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pouvoir

  • Derniers épigones

    Da Empoli Folio.jpg« Nous étions comme les maharajas, accrochés à un luxe oriental fait d’éléphants domestiqués et de blouses brodées, de sirop de cerise et de sorbets aux pétales de rose, quand déjà apparaissaient à l’horizon des bâtiments chargés de voitures de course et de jets privés, de vacances en héliski et d’hôtels cinq étoiles. Nous, avec nos lectures américaines et nos relations berlinoises, nous nous sentions à l’avant-garde du mouvement, alors que nous n’étions que les derniers épigones d’une étoile morte, celle de nos parents, que nous avions tellement méprisés pour leur lâcheté, mais qui nous avaient pourtant transmis la passion des livres, des idées, et des interminables discussions sur les uns et sur les autres. Mikhaïl [oligarque amoureux de Ksenia] en était parfaitement conscient. Il habitait avec naturel le monde lumineux et lisse de l’argent, en connaissait la puissance de feu et rien n’aurait pu le faire revenir en arrière. Mais il voulait Ksenia. Et pour cela il acceptait de s’attarder en notre compagnie entre les ruines de la cité des morts. »

    Giuliano da Empoli, Le mage du Kremlin

  • Pouvoir et chaos

    Le mage du Kremlin est le premier roman de Giuliano da Empoli, auteur d’essais et d’articles politiques depuis 1996. Il a été conseiller politique en Italie, il enseigne la politique comparée à Sciences Po Paris. Son épigraphe – « La vie est une comédie. Il faut la jouer sérieusement » –  est d’Alexandre Kojève, un personnage « controversé et mystérieux » (Wikipedia) qui a eu comme lui une double activité d’intellectuel et de conseiller.

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    « Depuis que Vadim Baranov avait démissionné de son poste de conseiller du Tsar, les histoires sur son compte, au lieu de s’éteindre, s’étaient multipliées. » Cet homme qu’on appelait « le mage du Kremlin » ou « le nouveau Raspoutine » est en partie inspiré par Vladislav Sourkov, conseiller de Poutine. Baranov signait ses textes d’un pseudonyme, Nicolas Brandeis, « personnage mineur d’un roman secondaire de Joseph Roth ». Quelques années après l’annonce de sa démission, les journalistes étrangers s’interrogeaient encore sur son rôle.

    Le narrateur ne s’y intéresse que de loin, sur les réseaux sociaux. Dans les bibliothèques de Moscou, il est avant tout sur les traces d’Evgueni Zamiatine, l’auteur de Nous. Ce roman d’anticipation lui paraît décrire « notre ère », une société « où toute chose était convertie en chiffres », « le monde lisse, sans aspérités, des algorithmes ». Quand il lit une citation de Zamiatine publiée par Brandeis, il réagit immédiatement en citant la suite. Après quelques échanges, il reçoit une invitation.

    On le conduit jusqu’à une grande demeure néoclassique, meublée à l’ancienne, celle de Vadim Baranov. Au fan de Zamiatine, il a quelque chose à montrer : l’original de la lettre de Zamiatine à Staline, demandant l’autorisation de quitter l’URSS. L’analyse des rapports entre Zamiatine et Staline fait place à des questions plus personnelles. Pour Baranov, « aucun livre ne sera jamais à la hauteur du vrai jeu du pouvoir ».

    « Mon grand-père était un formidable chasseur » : ainsi commence le récit de Baranov sur les relations de son grand-père puis de son père avec le Kremlin.  Lui-même a vécu une enfance heureuse. Comme les courtisans du tsar, l’élite soviétique jouissait de privilèges. En réaction, Baranov a choisi la voie opposée, le théâtre. A Moscou, il a rencontré Ksenia, une « tigresse imprévisible », mais celle-ci s’est laissé séduire par un oligarque de la « nouvelle Russie ». Avec Gorbatchev est venu le temps de l’argent, de la violence des milices privées. La culture intéressait moins que la télévision, Baranov est devenu producteur pour une télé « barbare et vulgaire ».

    Au narrateur devenu désormais son auditeur, il raconte comment il a été approché par le propriétaire de la première chaîne, un milliardaire, Berezovsky. Dans son club se côtoyaient la politique, le commerce, le spectacle et le crime. Quand il est chargé d’une énorme campagne pour faire réélire Elstine, il fait appel à Vadim Baranov pour « construire un monde », « une Russie unie ». Il lui fait rencontrer le chef du FSB (ex-KGB), Vladimir Poutine, qui paraît le candidat idéal, « jeune, sportif, énergique, homme de peu de mots », un homme « neuf ».

    L’homme dégage une « froide impression de puissance ». Il n’est pas question pour lui de servir les intérêts de Berezovsky, mais il est prêt à engager Vadim, avec un salaire inférieur à ceux du privé. A l’été 1999, Poutine est nommé premier ministre. A ceux qui le considéraient avec scepticisme, sa réaction après les attentats à la bombe près de Moscou fait découvrir la « voix du commandement et du contrôle » : Poutine sera leur « Tsar à part entière ».

    « La verticale du pouvoir est la seule réponse satisfaisante, l’unique capable de calmer l’angoisse de l’homme exposé à la férocité du monde. » Baranov raconte comment Poutine s’y prend pour régner sans opposition sur la scène nationale et faire face aux pressions internationales. Quand l’Ukraine prépare sa révolution après s’être débarrassé d’un dirigeant pro-russe, il se sert de tous les extrémistes nationalistes pour créer le chaos et avertir tous ceux qui voudraient suivre l’exemple ukrainien. La « démocratie souveraine », seul modèle adapté à la Russie, ne connaît que l’usage de la force pour maintenir l’ordre à l’intérieur et signifier sa puissance à l’extérieur.

    « Le mage du Kremlin » déroule la stratégie du pouvoir russe par la bouche de Baranov. Une fin de récit en douceur peine à compenser la froideur et le machiavélisme d’un président de plus en plus seul, mais qui s’en accommode, satisfait d’avoir fait de la Russie « la machine à cauchemars de l’Occident ». Grand prix du roman de l’Académie française en 2022, ce roman édifiant et captivant sur les « loups » de notre époque a récolté nombre de critiques élogieuses.

    Bien qu’inspiré d’« éléments de réalité », Antoine Nicolle situe le roman « à mi-chemin entre fiction et analyse politique », avec quelques réserves : « la finesse d’analyse se mêle à un discours stéréotypé qui flatte notre image reçue de la Russie plus qu’il ne l’éclaire. » (Le Monde) Ce qui m’a frappée, c’est la faible attention accordée au peuple dans cette « méditation sur le pouvoir » de Giuliano da Empoli, comme si c’était hors sujet.

  • Gouverner

    clara dupont-monod,la révolte,roman,littérature française,aliénor d'aquitaine,richard coeur de lion,pouvoir,guerre,culture« Ma mère est une femme sûre d’elle. Je lui fais une confiance absolue. Elle doit cette assurance à sa naissance, puisqu’elle est duchesse d’Aquitaine, élevée dans le luxe et les livres, nimbée du souvenir de son grand-père, le premier poète. Pour elle, la soie et le savoir ne font aucune différence. Très tôt, elle a géré ses fiefs d’une main ferme. Les rébellions des seigneurs, les récoltes, le tracé des frontières, le règlement des litiges… Aliénor aime gouverner et connaît chaque ruelle de son Aquitaine. Car elle porte sa terre comme un bijou fondu dans sa peau. Un bijou puissant : l’Aquitaine, cela signifie un territoire immense et riche, qui s’étend du Poitou à la frontière espagnole en débordant sur le Limousin et l’Auvergne. Le seigneur d’une telle contrée est bien plus puissant que le roi de France. »

    Clara Dupont-Monod, La révolte

  • Pour Aliénor

    Fervente admiratrice d’Aliénor d’Aquitaine, Aliénor de Bordeaux, à qui je dédie ce billet, nous a invités tout au long de l’année dernière sur les traces de cette « dame du temps jadis » – à travers une vie, des mots, des lieux comme la magnifique abbaye de Fontevraud. Dans La révolte, Clara Dupont-Monod raconte l’histoire de cette reine médiévale par la bouche d’un de ses fils, Richard Cœur de Lion.

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    Le gisant d’Aliénor d’Aquitaine dans l’abbaye royale de Fontevraud, détail © AFP

    En épigraphe, un extrait d’une lettre d’Hildegarde de Bingen à Aliénor d’Aquitaine : « Ton esprit est comme un mur battu par la tempête. Tu regardes autour et tu ne trouves pas de repos. » Le récit de Richard Cœur de Lion commence par cet ordre qu’elle donne à ses fils d’aller renverser leur père. Son premier époux, Louis VII, roi de France, avait quinze ans quand il a épousé Aliénor, elle en avait treize. Une union sans héritier, ennuyeuse : « Elle aimait la littérature, lui les Evangiles ; elle demandait des fêtes et des guerres, il voulait la paix et le dialogue. Elle croit au pouvoir, lui à Dieu. »

    Ce premier mariage annulé, elle épouse Henri Plantagenêt, roi d’Angleterre, « de onze ans son cadet », avec qui elle fera sept enfants. Le contrat prévoit qu’il lui laisse la mainmise sur l’Aquitaine, mais son royal époux traite ses nouvelles terres en « royaume conquis » et y change tout « selon ses désirs, ignorant la révolte montante ». Aliénor fait couronner son fils aîné, Henri, pensant « un peu régner à travers lui », mais son plan échoue, d’où son appel à la vengeance des fils contre leur père.

    C’est pourquoi elle offre son Aquitaine à Richard Cœur de Lion, le faisant duc d’Aquitaine à quatorze ans – « A ma charge de la défendre et de l’honorer. » Son frère aîné, Henri, l’a toujours regardé de haut ; Richard est prompt à se battre. Aliénor l’a élevé avec un enfant abandonné, Mercadier, « vigilant, fripon, bagarreur comme personne », compagnon loyal. Henri ressemble trop à leur père, Richard lui préfère Mathilde, l’aînée des filles, son aînée d’un an. Les enfants se méfient les uns des autres. Leur père n’a de sentiment paternel que pour Jean, le quatrième et petit dernier des fils.

    La reine Aliénor réside tantôt en Angleterre, tantôt en France, ses enfants toujours avec elle : elle veille sur eux, mais « pas la moindre parole tendre (…) ni non plus de caresses. Très tôt, nous avons senti que pour ma mère, le bonheur s’accompagne toujours d’une menace. » Elle craint leur disparition.

    Flash-back. Le monologue de Richard, le troisième fils, remonte en avril 1152, à Poitiers : on y célèbre la reine d’avril, « regina avrilloza », qui a osé quitter le roi de France. Elle pense déjà, en galopant dans la campagne, à ce Plantagenêt qui ira loin. « Aliénor a trente ans. Elle agit comme elle veut. Elle n’est pas inquiète. » Sur ses gardes, pourtant : elle se sait une proie, elle qui possède le Poitou et l’Aquitaine. Pas question qu’un seigneur l’enlève, l’épouse de force pour acquérir ses terres. « Le 18 mai 1152, Aliénor épouse le Plantagenêt. Elle n’a que faire des rumeurs. »

    Deux ans plus tard, elle perd ses illusions. L’Angleterre, sortie de la guerre civile, réclame son nouveau roi qui a promis de « soustraire les biens des pauvres à la rapacité des grands ». Elle doit embarquer, un fils dans les bras, enceinte à nouveau, pour les terres humides du prieuré de Bermondsey, le palais de Westmister étant en travaux. Thomas Becket, l’archidiacre, l’accueille ; il est encore l’homme de confiance – dans quelques années, le roi ordonnera sa mort. « Elle ignore où se trouve son mari, ce qu’il projette », mais elle entend souvent le nom de Rosemonde Clifford, une « grande beauté », fille d’un seigneur anglo-normand. Comme reine, elle ne s’en soucie pas d’abord, mais quand elle comprend qu’il l’aime, « germe dans son esprit, la possibilité d’une guerre. »

    De loin, elle apprend que « son royaume ne se laisse pas faire », des révoltes éclatent en Aquitaine. Mais elle patiente et aménage, après la naissance d’Henri, le palais de Westminster, contre « la rudesse anglaise ». Elle fait venir les poètes, ils chantent l’amour et sa gloire. Le climat est fatal à son premier fils qui respire mal, Guillaume meurt alors qu’un autre enfant va naître. Sur la pierre du Poitou qu’elle garde près de son cœur, elle fait graver une phrase avant de la mettre dans sa tombe : « Relève ce qui est détruit, conserve ce qui est debout. »

    La révolte conte la manière dont Aliénor, reine et mère, stratège et guerrière, reconquerra sa position sur ses terres, s’alliant avec l’un, déclarant la guerre à l’autre, se servant de ses fils et en particulier de Richard Cœur de Lion, obstinée, fidèle à cette devise gravée, quitte à se retrouver en prison. C’est un Moyen âge de rivalités et de batailles, qui mènera son fils jusqu’à Jérusalem. Ils ne trouveront le repos qu’à la belle abbaye de Fontevraud, devenue nécropole des Plantagenêt.

    Ce roman qui « par définition, n’est pas un livre d’histoire », comme le rappelle Clara Dupont-Monod dans une note finale où elle précise « certaines libertés » prises dans ce récit, s’appuie largement sur des travaux d’historiens. Quoique je lise peu de romans historiques et que j’aie souvent du mal quand ils ont pour narrateur un des protagonistes de l’histoire, j’y ai découvert une autre image de la reine des troubadours et de l’amour courtois : une mère qui n’hésite pas à lancer ses enfants dans la bataille, une femme attachée à sa région, au pouvoir, un destin très tumultueux.

  • Lily la chatte

    Une chatte, un homme, deux femmes – tout de suite, on pense à La Chatte de Colette, délicieux roman de la jalousie. Junichirô Tanizaki (1886-1965), dans Le chat, son maître et ses deux maîtresses (1936), conte en une centaine de pages le sort de la chatte Lily, chère au cœur de Shozo, « homme aimé des femmes » avec l'air d’éternel gamin qu'il garde à trente ans.

     

    Hasard de lecture, le récit débute ici aussi par une lettre. Shinako, l’ex-femme de Shozo renvoyée à la solitude d’une chambre modeste chez sa sœur, prie Fukuko, la nouvelle compagne de Shozo, de bien vouloir lui céder la chatte pour lui tenir compagnie. « Je vous rappelle qu’il m’a jetée dehors pour se mettre en ménage avec vous, parce qu’il ne me supportait plus. Or s’il avait besoin de sa Lily tant qu’il a vécu avec moi, qu’est-elle d’autre qu’un obstacle maintenant que vous êtes ensemble ? » 

    Chat caché.JPG

     

    Fukuko n’est pas insensible aux arguments de sa rivale. Sous ses yeux, Shozo joue avec la chatte qu’il nourrit de chinchards marinés, un plat préparé par Fukuko, qui les déteste, pour le seul plaisir de Shozo. Lui se contente d’en suçoter le vinaigre pour les abandonner à Lily dans un jeu bien rodé de part et d’autre. En complotant avec la mère de Shozo et quelques autres pour éjecter Shinako, Fukuko a feint d’aimer les chats. C’était facile avec Lily, « une chatte très jolie comme on n’en voyait guère dans les environs, tant par son pelage doux au toucher, le lustre de son poil, que par son minois et son allure ». Fuyant comme une anguille, Shozo ne prend pas sa compagne au sérieux quand elle lui demande de laisser Lily à Shinako, reste évasif. Or plus elle y pense, plus Fukuko tient à voir partir l’animal qui prend trop de place entre eux. La voilà qui pince « férocement » les fesses de Shozo pour obtenir une réponse claire et nette : Lily ou elle, qui veut-il garder ? Shozo cède et obtient tout de même une semaine de délai.

     

    Une fois déjà, Shozo avait abandonné la chatte à un marchand de quatre-saisons, mais un mois plus tard, Lily était revenue par elle-même chez son maître, tout ému de cette preuve d’affection. Dix ans plus tôt, en apprentissage dans un restaurant, Shozo avait adopté le joli chaton écaille de tortue et depuis lors, n’avait cessé d’apprécier son caractère irrésistible et son intelligence – « il se disait en son for intérieur que quiconque n’avait pas durablement partagé comme lui la vie d’un chat ne peut rien comprendre à leur charme. » Ce n’est que pour la paix du ménage que Shozo fait enfin porter Lily chez Shinako, espérant que la chatte vieillissante y soit bien traitée.

     

    La stratégie de sa première épouse repose évidemment sur l’affection entre le maître
    et l’animal. Pour se venger des machinations qui l’ont séparée de son mari, Shinako espère voir Shozo revenir vers elle pour prendre des nouvelles de la chatte. En attendant, Lily reste prostrée dans sa nouvelle chambre, refuse de s’alimenter. A la première occasion, elle s’enfuit, mais réapparaît à la fenêtre trois jours plus tard. « Puis, chose inouïe, elle s’avança tout droit sur Shinako, assise sur sa couche,
    et posa les pattes avant sur ses genoux. »
    C’est au tour de Shinako de mettre le
    nez « dans la fourrure enrobée de cette odeur de foin propre aux chats » et de s’exclamer « ma Lily ! » comme Shozo autrefois. Et l’on verra si le maître tombera
    ou non dans le piège qui lui a été tendu.

     

    Trois nouvelles suivent ce récit de Tanizaki : Le petit royaume (1918), Le professeur Rado (1925) et Le professeur Rado revisité (1928). Les deux dernières tournent autour de la visite que rend un journaliste à un éminent professeur dans sa villa pour un entretien. Très en retard et fort négligé, le professeur Rado s’ennuie visiblement, répond à peine aux questions. Ce n’est qu’en faisant le tour de la maison en partant, quand il aperçoit une scène très inattendue entre une adolescente et le professeur dans son bureau que le journaliste comprendra mieux ce qui intéresse son hôte. Quelques années plus tard, ils se rencontreront à nouveau dans un cabaret, et cette fois, curieux d’une belle danseuse qui le fascine, le professeur en dira davantage au journaliste.

     

    Quant au Petit royaume, c’est l’histoire assez effrayante d’un instituteur sans le sou qui finit par s’installer à la campagne en espérant y faire vivre mieux sa femme et ses sept enfants. Professeur « compétent, dévoué et juste », Kaijima observe l’étrange manège de sa classe autour d’un nouvel élève, Numakura, qui leur tient tête à tous et devient rapidement un meneur respecté. Fort de son expérience, il convoque un jour
    le « chef de bande » et le félicite pour ses qualités, tout en lui demandant de les mettre au service du bien et des bonnes manières. D’abord désorienté par ce pacte inattendu, l’intéressé sourit et devient le héros de sa classe, bientôt considérée comme « modèle » dans l’établissement. Le fils de Kaijima, qui est son condisciple et refuse absolument de moucharder, est tout de même forcé d’expliquer d’où viennent les sucreries et objets divers qu’il rapporte à la maison, de prétendus cadeaux qu’il n’a
    pu se payer avec le maigre argent de poche dont il dispose. Kaijima découvre alors l’étendue du pouvoir de Numakura et comment il s’enrichit alors que son professeur court à la ruine – de quoi lui faire perdre la raison.

     

     

    Tanizaki, avec Kawabata, « l’un des premiers écrivains japonais qui aient été lus et appréciés en Occident de leur vivant » (Encyclopedia Universalis), est l'auteur d'un essai fameux, Eloge de l’ombre, qui m' a été recommandé - un jour viendra. Dans ses nouvelles, l'auteur ne juge pas ses personnages. Il les décrit, ainsi que leurs conditions de vie, leurs obsessions, sans fioritures, attentif à ces moments où « une petite lueur de vie » s’allume dans leur regard. Comme l’écrit J.-J. Origas, « chaque récit de Tanizaki est un piège. »