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Pouvoir et chaos

Le mage du Kremlin est le premier roman de Giuliano da Empoli, auteur d’essais et d’articles politiques depuis 1996. Il a été conseiller politique en Italie, il enseigne la politique comparée à Sciences Po Paris. Son épigraphe – « La vie est une comédie. Il faut la jouer sérieusement » –  est d’Alexandre Kojève, un personnage « controversé et mystérieux » (Wikipedia) qui a eu comme lui une double activité d’intellectuel et de conseiller.

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« Depuis que Vadim Baranov avait démissionné de son poste de conseiller du Tsar, les histoires sur son compte, au lieu de s’éteindre, s’étaient multipliées. » Cet homme qu’on appelait « le mage du Kremlin » ou « le nouveau Raspoutine » est en partie inspiré par Vladislav Sourkov, conseiller de Poutine. Baranov signait ses textes d’un pseudonyme, Nicolas Brandeis, « personnage mineur d’un roman secondaire de Joseph Roth ». Quelques années après l’annonce de sa démission, les journalistes étrangers s’interrogeaient encore sur son rôle.

Le narrateur ne s’y intéresse que de loin, sur les réseaux sociaux. Dans les bibliothèques de Moscou, il est avant tout sur les traces d’Evgueni Zamiatine, l’auteur de Nous. Ce roman d’anticipation lui paraît décrire « notre ère », une société « où toute chose était convertie en chiffres », « le monde lisse, sans aspérités, des algorithmes ». Quand il lit une citation de Zamiatine publiée par Brandeis, il réagit immédiatement en citant la suite. Après quelques échanges, il reçoit une invitation.

On le conduit jusqu’à une grande demeure néoclassique, meublée à l’ancienne, celle de Vadim Baranov. Au fan de Zamiatine, il a quelque chose à montrer : l’original de la lettre de Zamiatine à Staline, demandant l’autorisation de quitter l’URSS. L’analyse des rapports entre Zamiatine et Staline fait place à des questions plus personnelles. Pour Baranov, « aucun livre ne sera jamais à la hauteur du vrai jeu du pouvoir ».

« Mon grand-père était un formidable chasseur » : ainsi commence le récit de Baranov sur les relations de son grand-père puis de son père avec le Kremlin.  Lui-même a vécu une enfance heureuse. Comme les courtisans du tsar, l’élite soviétique jouissait de privilèges. En réaction, Baranov a choisi la voie opposée, le théâtre. A Moscou, il a rencontré Ksenia, une « tigresse imprévisible », mais celle-ci s’est laissé séduire par un oligarque de la « nouvelle Russie ». Avec Gorbatchev est venu le temps de l’argent, de la violence des milices privées. La culture intéressait moins que la télévision, Baranov est devenu producteur pour une télé « barbare et vulgaire ».

Au narrateur devenu désormais son auditeur, il raconte comment il a été approché par le propriétaire de la première chaîne, un milliardaire, Berezovsky. Dans son club se côtoyaient la politique, le commerce, le spectacle et le crime. Quand il est chargé d’une énorme campagne pour faire réélire Elstine, il fait appel à Vadim Baranov pour « construire un monde », « une Russie unie ». Il lui fait rencontrer le chef du FSB (ex-KGB), Vladimir Poutine, qui paraît le candidat idéal, « jeune, sportif, énergique, homme de peu de mots », un homme « neuf ».

L’homme dégage une « froide impression de puissance ». Il n’est pas question pour lui de servir les intérêts de Berezovsky, mais il est prêt à engager Vadim, avec un salaire inférieur à ceux du privé. A l’été 1999, Poutine est nommé premier ministre. A ceux qui le considéraient avec scepticisme, sa réaction après les attentats à la bombe près de Moscou fait découvrir la « voix du commandement et du contrôle » : Poutine sera leur « Tsar à part entière ».

« La verticale du pouvoir est la seule réponse satisfaisante, l’unique capable de calmer l’angoisse de l’homme exposé à la férocité du monde. » Baranov raconte comment Poutine s’y prend pour régner sans opposition sur la scène nationale et faire face aux pressions internationales. Quand l’Ukraine prépare sa révolution après s’être débarrassé d’un dirigeant pro-russe, il se sert de tous les extrémistes nationalistes pour créer le chaos et avertir tous ceux qui voudraient suivre l’exemple ukrainien. La « démocratie souveraine », seul modèle adapté à la Russie, ne connaît que l’usage de la force pour maintenir l’ordre à l’intérieur et signifier sa puissance à l’extérieur.

« Le mage du Kremlin » déroule la stratégie du pouvoir russe par la bouche de Baranov. Une fin de récit en douceur peine à compenser la froideur et le machiavélisme d’un président de plus en plus seul, mais qui s’en accommode, satisfait d’avoir fait de la Russie « la machine à cauchemars de l’Occident ». Grand prix du roman de l’Académie française en 2022, ce roman édifiant et captivant sur les « loups » de notre époque a récolté nombre de critiques élogieuses.

Bien qu’inspiré d’« éléments de réalité », Antoine Nicolle situe le roman « à mi-chemin entre fiction et analyse politique », avec quelques réserves : « la finesse d’analyse se mêle à un discours stéréotypé qui flatte notre image reçue de la Russie plus qu’il ne l’éclaire. » (Le Monde) Ce qui m’a frappée, c’est la faible attention accordée au peuple dans cette « méditation sur le pouvoir » de Giuliano da Empoli, comme si c’était hors sujet.

Commentaires

  • Noté depuis sa sortie, je le lirai tôt ou tard. Même s'il y a quelques réserves sur ce livre, il est sûrement instructif de le lire ; encore plus dans la situation actuelle.

  • Rien de réjouissant, mais c'est notre époque, hélas.

  • Bonne lecture un jour ou l'autre & belle semaine, Anne.

  • Je l'ai noté à sa sortie et tu vois je l'avais complètement oublié à présent. Mais il est finalement encore d'actualités si on veut en apprendre davantage sur la Russie d'aujourd'hui. Merci pour cette piqûre de rappel. Je note ta remarque sur la faible représentation du peuple dans cet essai. Pas anodin en effet de l'oublier !

  • L'auteur déroule le fil de cette "comédie" politique désastreuse et montre les concepts qui la sous-tendent, avec un cynisme certain. Avec "Le mage du Kremlin", da Empoli s'adresse à un public plus large que celui des essais, j'imagine, son roman est captivant.

  • Un livre fort demandé à l'époque, je pense pouvoir le lire maintenant...

  • J'espère que tu le trouveras. Bonne journée, Keisha.

  • J'ai justement entendu une interview de lui ce matin sur France Inter, très intéressant: https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-mardi-23-avril-2024-7257381
    Je note, merci pour ce billet

  • Grand merci pour le lien, Colo, j'irai l'écouter.

  • Je l'ai lu il y a une bonne année et je dois dire qu'il ne m'en reste absolument rien. J'ai été tenté par des blogueuses, mais j'ai regretté mon achat... Je m'attendais à autre chose.

  • Contente de vous retrouver ici, Philippe. Pour les nouveautés d'auteurs jamais lus, je privilégie la bibliothèque en général. Il est vrai que ce roman a été porté par les médias et ce n'est pas la première fois que je m'interroge sur le choix du "grand prix de l'Académie française".
    Le récit captive et peut éclairer sur le régime actuel en Russie pour qui ne suit pas cela de près, mais il ne m'a pas appris grand-chose, c'est pourquoi j'ai mis en lien la critique du Monde. Et vous, qu'en attendiez-vous ? Je vais aller lire ce que vous en avez dit.

  • J'ai eu le Folio en main en librarie pour finir par y renoncer. J'ai sans doute bien fait, à la lecture de l'un ou l'autre avis ci-dessus.
    "Le grand prix de l'académie française" : je suis quelquefois dubitatif, comme vous, sur le livre choisi.
    Connaissant l'auteur à travers "Les ingénieurs du chaos", je ne doute pas de ses qualités d'analyste de nos sociétés en mutation.

  • Merci de me rappeler cet essai que vous avez présenté en 2020. Je viens de relire votre billet et c'est d'une actualité intacte, Combien de temps faudra-t-il aux responsables politiques pour réduire la sphère d'influence de ces propagandes virtuelles, je me le demande.

  • J'ajoute le lien pour info : https://christianwery.blogspot.com/2020/12/le-carnaval-politique.html

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