C’est avec La place (1983, prix Renaudot 1984) que j’ai découvert le monde d’Annie Ernaux. Ce récit s’ouvre sur une citation de Jean Genet qui me frappe davantage aujourd’hui qu’alors : « Je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours quand on a trahi. »
Annie Ernaux, 8 ou 9 ans, avec son père et la chienne Miquette.
© Collection personnelle d’Annie Ernaux (Source)
Le jour où elle est devenue professeur « titulaire » après avoir réussi les épreuves pratiques du Capes, elle le résume sur un ton distant, décrivant les circonstances et sans exprimer d’autre sentiment que la colère « et une espèce de honte » en pensant à cette « cérémonie ». Elle écrit à ses parents qu’elle est reçue : « Ma mère m’a répondu qu’ils étaient très contents pour moi. »
« Mon père est mort deux mois après, jour pour jour. » Un dimanche de juin, comme le dimanche initial de La Honte (quand son père a voulu tuer sa mère). L’attitude de sa mère, la toilette du mort, les préparatifs de l’enterrement, tout est rapporté de manière factuelle, à part peut-être son impression, en voyant son visage changer : « il ressemblait à un oiseau couché. »
Après quelques jours près de sa mère, elle rentre chez elle en train avec son fils – « les voyageurs de première n’aiment pas le bruit et les enfants qui bougent » – « maintenant, je suis vraiment une bourgeoise ». Par la suite, elle tente d’écrire un roman avec son père pour personnage principal, l’abandonne avec « une sensation de dégoût » : « Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou d’« émouvant ». »
« Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée.
Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. »
Choix radical qu’Annie Ernaux rappellera dans son discours de Stockholm : « Il me fallait rompre avec le « bien écrire », la belle phrase, celle-là même que j’enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait. »
La place raconte les origines du père, au caractère gai, joueur, « heureux quand même ». Ce gars de ferme servant la messe le dimanche est entré dans le monde à la guerre de 14 – « Paris, le métro, une ville de Lorraine, un uniforme qui les faisait tous égaux, des compagnons venus de partout, la caserne plus grande qu’un château. » Après, il n’a plus voulu du travail à la ferme ; il est devenu ouvrier dans une corderie, un ouvrier sérieux (« ni feignant, ni buveur, ni noceur »). Il y a rencontré sa mère, « une ouvrière vive, répondeuse ».
Ils ont loué un logement à Y., « deux pièces en bas, deux à l’étage », puis ont eu le projet de « prendre un commerce ». Ils ont économisé et repris l’unique café-épicerie de la Vallée, à trente kilomètres du Havre. Le gain paraissait d’abord facile, puis les demandes de crédit leur ont donné la peur de « manger le fonds » ; son père a dû reprendre un travail d’ouvrier sur un chantier de construction de la basse Seine. « Elle était patronne à part entière, en blouse blanche. Lui gardait son bleu pour servir. »
« Naturellement, aucun bonheur d’écrire », note Annie Ernaux, résolue à se tenir « au plus près des mots et des phrases entendues ». Leur première fille n’était pas vaccinée contre la diphtérie, elle en meurt à sept ans. Après la deuxième guerre mondiale, la seconde étant souvent malade, ils quittent la Vallée au climat trop humide. Retour à Y. où ils trouvent « un fonds de café-épicerie-bois-charbons dans un quartier décentré. » « La vie d’ouvrier de mon père s’arrête ici. »
Bonheur de leur nouveau mode de vie et aliénation, réhabilitation et dénonciation, Ernaux a l’impression « de tanguer d’un bord à l’autre de cette contradiction. » Pour son père, la satisfaction d’avoir tout ce qu’il faut, de manger à sa faim, de ne priver la gosse de rien, de devenir le propriétaire de l’établissement – sinon ne « pas péter plus haut qu’on l’a ».
Sa fille ressent de plus en plus le décalage entre l’éducation reçue à l’école et les manières du père, les langages différents d’un côté et de l’autre. Son père a des goûts simples et populaires – « Il était gai. » –, elle se sent divisée. Quand elle montre ses bonnes notes, il est heureux qu’elle « apprenne » bien (apprendre n’est pas travailler, on ne travaille que de ses mains). Les remarques qu’elle lui fait amènent des disputes, limitent les conversations. « J’écris peut-être parce qu’on n’avait plus rien à se dire. »
Commentaires
ah mais qui voilà! quel plaisir de te retrouver ici :-)
C'est gentil. Bonne journée, Adrienne.
et tu m'as donné envie de relire la Place avec mon regard d'aujourd'hui :-)
J'ai aimé relire ce récit, plus court que dans mes souvenirs. Et cette phrase que j'ai reprise en titre m'a rappelé une mention lue dans un dossier à propos de mon père qui m'avait tant fait plaisir : "plein d'allant".
Demain, j'aurais dû assister à une soirée avec elle, après la projection du film de son fils, mais je suis encore trop fatiguée, (je suis mal remise du virus grippal). Je suis déçue, j'irai quand même voir le film dans la journée. Et j'ai eu la chance de la rencontrer déjà plusieurs fois ..
Désolée de te savoir encore si fatiguée. De mon côté, l'énergie revient peu à peu.
Colo avait beaucoup aimé cette projection qu'elle a vue à Palma en la présence d'Annie Ernaux et de son fils. J'espère que tu pourras visionner ce film tout de même. Courage.
ses premiers romans sont mes préférés avec Les Années
Je redoute un peu celui qui suit dans le Quarto, "Une femme", aussi je me suis tournée vers autre chose, de plus divertissant.
Je n'ai pas lu La Place, qu'il doit être difficile de parler de son père, enfin de certains père. Celui-ci, aux goûts simples et populaires, qui encourage sa fille, a des côtés sympathiques, malgré tout !
Contente de te retrouver, un beso!
certains pèreS....perdón.
Oui, à moi aussi cela semble un exercice périlleux. Annie Ernaux réussit ce parcours d'équilibriste de la mémoire.
Beau retour chère Tania, merci.
Et "La Place", oui, magnifique.
Je vais vérifier si j'ai lu "Une femme", ce que je ferai si ce n'est pas le cas.
A bientôt !
Merci, K, et à bientôt.
Bonjour Tania, heureuse de trouver un nouveau billet ici, j’espère que vous allez bien.
Heureuse aussi que vous le consacriez à nouveau à Annie Ernaux que j’aime beaucoup. Je trouve votre billet très émouvant grâce aux citations d’A. Ernaux que vous publiez, où l’on comprend mieux ses émotions à elle, son ressenti, et où inévitablement on pense à ses propres parents et à là d’où l’on vient.
Je vais bien, merci, Azerty. Ce Quarto rassemblant ses écrits autobiographiques permet de mieux comprendre le parcours et les intentions d'écriture d'Annie Ernaux - ce sont surtout celles-ci que j'ai sélectionnées pour les citations de ce récit. Comment ne pas penser à ses propres parents, à son éducation, en effet ?
Les relations humaines et familiales sont parfois difficiles, c'est la vie tout cela et Annie Ernaux raconte formidablement cette vie, tu me donnes à moi aussi l'envie de la relire... Belle soirée douce Tania, des forces vers toi. brigitte
Merci pour tes bonnes ondes, Brigitte. Ce matin, gel et soleil.
"Divisée", que je relève dans ton texte, est l'adjectif qui convient le mieux à Ernaux sans doute. Je réalise que, plus que le côté social, c'est au fond le côté psychologique qui me retient dans son oeuvre (ça ne lui plairait pas ...) L'ambivalence des relations entre parents et enfants (des deux côtés d'ailleurs) est je pense totalement constitutive de la relation. Après elle se vit dans toutes les palettes d'affects, du relativement serein ou "gai" comme le père d'Annie, au plus déchirant, comme pour elle.
Et bonne année, Tania, je n'ai pas encore eu l'occasion de le dire !
Ariane, je suis heureuse de vous lire ici ce matin et je partage votre analyse. Bonne année 2023, j'espère qu'elle a bien commencé pour vous.
Pour moi, ces lignes- là, sont ce qu'on appelle une "écriture blanche " donc dénuée d'émotions, je comprends cette nécessité, mais elle ne m'emballe pas:" Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou d’« émouvant ». L’écriture plate me vient naturellement' (...), « Il me fallait rompre avec le « bien écrire », la belle phrase, celle-là même que j’enseignais à mes élèves, pour extirper, exhiber et comprendre la déchirure qui me traversait. ». Pour moi, c'est un parti prix et l'impression qui se dégage en la lisant est moindre.. Maintenant, ce parti prix se défend, je l'admets tout à fait.
Un choix, un parti pris, certainement. Comme toi, je m'interroge sur cette nécessité et je la respecte. J'y sens aussi un barrage à l'expression des émotions, bien qu'elles affleurent ici ou là.
La volonté de rendre une réalité sociale s'allie peut-être à une très grande réserve, comme si seules les réalités physiques (même vécues intimement) ou matérielles avaient droit de cité dans ses textes. Mais on n'évacue jamais complètement le "côté pyschologique" comme l'écrit Ariane juste avant toi.
Malgré cette écriture "plate" revendiquée, je retrouve des émotions, souvent, en lisant Annie Ernaux.
Il me semble que même si elles ne sont pas livrées sur un plateau, lisibles directement, elles sont là, sous-jacentes, bien présentes. C'est peut être cela le talent.
Merci Tania pour cette longue et très intéressante présentation. J'espère que tu es en forme maintenant.
Tu as raison, on peut parfois les lire entre les lignes.
Oui, je vais bien maintenant, merci Claudie.