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12 ans, 23 ans

Plus de vingt ans après Les armoires vides, Annie Ernaux revient dans La honte et dans L’événement sur deux expériences qui ont changé son existence. Deux clichés de son « photojournal » (Quarto) permettent d’imaginer son allure à douze ans, près de son père à Biarritz, et celle de l’étudiante « mutine » de vingt-trois ans, au Havre.

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Ernaux emprunte à Paul Auster l’épigraphe de La honte (1997) : « Le langage n’est pas toujours la vérité. Il est notre manière d’exister dans l’univers. » Le drame est énoncé d’emblée : « Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l’après-midi. » Sa mère ne cessant de récriminer, son père tremblant de colère l’avait empoignée et la menaçait avec une serpe. La petite Annie D. (Duchesne) appelant au secours, cela s’était terminé avec des cris et des pleurs. Elle se souvient d’avoir dit à son père : « Tu vas me faire gagner malheur ». Depuis cette scène inoubliable du 15 juin 1952, elle a toujours eu peur que cette violence se répète, jusqu’à la mort de son père quinze ans après. Ce fut la fin de son enfance et le début de la honte, écrit-elle des décennies plus tard. 

« Ce qui m’importe, c’est de retrouver les mots avec  lesquels je me pensais et pensais le monde autour. » En « ethnologue » d’elle-même, elle décrit le pays de Caux d’alors, entre Le Havre et Rouen, reconstitue la topographie de « Y. », où tout oppose la rue du Clos-des-Parts et la rue de la République. Quand elle rentrait avec sa mère à l’épicerie-mercerie-café, celle-ci disait : « On arrive au château ». Annie Ernaux rappelle leur parler, les expressions, les gestes, l’éducation (« corriger et dresser »), la surveillance générale dans le quartier : « Les conversations classaient les faits et gestes des gens. » Il fallait être « simple, franc et poli » pour « être comme tout le monde ». Elle ajoute : « Je ne connaîtrai jamais l’enchantement des métaphores, la jubilation du style. »

De l’école privée catholique, de la religion alors « la forme de [son] existence », elle passe de son comportement d’excellente élève à ses sentiments d’envie en observant « les plus grandes », de solitude, de curiosité pour les choses sexuelles. Sa mère prend le relais à la maison. Sans être très pratiquante, elle s’habille pour l’église comme pour une sortie et par désir de distinction. Son père ne prie pas.

Depuis la mi-juin, Annie se sent indigne, « dans la honte ». En août, un voyage touristique à Lourdes en autocar avec son père – dix jours en compagnie d’inconnus – lui permet de découvrir le luxe des chambres d’hôtel (lavabo, eau chaude) et d’autres usages. Celle qu’elle est en 1996 n’a « plus rien de commun avec la fille de la photo (de 1952), sauf cette scène du dimanche de juin qu’elle porte dans la tête et qui [lui] a fait écrire ce livre, parce qu’elle ne [l’]a jamais quittée. »

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Dans L’événement (2000), autre récit court (une cinquantaine de pages), elle revient sur son avortement en 1963, d’une façon factuelle, très différente par rapport aux Armoires vides. D’abord l’attente vaine des règles, les nausées, le verdict du médecin, l’horreur de se retrouver enceinte. « Les mois qui ont suivi baignent dans une lumière de limbes. Je me vois dans les rues en train de marcher continuellement. » Annie Ernaux a depuis longtemps le désir d’écrire « là-dessus » et ne veut pas mourir sans l’avoir fait. Son agenda et son journal lui donnent des repères pour raconter cette expérience vécue dans la clandestinité. (La loi Veil date de 1975.)

Elle y voit un lien confus avec son origine : l’étudiante a échappé « à l’usine et au comptoir » mais pas à « l’échec social » de la fille enceinte ou de l’alcoolique. Tout de suite, elle sait qu’elle se fera avorter. En quête d’un médecin « marron » ou d’une « faiseuse d’anges », sans aide de celui qui l’a mise enceinte,  elle en parle à un étudiant marié, qui lui donne le nom d’une étudiante passée par là, qui « a failli en crever d’ailleurs ». Les visites chez des généralistes s’avèrent inutiles – « les filles comme moi gâchaient la journée des médecins ».

L’un d’eux, consulté après un essai infructueux de manier elle-même des aiguilles à tricoter, lui dit : « Je ne veux pas savoir où vous irez. Mais vous allez prendre de la pénicilline, huit jours avant et huit jours après. Je vous fais l’ordonnance. » Quand elle se rend chez la faiseuse d’anges « impasse Cardinet, dans le XVIIe à Paris », à trois mois, en janvier 1964, c’est « le bon moment pour le faire ». Annie Ernaux a écrit L’événement pour mettre en mots « une expérience humaine totale, de la vie et de la mort, du temps, de la morale et de l’interdit, une expérience vécue d’un bout à l’autre au travers du corps » dont elle devait rendre compte. Ce texte fait partie des « 25 livres féministes qu’il faut avoir lus » selon le journal Le Temps.

P.-S.
Le Monde a publié en avant-première (7/12/2022) le discours d’Annie Ernaux reçue à Stockholm le 10/12/2022. Le même jour, Pierre Assouline en a publié une critique dans sa République des livres.

Commentaires

  • C'est un Nobel politique: une femme de gauche qui parle entre autres de l'avortement. Elle a inventé une forme, c'est une voix, mais pour moi tant de personnes méritaient ce Nobel....Stefansson, Haruki Murakami, Antonio Lobo Antunes, J'en ai lu 2 d'elle, cela me suffira.
    Je ne rentre plus dans ce mirage des prix: Fémina, Goncourt, Nobel....Cela aura permis à Gallimard de se faire du blé. Tant mieux pour eux. Tu vas me trouver injuste, mais enfin, il faut appeler un chat un chat!

  • Ta conclusion est sans ménagement pour qui ne partage pas ton opinion, dis donc. Mais ta franchise est la bienvenue.
    En ce qui concerne les prix littéraires, je suis loin de les considérer comme des valeurs sûres, mais je m'y intéresse quand quelque chose me rend curieuse de l'écrivain ou du sujet.
    As-tu lu "Les années" ? C'est d'abord pour cette œuvre formidable et beaucoup aimée, lue dans un Folio disparu avec mes annotations, que j'ai commandé ce Quarto qui la contient.

  • j'ai cliqué sur ton lien vers la critique d'Assouline (qui accuse sans preuves, ou plutôt sans arguments) puis j'ai eu le malheur de commencer à lire les commentaires des lecteurs... quel déferlement de haine!

  • Rien de neuf dans cette critique d'Assouline, en effet, qui ressasse tous les reproches habituels à l'égard d'Annie Ernaux, surtout basés sur ses prises de position politiques. Je lisais régulièrement son blog puis m'en suis lassée, c'est devenu le lieu d'un défoulement détestable.

  • Je n'ai pas lu "Les années". ...J'espère partir un moi en Inde en février, je ne peux plus emporter tant de livres, je vais passer à la liseuse, malgré mes résistance; j'ai fait une liste de titres; j'avoue: pas d'Annie Ernaux dedans...é

  • La liseuse semble pratique pour les voyages, ce sera l'occasion de vérifier si ça te convient vraiment.

  • Merci Tania pour ce billet et les liens qui m'ont permis de lire le discours de Stockolm et, hélas, la critique d'Assouline. J'ai également suivi quelques temps le blog de P A, puis me suis lassée. Quant aux commentaires... sans commentaire.
    Une chose à propos du mot "race" que je n'aime pas beaucoup et qui est fautif, d'une certaine façon, puisqu'il s'agit plutôt de classe. mais employé comme elle le fait et avec une référence à Rimbaud, il est très proche de la rage qui les anime l'un comme l'autre.

  • Je suis étonnée qu'Annie Ernaux revienne encore et encore sur cette expression. Notez que, paradoxalement, j'ai trouvé sur le TLF cet emploi ainsi décrit : "1. Vieilli, littér. [En parlant le plus souvent d'une grande famille] Ensemble des personnes appartenant à une même lignée, à une même famille."

  • La honte rejoint ces propos de Lydie Salvayre dans "Pas pleurer"
    "La pensée lui vint qu'elle aurait beau, à l'avenir, se maquiller, se vêtir de robes coûteuses, se parer de bijoux précieux, apprendre les gestes de l'autorité en renvoyant les bonnes d'un revers de la main comme on chasse les mouches, elle garderait toute sa vie cet air modeste qui était un air intérieur, un air immaîtrisable, un air indélébile, un air qui autorisait tous les abus et toutes les humiliations, un air hérité d'une longue lignée de paysans pauvres, et son empreinte inscrite sur sa gueule et dans sa chair, une empreinte laissée par les acceptations sans gloire, les renoncements sans prestige, les révoltes sans cris, et cette conviction qu'on n'est sur terre que très peu de chose.

    Quant à l'avortement, un sujet qui dérange, c'est sûr, on cache ce genre de choses "honteuses".
    Courageuse et vraie Annie Ernaux.
    Ici nous aimons tous les deux son écriture, hier MA a lu d'une traite Le jeune homme. Tant de vécus...

    merci!

  • Merci d'avoir repris cet extrait éclairant de Lydie Salvayre qui correspond très bien au ressenti d'Annie Ernaux.
    Je note "Le jeune homme" non repris dans le Quarto, où il me reste beaucoup à découvrir.

  • Je crois que toute la question est là : comment sortir de la violence ? J'ai l'impression qu'elle se cesse pas, jamais, de cette enfance jusqu'à ce prix. Mais pourquoi donc notre monde n'arrive-t-il pas à sortir de ce cycle infernal ?

  • Des questions dont je ne possède pas la réponse, Marie. Heureusement Annie Ernaux connaît la reconnaissance que ce prix et ses lecteurs fidèles lui témoignent,

  • L'événement est un roman vraiment marquant ! As-tu vu le film, il est très bien fait...

  • Nous sommes d'accord, Maggie. Non, je n'ai pas vu le film.

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