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écrire la vie

  • Partagée

    Ernaux Quarto.jpg« A l’égard de ce monde, ma mère a été partagée entre l’admiration que la bonne éducation, l’élégance et la culture lui inspiraient, la fierté de voir sa fille en faire partie et la peur d’être, sous les dehors d’une exquise politesse, méprisée. Toute la mesure de son sentiment d’indignité, indignité dont elle ne me dissociait pas (peut-être fallait-il encore une génération pour l’effacer), dans cette phrase qu’elle m’a dite, la veille de mon mariage : « Tâche de bien tenir ton ménage, il ne faudrait pas qu’il te renvoie. » Et, parlant de ma belle-mère, il y a quelques années : « On voit bien que c’est une femme qui n’a pas été élevée comme nous. »

    Annie Ernaux, Une femme

  • Une femme, une mère

    Quand je suis arrivée à Une femme (1987) d’Annie Ernaux, dans Ecrire la vie, c’était le moment de faire une pause. J’y suis revenue pour ce récit sur sa mère, morte en avril 1986 dans la maison de retraite où elle était « placée » depuis deux ans. A la manière assez sèche qui est parfois la sienne, elle rappelle les faits : la chambre, les pompes funèbres, l’inhumation à Yvetot. « Tout a été vraiment fini. »

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    Annie Ernaux avec sa mère, à l'entrée du café en 1959
    (dans le photojournal au début d'Ecrire la vie © Collection Annie Ernaux)

    Annie Ernaux dit son émotion dans les jours qui ont suivi, les pleurs, les réveils, la difficulté à reprendre sa propre vie. Trois semaines plus tard, elle se met à écrire sur « la seule femme qui ait vraiment compté » pour elle. « Pour moi, ma mère n’a pas d’histoire. » Elle veut écrire « à la jointure du familial et du social, du mythe et de l’histoire », il lui faut « chercher une vérité sur [sa] mère qui ne peut être atteinte que par des mots. »

    Née en 1906 à Yvetot où elle passera les trois quarts de sa vie, la mère d’Annie est la quatrième des six enfants d’un charretier et d’une tisserande à domicile décrite comme fière (« pas de la campagne »), sévère, économe, pratiquante. (On pense « telle mère, telle fille » en lisant le portrait de cette grand-mère.) A douze ans et demi, elle va travailler dans une fabrique de margarine, puis dans une corderie – son rêve était de devenir « demoiselle de magasin ».

    Violence et orgueil, « les D… criaient tous, hommes et femmes, en toutes circonstances. » Sa mère, une belle blonde assez forte, disait fréquemment à propos des gens riches, « on les vaut bien ». Elle lit tout ce qui lui tombe sous la main. Quand elle rencontre un ouvrier calme et gai, qui a sept ans de plus qu’elle et « pas l’air commun », elle l’épouse en 1928.

    Sa mère rêve d’un commerce, « elle était la volonté sociale du couple ». Ce sera d’abord un débit de boissons et d’alimentation, qu’elle tient seule à Lillebonne pendant que le père travaille ailleurs. Elle souhaite avoir un seul enfant, mais sa fille meurt de la diphtérie en 1938. Deux ans plus tard, elle est enceinte d’Annie. « Il me semble que j’écris sur ma mère pour, à mon tour, la mettre au monde. »

    Après la guerre, « la grande aventure de sa vie », elle quitte la Vallée trop humide (sa fille tousse) et reprend un « café-alimentation » à Yvetot. Cette commerçante satisfaite de l’être sourit devant les clients, mais est vite « contrariée » en famille. « J’essaie de ne pas considérer la violence, les débordements de tendresse, les reproches de ma mère comme seulement des traits de caractère, mais de les situer aussi dans son histoire et sa condition sociale. »

    C’est une femme constamment désireuse d’apprendre : les règles du savoir-vivre, les nouveautés, les noms des grands écrivains, etc. Elle écoute attentivement tout ce dont les gens parlent – « S’élever, pour elle, c’était d’abord apprendre (…) et rien n’était plus beau que le savoir. » Un désir poursuivi à travers sa fille. Sa mère encouragera les études, le lycée, les voyages.

    « A l’adolescence, je me suis détachée d’elle et il n’y a plus eu que la lutte entre nous deux. » Sa mère ne lui dit rien de la sexualité, surveille ses tenues, refuse de la voir grandir. La trouvant trop « voyante », Annie Ernaux est lucide : « Je lui faisais grief d’être ce que, en train d’émigrer dans un milieu différent, je cherchais à ne plus paraître. »

    Une fois sa fille mariée avec un étudiant en sciences politiques dont la mère est mince, soignée et sait  recevoir, elle passe à l’arrière-plan ; elles ne se voient plus qu’une fois par an, en été. Elle écrit à sa fille régulièrement. Quelques années après la mort du père, après avoir vendu son fonds, la mère vient vivre chez eux, ce qui la rend « moins heureuse que prévu » – leurs modes de vie ne sont pas en phase. Elle tient à leur être utile, elle adore ses deux petits-fils. D’Annecy, ils déménagent en région parisienne, puis dans un pavillon dans un lotissement neuf. La mère retourne à Yvetot dans un studio pour personnes âgées près du centre ; d’abord contente de retrouver son indépendance, elle finit par s’ennuyer. Elle accourt quand sa fille l’invite à passer quinze jours chez elle.

    Des accidents de santé la ramènent définitivement chez sa fille, séparée, pour échapper à la maison de retraite. Puis Alzheimer, les débuts de la démence sénile – erreurs, énervements, pertes, interlocuteurs imaginaires… – rendent la vie commune impossible. Emue, je m’arrête sur certaines phrases : « Elle inventait la vie qu’elle ne vivait plus. » Ou ceci : « J’avais besoin de la nourrir, la toucher, l’entendre. »  Je relis les derniers paragraphes, très beaux.

    Dix ans après Une femme paraît « Je ne suis pas sortie de ma nuit », d’après la dernière phrase écrite par sa mère. Ce sont les notes prises durant sa maladie, mois par mois. Fallait-il les publier ? Je comprends très bien son besoin d’écrire après chaque visite ; pour ma part, je n’ai pas encore osé ou voulu toucher à ces carnets-là. Ce sont les bribes d’une déchéance. Une femme vaut mieux.

  • Politesse

    ernaux,la place,récit,littérature française,portrait du père,famille,culture,écrire la vie« La politesse entre parents et enfants m’est demeurée longtemps un mystère. J’ai aussi mis des années à « comprendre » l’extrême gentillesse que des personnes bien éduquées manifestent dans leur simple bonjour. J’avais honte, je ne méritais pas tant d’égards, j’allais jusqu’à imaginer une sympathie particulière à mon endroit. Puis je me suis aperçue que ces questions posées avec l’air d’un intérêt pressant, ces sourires, n’avaient pas plus de sens que de manger bouche fermée ou de se moucher discrètement. »

    Annie Ernaux, La place (in Ecrire la vie)

  • "Il était gai."

    C’est avec La place (1983, prix Renaudot 1984) que j’ai découvert le monde d’Annie Ernaux. Ce récit s’ouvre sur une citation de Jean Genet qui me frappe davantage aujourd’hui qu’alors : « Je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours quand on a trahi. »

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    Annie Ernaux, 8 ou 9 ans, avec son père et la chienne Miquette.
    © Collection personnelle d’Annie Ernaux
    (Source)

    Le jour où elle est devenue professeur « titulaire » après avoir réussi les épreuves pratiques du Capes, elle le résume sur un ton distant, décrivant les circonstances et sans exprimer d’autre sentiment que la colère « et une espèce de honte » en pensant à cette « cérémonie ». Elle écrit à ses parents qu’elle est reçue : « Ma mère m’a répondu qu’ils étaient très contents pour moi. »

    « Mon père est mort deux mois après, jour pour jour. » Un dimanche de juin, comme le dimanche initial de La Honte (quand son père a voulu tuer sa mère). L’attitude de sa mère, la toilette du mort, les préparatifs de l’enterrement, tout est rapporté de manière factuelle, à part peut-être son impression, en voyant son visage changer : « il ressemblait à un oiseau couché. »

    Après quelques jours près de sa mère, elle rentre chez elle en train avec son fils – « les voyageurs de première n’aiment pas le bruit et les enfants qui bougent » – « maintenant, je suis vraiment une bourgeoise ». Par la suite, elle tente d’écrire un roman avec son père pour personnage principal, l’abandonne avec « une sensation de dégoût » : « Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou d’« émouvant ». »

    « Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée.
    Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. » 
    Choix radical qu’Annie Ernaux rappellera dans son discours de Stockholm : « Il me fallait rompre avec le « bien écrire », la belle phrase, celle-là même que j’enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait. »

    La place raconte les origines du père, au caractère gai, joueur, « heureux quand même ». Ce gars de ferme servant la messe le dimanche est entré dans le monde à la guerre de 14 – « Paris, le métro, une ville de Lorraine, un uniforme qui les faisait tous égaux, des compagnons venus de partout, la caserne plus grande qu’un château. » Après, il n’a plus voulu du travail à la ferme ; il est devenu ouvrier dans une corderie, un ouvrier sérieux (« ni feignant, ni buveur, ni noceur »). Il y a rencontré sa mère, « une ouvrière vive, répondeuse ».

    Ils ont loué un logement à Y., « deux pièces en bas, deux à l’étage », puis ont eu le projet de « prendre un commerce ». Ils ont économisé et repris l’unique café-épicerie de la Vallée, à trente kilomètres du Havre. Le gain paraissait d’abord facile, puis les demandes de crédit leur ont donné la peur de « manger le fonds » ; son père a dû reprendre un travail d’ouvrier sur un chantier de construction de la basse Seine. « Elle était patronne à part entière, en blouse blanche. Lui gardait son bleu pour servir. »

    « Naturellement, aucun bonheur d’écrire », note Annie Ernaux, résolue à se tenir « au plus près des mots et des phrases entendues ». Leur première fille n’était pas vaccinée contre la diphtérie, elle en meurt à sept ans. Après la deuxième guerre mondiale, la seconde étant souvent malade, ils quittent la Vallée au climat trop humide. Retour à Y. où ils trouvent « un fonds de café-épicerie-bois-charbons dans un quartier décentré. » « La vie d’ouvrier de mon père s’arrête ici. »

    Bonheur de leur nouveau mode de vie et aliénation, réhabilitation et dénonciation, Ernaux a l’impression « de tanguer d’un bord à l’autre de cette contradiction. » Pour son père, la satisfaction d’avoir tout ce qu’il faut, de manger à sa faim, de ne priver la gosse de rien, de devenir le propriétaire de l’établissement – sinon ne « pas péter plus haut qu’on l’a ».

    Sa fille ressent de plus en plus le décalage entre l’éducation reçue à l’école et les manières du père, les langages différents d’un côté et de l’autre. Son père a des goûts simples et populaires – « Il était gai. » –, elle se sent divisée. Quand elle montre ses bonnes notes, il est heureux qu’elle « apprenne » bien (apprendre n’est pas travailler, on ne travaille que de ses mains). Les remarques qu’elle lui fait amènent des disputes, limitent les conversations. « J’écris peut-être parce qu’on n’avait plus rien à se dire. »

  • Topographie

    Ernaux Quarto.jpg« Décrire pour la première fois, sans autre règle que la précision, des rues que je n’ai jamais pensées mais seulement parcourues durant mon enfance, c’est rendre lisible la hiérarchie sociale qu’elles contenaient. Sensation, presque, de sacrilège : remplacer la topographie douce des souvenirs, toute en impressions, couleurs, images (la villa Edelin ! la glycine bleue ! les buissons de mûres du Champ-de-Courses !), par une autre aux lignes dures qui la désenchante, mais dont l’évidente vérité n’est pas discutable par la mémoire elle-même : en 52, il me suffisait de regarder les hautes façades derrière une pelouse et des allées de gravier pour savoir que leurs occupants n’étaient pas comme nous. »

    Annie Ernaux, La honte (in Ecrire la vie)