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révolte

  • S'émanciper

    luisa carnes,tea rooms,roman,littérature espagnole,société,pauvreté,salon de thé,service,injustice sociale,révolte,féminisme,culture,extrait« Ici, les seules femmes qui pourraient s’émanciper grâce à la culture ce sont les filles des grands propriétaires, des banquiers, des commerçants prospères ; et ce sont précisément les seules femmes qui se moquent complètement de leur émancipation, parce qu’elles n’ont jamais porté de souliers usés, n’ont jamais connu la faim qui engendre des rebelles. Matilde a entendu quelque chose à ce sujet, elle ne sait plus où ; ou alors elle l’a lu dans un livre, mais là non plus elle ne se souvient pas dans lequel exactement. Dans les pays capitalistes, et en particulier en Espagne, il existe un dilemme difficile à résoudre : choisir le foyer, par l’intermédiaire du mariage, ou l’usine, l’atelier et le bureau. L’obligation de contribuer à vie au plaisir de l’autre, ou la soumission absolue au patron ou au supérieur immédiat. D’une façon ou d’une autre, l’humiliation, la soumission au mari ou au maître spoliateur.
    Est-ce que cela ne revient pas exactement au même ?
    – Ne prends pas cet air grave, voyons ; je ne t’en parlerai plus.
    – Mais je ne prends pas un air grave, Antonia. »

    Luisa Carnés, Tea rooms. Femmes ouvrières

    Couverture inspirée par l'uniforme des ouvrières
    &
    Achevé d’imprimer original en dernière page
    (ci-contre, cf. la silhouette de Luisa Carnés)

  • L'escalier de service

    Dès les premières pages de Tea rooms. Femmes ouvrières de Luisa Carnés (traduit de l’espagnol par Michelle Ortuno), j’ai reconnu Matilde, la jeune femme qui passe un entretien d’embauche dans un bureau, une des nombreuses candidates « de styles et d’âges des plus variés » à s’y présenter, puis à rentrer chez elle après avoir donné les dix centimes qui lui restent à l’achat d’un beignet chaud plutôt qu’à prendre le tramway, malgré la pluie qui s’infiltre dans ses chaussures usées. Comme je n’en avais pas parlé ici, j’ai relu ce roman trop longtemps ignoré.

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    Sur des palissades, on a écrit « Ouvriers ! Préparez-vous à lutter contre la guerre impérialiste ! » Chez elle, Matilde trouve « la grande pagaille de ses frères et sœurs » mais aucune odeur de cuisine, sa mère n’a rien préparé. Une enveloppe est arrivée : un certain M. F. de l’agence Rik demande à  Matilde son portrait, son âge et si elle vit avec sa famille à Madrid – « Sale type » réagit-elle, alors que sa mère n’a pas compris le piège. A six, ils partagent un bout de fromage.

    Ce roman publié en 1934 n’a été traduit en français qu’en 2021, dans la collection La Sentinelle qui porte « une attention particulière aux histoires et parcours singuliers de gens, lieux, mouvements sociaux et culturels ». Presque un siècle plus tard, on voudrait croire qu’en Europe en tout cas, les droits sociaux sont mieux respectés, que la faim n’est plus un problème, mais La Libre rappelait il y a peu la 12e place de la Belgique dans un classement récent sur la pauvreté infantile, avec même 21% d’enfants pauvres en région bruxelloise !

    Dans son roman. Luisa Carnés n’hésite pas à opposer les conditions de vie des femmes riches et des pauvres : au printemps, les premières pensent à renouveler une partie de leur garde-robe, les autres craignent le soleil qui va éclairer davantage leurs chaussures informes et les défauts de leur tenue. Devant le salon de thé bien fréquenté où s’arrête Matilde, elle retrouve cette division entre « ceux qui utilisent l’ascenseur ou l’escalier principal » et « ceux de l’escalier de service ». A l’intérieur, entre les petites tables, des serveurs en frac, des femmes en blouse noire – « Qu’est-ce que ça sent bon là-dedans ! »

    Matilde va y travailler, sous les ordres d’Antonia : nettoyer les tiroirs du comptoir, y disposer des ensaimadas et les compter, dépoussiérer, couper droit le papier, empaqueter et faire le nœud coulant autour des boîtes… Pas de temps mort, il y a toujours quelque chose à faire. Peu à peu, elle découvre la clientèle qui varie selon le jour ou l’heure, elle observe les autres employés, leur caractère, leur façon de faire. Dans le salon, l’hygiène est strictement observée, mais dans le réduit où les filles de service se changent pour se mettre en uniforme, ça sent mauvais, un « nid à punaises et à cafards ».

    Tea rooms raconte leur quotidien au travail, les rivalités et les ententes, la précarité de leur situation : celle qui a sursauté devant la clientèle du dimanche – « une souris ! » – est renvoyée le soir même, elle n’aura plus qu’à se prostituer pour survivre. Au dehors aussi, l’agitation s’amplifie, on chante L’Internationale, il y a des émeutes, les forces de l’ordre sont de plus en plus visibles dans les rues. La grève menace.

    Au salon de thé, deux « nouvelles » n’ont pas le même statut. Laurita, une parente du chef, qui adore le cinéma, les acteurs, les belles robes, qui aime montrer ses jambes, a tout de suite les faveurs de la responsable et tutoie tout le monde. Marta, une jolie jeune fille misérable qui a osé s’adresser directement à « l’ogre » – elle avait besoin de travailler immédiatement, sa famille n’ayant plus de quoi la nourrir –, se nourrit en cachette de restes que lui donne Antonia, qui l’a prise en pitié. Un jeune livreur n’a d’yeux que pour Matilde, mais celle-ci n’est pas du tout attirée par le mariage ou la vie de femme au foyer – « il y a aussi des femmes qui prennent leur indépendance, qui vivent de leurs efforts, sans avoir besoin de « supporter des types » ».

    Luisa Carnés (1905-1964), écrivaine et journaliste engagée, dénonce l’exploitation sociale dans Tea rooms à travers le travail quotidien des ouvrières confrontées à des problèmes de toutes sortes. Dans le Madrid des années 1930 où la révolte s’organise, certaines, comme Matilde, rêvent de s’émanciper. Arts Libre annonçait hier la sortie, chez le même éditeur, de La femme à la valise, onze nouvelles « glaçantes » sur l’Espagne de la fin des années 1930, sous Franco, publiées entre 1945 et 1955 au Mexique où l’autrice s’était réfugiée en 1939 – des récits « qu’il n’est pas vain de lire en ces temps troublés. »

  • Plus facile

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    Annie Ernaux, Les armoires vides

  • Les armoires vides

    « Ecrire la vie ». Annie Ernaux, cherchant en 2011 un titre pour le Quarto rassemblant son œuvre, a choisi celui-ci « comme une évidence » : « écrire la vie. Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. La vie, avec ses contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l’on éprouve de manière individuelle : le corps, l’éducation, l’appartenance et la condition sexuelles, la trajectoire sociale, l’existence des autres, la maladie, le deuil. »



    Annie Ernaux - Les armoires vides (1974) (Archives de la RTS / Vidéo YouTube)

    Pour la biographie qui ouvre ce gros volume, elle a préféré au déroulement factuel « l’alliance de deux documents personnels, l’album photo et le journal intime ». Dans cette « sorte de photojournal », les clichés suivent l’ordre chronologique, mais pas les extraits, choisis en fonction des photos. Cela permet de voir et de lire un parcours familial et social à travers les photos de sa famille, des lieux où elle a vécu – le café-épicerie de ses parents et Yvetot d’abord – et d’elle-même aux différentes périodes de sa vie.

    Il en ressort un leitmotiv de son œuvre : le désir de retrouver ce passé enfui ou enfoui pour le revivre dans l’écriture. « Je ne suis pas culturelle, il n’y a qu’une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir. » (1989) – « Revivre tout mais sans la douleur. Cette chose n’existe que dans l’écriture, par l’écriture. » (2001)

    Les armoires vides, son premier roman publié en 1974 (à 34 ans), est un coup de poing. Durant son avortement, par une « vieille » qui brandit « une petite sonde rouge, toute recroquevillée, sortie de l’eau bouillante », la narratrice, Denise Lesur, décrit ses sensations, tout ce qui lui traverse l’esprit – rien dans la littérature qui puisse aider « une fille de vingt ans qui est allée chez la faiseuse d’anges, qui en sort, ce qu’elle pense en marchant, en se jetant sur son lit » –, la nausée, l’impossibilité de se concentrer sur quoi ou qui que ce soit, même ses parents.

    « Voir clair, raconter tout entre deux contractions. Voir où commence le cafouillage. Ce n’est pas vrai, je ne suis pas née avec la haine, je ne les ai pas toujours détestés, mes parents, les clients, la boutique… Les autres, les cultivés, les profs, les convenables, je les déteste aussi maintenant. J’en ai plein le ventre. A vomir sur eux, sur tout le monde, la culture, tout ce que j’ai appris. Baisée de tous les côtés… »

    Avec réalisme et dans un langage cru, elle raconte comment on vivait chez eux, la bonne marche du café-épicerie des parents avec sa « clientèle à gogo », son père tenant le bistrot, sa mère la boutique, en bonne commerçante. Elle se rappelle les histoires racontées, les conversations chuchotées, et pour elle, « la profusion, tout ce qui se mange est offert dans les rayons » où elle touche à tout, les jeux avec son amie Monette et les autres du quartier de la rue Clopart – le temps où seuls ses parents étaient « des gens comme il faut ».

    La coupure a lieu à l’école libre où sa mère l’a inscrite pour qu’elle apprenne à bien se tenir, à bien causer, « la bonne éducation ». Là, elle ne reconnaît rien : il y a « un monde » entre le milieu de cette école, ses manières, son langage, et le leur. C’est le début d’un « faire comme si continuel », pour « faire comme tout le monde ». La comparaison inévitable entre les deux mène à l’humiliation – « Je me sentais lourde, poisseuse, face à leur aisance, à leur facilité, les filles de l’école libre. » L’image bourgeoise de la société véhiculée par l’enseignement reçu lui semble fallacieuse ; il y a un gouffre entre ces deux mondes.

    « Au fond, c’est la faute de ma mère, c’est elle qui a fait la coupure ». Elle voulait que sa fille devienne « quelqu’un », sans mesurer combien son regard changerait sur ce milieu de « boutiquiers cracra », combien elle aurait honte de sa famille. Denise se réfugie dans les devoirs, les livres, les « dix sur dix » répétés, s’éloigne, se tait. Elle trouve ses parents supérieurs à leurs clients, mais lamentables avec ceux qui leur sont supérieurs, « minables ».

    Au fur et à mesure de son excellent parcours scolaire, elle observe leur manque d’éducation, la grossièreté de leur mode de vie et de leur langage, de la maison sans entrée ni w-c. Elle n’a plus grand-chose à leur dire, bien qu’ils lui paient tout ce qui lui fait envie – « Ne pas pouvoir aimer ses parents, ne pas savoir pourquoi, c’est intenable. » Quand ses premières règles surviennent, elle se sent renaître, explore son corps, court les garçons. Premiers baisers, premières caresses, le goût du plaisir.

    Devenir étudiante à la fac de lettres, avoir une chambre à la Cité universitaire, c’est le couronnement de ses grandes lectures, « la vraie supériorité » qui la libère de ses parents chez qui elle retourne de moins en moins. Entre étudiants, pas d’étiquette – on se rencontre dans les amphis, à la bibliothèque («  l’église à livres », son grand bonheur). Elle emprunte aux autres « des manières, des mots, des goûts ». Quand elle rencontre Marc, étudiant en droit, au baratin si supérieur, elle veut lui ressembler.

    Plaisir de « grimper », plaisir d’être appréciée par les profs, plaisir de réussir, plaisirs du corps. Mais une fois enceinte, « la dé-fête, ça va vite ». Marc n’a plus de temps pour elle, « l’exam… » Dernières phrases, de retour dans sa chambre après l’avortement : « Je ne voudrais pas crever. La concierge est toujours en bas, le dimanche, à la Cité. »

    Avec Les armoires vides, Arnie Ernaux fait une entrée fracassante dans la littérature française. Elle choque en parlant d’un sujet tabou, l’avortement (elle y reviendra dans L’Evénement en 2000), de choses qu’on ne dit pas et dont on n’a jamais parlé comme ça, dans le désarroi, l’emportement, la révolte. Elle réussit à rendre avec intensité ces choses vécues qui lui reviennent et la remplissent de sentiments contradictoires – une sorte de bilan pour mémoire, cherchant et trouvant les mots pour l’écrire.

  • Feu de joie

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    – Jette ta famille au feu.
    – Comment ça ?
    – Ta famille, maintenant, c’est nous, donc enlève les fringues de tes parents et fous-les dans le feu.
    Romuald a pas bronché, il a jeté les frusques dans les flammes, il s’est retrouvé en caleçon et chaussettes, et ensuite je lui ai dit :
    – Maintenant, tu dois entrer dans la mer et plonger, après tu reviendras.
    – Mais elle doit être glacée !
    – C’est toi qui vois, lui avait répondu Don. »

    Héloïse Guay de Bellissen, Crions, C’est le jour du fracas !