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injustice

  • Une ombre

    chalandon,l'enragé,roman,littérature française,colonie pénitentiaire,belle-ile-en-mer,révolte,injustice,évasion« Tout à l’heure, je rêvais de terre, maintenant j’espérais la mer. Je ne voulais pas être arrêté. Je devais rester libre et j’allais tuer pour cela. Tuer pour de vrai, hisser les voiles pour de vrai, naviguer pour de vrai, m’échapper vraiment. J’ai tremblé. De froid, de peur, de fatigue. Les deux coques se sont heurtées. J’ai fermé les yeux. Je ne voulais pas voir son visage. Je devrais le poignarder dans le dos. Que jamais son regard ne hante le mien. C’était seulement une silhouette dans le noir, une voix, une lanterne douce à la proue d’un canot. Je n’allais pas tuer un homme, j’allais pousser un inconnu à l’eau. Quelqu’un sans identité, sans famille, sans histoire. Il ne crierait pas, ne pleurerait pas. Aucun râle, pas même un souffle. Seulement une ombre frappée dans le dos et jetée aux vagues.
    J’ai ouvert les yeux. J’ai crié. L’immense marin était penché au-dessus de moi, jambes écartées. Une ombre sans visage. Il tenait son aviron à deux mains. Il m’a frappé sans un mot. Un coup de manche dans le thorax, un autre sur mon épaule, j’ai lâché le couteau. Il l’a vu. Brusque mouvement de moulinet. Il a retourné la rame et plaqué sa pale sur ma gorge.
    - Tu bouges, tu es mort. »

    Sorj Chalandon, L’Enragé

  • L'évadé de Belle-Ile

    En lisant L’Enragé de Sorj Chalandon (2023), qui raconte la vie des « colons », les mineurs de la Colonie pénitentiaire de Haute-Bologne (Belle-Ile-en-mer) et leur révolte en août 1934, j’ai tout de suite repensé au récit d’Héloïse Guay de Bellissen, Crions, c’est le jour du fracas (2021), sur le drame de 1866 dans un pénitencier pour mineurs de l’île du Levant, en face d’Hyères. Même isolement, mêmes mauvais traitements, même exploitation, même révolte.

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    Ici, le narrateur est surnommé « La Teigne », « nom de guerre » qu’il revendique pour exprimer sa rage. Quand elle le prend, Jules Bonneau rêve de violence, se déchaîne en imagination contre le surveillant ou le gardien qui s’en est pris à lui. Certains gamins ont déjà essayé de s’évader, en vain : « Les récifs, les courants, les tempêtes. On ne s’évade pas d’une île. »

    Les « cogneurs en uniformes » prétendent les « ramener au bien » par les coups, les insultes, les mauvais traitements, les punitions. Dans cette Colonie, on veut faire d’eux des matelots dans les ateliers « de timonerie, de voilerie, de corderie » ou des paysans. En 1932, Bonneau, depuis trois ans à la corderie, se retrouve à l’infirmerie le jour où on veut le transférer à la section agricole pour aider à la fenaison. Ni le docteur ni l’infirmière (« la Rousse ») ne le dénoncent. Quand elle lui demande si c’est vrai, comme a dit un gardien, qu’il lui arracherait les yeux, il répond « Avec plaisir » – « Bras d’honneur du mec sans répartie. […] Pour survivre ici, il faut être en granit. »

    Bonneau avait cinq ans quand sa mère est partie, son père l’a laissé chez ses parents. Là, on ne lui donnait que des restes, il avait faim toute la journée. A sept ans, il se fait prendre avec trois œufs volés dans un poulailler, reçoit juste un rappel à l’ordre. Il devient voleur, sans plus se faire prendre. A treize ans, amoureux d’une fille, il suit ses frères, seize et treize ans, « deux fauves ». Leur père chiffonnier et leur mère ravaudeuse ont été injustement accusés d’un vol de draps à l’atelier. Elle est morte en prison deux semaines après, lui est devenu fou.

    Confiés à un oncle, leurs enfants sont comme lui, pense Bonneau, et il suit les deux garçons qui vont mettre le feu à l’atelier pour venger l’injustice, sans y prendre part. Mais il s’allonge près d’eux quand ils sont arrêtés. D’où son envoi à la Colonie pénitentiaire le 16 mai 1927, sans rien, à part un ruban de soie grise de sa mère qu’il garde tout le temps sur lui. Le 20 mai, premier cachot, pour avoir cassé la figure d’un caïd qui s’en prenait à son matelas, à sa couverture, depuis son arrivée. Trente jours de privation pour se faire respecter.

    Le récit saute aux derniers jours d’août 1934, quand la révolte gronde à la Colonie. Bonneau, depuis des mois, lit les journaux grâce à un surveillant et cache dans son matelas des coupures de presse et un livre, Les Enfants de Caïn, où le journaliste Louis Roubaud dénonce la colonie, « véritable école du mal », un bagne.

    Avant le jour de la grande évasion, Bonneau a pris la défense d’un petit maltraité, Camille Loiseau, dorénavant sous sa protection. Quand l’émeute éclate, que le désordre gagne, certains retournent dans leurs cellules, d’autres dressent des échelles au pied du mur. Lui ne croit pas l’évasion possible, mais devant Loiseau qui arrive avec son baluchon, se décide à passer le mur tout de même. Où se cacher ?

    Loiseau propose d’aller chez les vieilles filles qui l’emploient, qu’il croit « bonnes », mais tout le monde, sur l’île, habitants et touristes, est maintenant à la « chasse aux enfants ». Vingt francs par tête. Les fermières le livrent aux gendarmes. Bonneau rejoint Port-Vihan, un endroit tranquille où Loiseau avait remarqué une chaloupe assez près du bord et parvient à s’y hisser dans la nuit.

    Cette fois, la chance est de son côté. Le marin qui y monte peu après, Ronan, le mate et l’avertit : dans un quart d’heure ses gars seront là. D’habitude ils sont cinq, mais le mousse est malade. Bonneau le remplacera, il le fera passer pour son neveu, au crâne rasé à cause des poux. Non seulement le patron de la Sainte-Sophie ne le dénonce pas, mais il va le ramener chez lui après la pêche.

    Tous les évadés ont été repris, sauf lui, « le 56e ». La femme de Ronan, c’est « la Rousse » ! L’infirmière s’appelle en réalité Sophie. En attendant que la situation se calme, qu’on oublie le mutin manquant, que quitter l’île redevienne possible pour lui, le couple va prendre soin de Jules, malgré lui. Jusqu’à quand ?

    Chalandon n’idéalise pas son héros, mais épouse sa révolte : « Je me suis glissé dans sa peau et c’est son histoire que je raconte. Celle d’un enfant battu qui me ressemble. La métamorphose d’un fauve né sans amour, d’un enragé, obligé de desserrer les poings pour saisir les mains tendues ». Il dépeint dans L’Enragé les effets de l’injustice et les dérives de la Colonie pénitentiaire où l’on dresse et exploite les pupilles de la justice plus qu’on ne les redresse. Inspiré d’événements réels, ce roman captivant défend et dénonce.

  • Dans la forêt

    le clézio,avers,des nouvelles des indésirables,nouvelles,littérature française,prix nobel de littérature,injustice,errance,indifférence,culture,société« Dans la forêt, il n’y avait plus de chemin, plus de destination, on pouvait se perdre, marcher des jours sans voir le soleil, sans trouver d’eau, sous la voûte des feuilles, à travers les branches emmêlées, enserré par les géants cuipos, les cocobolos, les cèdres amers, les multipliants, par les lianes, les buissons, les pièges d’épines, dans l’angoisse du silence, dans le vide, les jambes serrées par les racines, les pieds enfoncés dans les gués de feuilles mortes, le visage frôlant les réceptacles des sépales chargés de tiques. Yoni n’avait jamais connu cela, un lieu sans hommes, sans intelligence, d’où avaient disparu les mots et les pensées, où il ne restait que les sensations, les odeurs, les touchers, les murmures. La forêt enserrait, enfouissait, noyait. »

    J. M. G. Le Clézio, Etrebbema* in Avers

    * Dans la langue emberá, l’inframonde (note de l’auteur)

  • Des indésirables

    J. M. G. Le Clézio présente Avers. Des nouvelles des indésirables (2023) en ces termes : « Pour moi, l’écriture est avant tout un moyen d’agir, une manière de diffuser des idées. Le sort que je réserve à mes personnages n’est guère enviable, parce que ce sont des indésirables, et mon objectif est de faire naître chez le lecteur un sentiment de révolte face à l’injustice de ce qui leur arrive. » (Quatrième de couverture)

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    Baie aux huîtres, Ile Rodriguez, Maurice (Océan Indien), photo Wikimedia Commons

    Avers, la première nouvelle éponyme, la plus longue, a pour héroïne Maureez Samson, la fille d’un pêcheur mauricien. Sur sa pirogue, la dernière lettre de Maureen avait coulé et formait une sorte de « z », il avait trouvé cela joli et l’appelait désormais Maureez. Quand son père ne revient pas à la baie Malgache, Maureez (dont la mère est morte à sa naissance) est livrée à la méchanceté de Lola, la compagne de son père bientôt remplacé par Zak, un buveur de bière. Il l’attire à lui, Maureez s’échappe. Errante, elle se met à grossir, à  inventer un langage chantant pour s’adresser à Bella, une amie imaginaire, une présence qu’elle ressent à ses côtés.

    Un vieux pêcheur qui a connu son père l’abrite, mais quand Lola et Zak retrouvent la trace de Maureez, il la met en sécurité à Baladirou, au refuge du Cœur saint de Marie sur la falaise. Les sœurs l’y accueillent bien, mais pas les autres filles. La chance de Maureez, c’est sa voix : elle fera merveille à la chorale, mais à nouveau, elle devra s’enfuir. « Il est question dans cette nouvelle-titre d’une pièce d’or, qui passe de main en main… Le nom de sa propriétaire ne figure pas sur l’avers, mais elle est le symbole de la recherche d’identité de Maureez, et le seul lien qui l’unit à son père disparu en mer. » (Le Clézio, dans un entretien)

    S’enfuir, se cacher, se débrouiller, c’est aussi le sort de deux enfants échappés d’un camp d’enfants esclaves en Amérique latine dans « Chemin lumineux » ou des gamins de « La Pichancha » (nouvelle publiée dans un recueil d’Amnesty International sous le titre « Rats des rues »). A Nogales, sur la frontière américano-mexicaine, ces gamins passent par les égouts pour aller chaparder de quoi subsister chez les gringos, de l’autre côté.

    « Fantômes dans la rue » se déroule à Paris, où l’on observe différents « êtres humains » comme Renault, un ancien employé des Ressources Humaines devenu clochard, comme Aminata, une Africaine qui vient en aide à un vieil homme qui n’a pas de quoi payer son pain, comme le fantôme du métro, une silhouette en longue robe claire qui passe tous les soirs entre le pont Saint-Michel et Babylone. Le Clézio a choisi un point de vue original pour raconter ces scènes drôles ou tristes, ce n’est qu’à la fin qu’il le dévoile et c’est très fort, cela donne à penser.

    Avers contient des nouvelles inédites et d’autres déjà publiées dans des revues. Toutes sont centrées sur des personnages en situation difficile : un ouvrier maghrébin sur chantier qui partage une chambre avec deux frères (« L’amour en France ») ; des enfants qui fuient la guerre au Liban (« Hanné ») ; Yoni, au Panama, qui se réfugie dans la forêt, y retrouve les siens avant d’en être chassé par les narcotrafiquants (« Etrebbema »).

    « La rivière Taniers » s’inspire d’un souvenir ancien, « si ancien qu’il pourrait simplement avoir été inventé. » (première phrase) Le Clezio y évoque Nice, sa ville natale, où il habitait enfant avec sa mère et ses grands-parents. Quand la sirène d’alarme retentissait, pendant la guerre, son grand-père refusait de descendre à la cave. Sa grand-mère, pour rassurer l’enfant, lui chantait une chanson créole :

    « Waï waï mo zenfant
    Faut travail pou gagne so pain
    Waï waï mo zenfant
    Faut travail pou gagne so pain »

    Cette chanson des esclaves mauriciens, c’est Yaya, « la vieille nénéne de mon grand-père », fille d’esclave, qui la lui chantait. « Elle, Yaya, qui la connaît vraiment ? Savait-on d’où elle venait, sur quel bateau arrachée aux derniers trafiquants, les Morice, Malard, Samson, Surcouf, et offerte aux planteurs de canne à sucre et de tabac, pour illustrer leurs maisons à colonnades et péristyles, leurs palais de bois peints en blanc au milieu de leurs jardins de bambous et de jamlongues, leurs bassins et leurs cascades. »

    La chanson, la musique, les sonorités des langues sont très présentes dans les textes de ce recueil. « Yaya avait sa vie, mais qui s’en est soucié ? » Cette question vaut au fond pour tous les personnages d’Avers, ces « indésirables » de la société à qui Le Clezio s’est attaché, dans ces récits, à rendre leur humanité, dénonçant l’injustice sous toutes ses formes et la terrible indifférence envers ces gens « qu’on voit mais qu’on évite » (Entretien sur France Culture).

  • Obstinée

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    C’était une main délicate, pas plus grosse qu’un moineau, et cependant, même sous le gant blanc au crochet, on la sentait brûlante, ardente. »

    Joyce Carol Oates, Les Chutes