore à quel point elle est déjà prise dans un engrenage, ne mesure pas ses paroles, sûre de son honnêteté.

    Deux innocents conte le drame de deux êtres fragiles, l’enseignante et son élève, chacun à sa manière. En décrivant d’abord la pédagogie, puis le malentendu et la fuite en avant, Alice Ferney mêle deux thématiques : le rôle de l’affectif dans l’éducation – l’empathie nécessaire et ses limites – et la prise en compte du jugement d’autrui. Claire est soutenue par sa famille, mais cela suffira-t-il ?

    L’innocence est « très difficile à vivre », explique la romancière dans une vidéo : l’innocent accusé injustement a plus à perdre que le coupable. Claire croit à tort que son innocence la protège. Voulant comme Flaubert rester impartiale par rapport à ses personnages, Ferney donne les points de vue de la mère, de la directrice, de Claire. « L’auteure la suit avec compassion mais, se gardant de tout manichéisme, elle examine tous les points de vue et explore les zones d’ombre de chacun. » (Claire Julliard dans L’Obs)

  • Obstinée

    joyce carol oates,les chutes,roman,littérature anglaise,etats-unis,niagara,suicide,mariage,famille,musique,pollution,justice,injustice,écologie,société,préjugés,culture« Colborne jeta un regard implorant à Dirk Burnaby, qui contemplait cette femme obstinée avec une sorte de fascination. Il ne savait que penser d’elle ; il avait la tête si vide. Une idée bizarre lui traversa l’esprit : elle était si menue, quarante kilos tout au plus, qu’un homme pouvait la soulever, la jeter sur son épaule et l’emporter. Et qu’elle proteste ! Il s’entendit dire : « Je ne pense pas que vous ayez saisi mon nom, madame Erskine ? Je suis l’ami de Clyde, Dirk Burnaby. Avocat. J’habite à trois kilomètres d’ici environ, à Luna Park, près des gorges. Je ferai l’impossible pour vous aider. Considérez que je suis à votre disposition. » C’était une remarque totalement inattendue. Une heure plus tard, il ne croirait même pas l’avoir prononcée. Colborne le regarda, bouche bée, et la femme rousse se tourna vers lui, le dévisagea en plissant les yeux comme si elle ne se rappelait pas vraiment sa présence. Elle ouvrit la bouche pour parler mais ne dit rien. Son rouge à lèvres était effacé, ses lèvres minces semblaient sèches et gercées. Impulsivement, Burnaby lui pressa la main.
    C’était une main délicate, pas plus grosse qu’un moineau, et cependant, même sous le gant blanc au crochet, on la sentait brûlante, ardente. »

    Joyce Carol Oates, Les Chutes

  • Ariah ou Les Chutes

    Les Chutes de Joyce Carol Oates (2004, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban) s’ouvrent sur une scène dramatique, racontée par le gardien du pont suspendu de Goat Island : le 12 juin 1950, il a tenté d’arrêter un homme au visage « à la fois vieux et jeune » qui s’est jeté dans les eaux bouillonnantes de Niagara Falls.

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    Comme beaucoup de jeunes mariés, Ariah Littrell et Gilbert Erskine ont passé leur nuit de noces dans un hôtel près des chutes du Niagara. Stupéfaite de se réveiller seule dans la suite nuptiale, Ariah, vingt-neuf ans, y découvre un mot d’adieu dont elle ne dit mot quand la police vient lui annoncer qu’un homme ressemblant à son époux a « disparu sans laisser de traces ». Déjà veuve ? Elle ne peut y croire.

    Gilbert, vingt-sept ans, pasteur presbytérien comme son père, s’intéressait aux fossiles et avait choisi l’endroit de leur voyage de noces. Leur première nuit s’est mal passée. Chez sa femme rousse aux yeux vert galet, pianiste et chanteuse, professeur de musique, il avait cru trouver une sœur, quelqu’un qui lui ressemblait. Leurs parents avaient voulu ce mariage, plus qu’eux.

    Alors commence la légende de la Veuve blanche des Chutes, cette rousse égarée qui a hanté les lieux pendant sept jours, tant que le cadavre n’avait pas été retrouvé. « Damnée », voilà ce que croit être l’éphémère Madame Erskine, dans la douleur et l’humiliation. Quand Colborne, le propriétaire de l’hôtel, y revient après une nuit de poker sur le yacht de son ami Dirk Burnaby, il l’accompagne au commissariat. Ariah n’admet pas le suicide. Colborne fait alors appel à son ami pour qu’il le conseille sur la marche à suivre.

    Dirk Burnaby, trente-trois ans, avocat brillant et célibataire séduisant, connaît bien les chutes. Son grand-père funambule, après plusieurs traversées spectaculaires au-dessus des eaux, a fini par y tomber. Ariah l’impressionne dès leur première rencontre par son souci de rester digne, son regard intense et son obstination. « Pourquoi me suis-je intéressé à cette femme ? Elle est folle. » Dirk s’étonne qu’elle refuse d’appeler ses parents et ses beaux-parents. Quand il les rencontrera, il comprendra à leurs réactions égoïstes pourquoi elle les évite. Le corps du mari est repêché après sept jours.

    Claudine Burnaby, la mère de Dirk, veuve obsédée par la perte de sa beauté depuis la cinquantaine, vit de plus en plus recluse. Elle ne s’occupe guère de ses deux filles, Dirk a toujours eu sa préférence, « un beau garçon vigoureux au caractère agréable ». Quand il lui annonce qu’il va peut-être se marier avec cette fille de pasteur pas du tout de leur milieu, elle n’y croit pas. Mais Burnaby se rend chez Ariah et la demande en mariage, l’embrasse. « Elle dirait oui. Oui avec son petit corps ardent de chat maigre épousant celui de l’homme. (…) Oui à l’homme qui lui faisait si agréablement l’amour, comblant son corps qui était à la fois petit et infini, inépuisable. »

    Ils se marient fin juillet, à l’étonnement de tous. En plus de leur entente sexuelle, « chacun devint le meilleur ami de l’autre ». Dirk a installé un Steinway pour Ariah dans son appartement. Il a refusé d’aller vivre en couple dans la grande maison de sa mère qui menace de le déshériter, refuse de rencontrer son épouse. Dans leur milieu, les femmes ne travaillent pas ; Ariah donne des cours de piano, bien que son mari gagne très bien sa vie.

    Quand naît Chandler, leur fils aîné, en qui Ariah craint de voir le fruit de sa seule nuit avec Erskine, malgré les dénégations du gynécologue, elle se jure d’abord de ne pas avoir d’autre enfant. Dans la crainte de voir à nouveau disparaître son époux, elle changera d’avis.  Et elle est heureuse de prendre soin de sa famille. Le bonheur semble au rendez-vous.

    Joyce Carol Oates creuse pourtant les failles, les angoisses, la hantise de la perte (Ariah cache son passé à ses enfants), les tiraillements entre Dirk et sa mère. Une « femme en noir » se met à harceler les avocats, elle veut dénoncer la pollution chimique qui pourrit la vie dans un nouveau lotissement du côté de Love Canal. La bonne société ferme les yeux sur les activités des entreprises fautives. Dirk Burnaby aussi refuse de la recevoir. Mais un jour de grosse pluie, il invite une femme et une fillette à monter dans sa voiture sans savoir que c’est elle et il découvre où elle vit avec ses enfants. Il la défendra.

    Le roman de Joyce Carol Oates (Prix Femina étranger en 2005) donne le vertige ; aux troubles personnels s’ajoutent les drames sociaux : inégalités, exploitation, profit, injustice, misère, déchéance… Le personnage d’Ariah déroute et fascine, celui de Burnaby aussi. Leur famille sera-t-elle à son tour maudite ? Lire Les Chutes est une plongée dans la face sombre de l’Amérique, où la lumière a bien du mal à se frayer un passage. Un drame passionnant et un suspense de bout en bout.