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gallay

  • Présence

    « On reste un long moment silencieux et puis le prince se penche, me touche doucement la main.
    – J’aime votre compagnie. Par votre présence, vous me gardez dans l’attente. Dans l’envie.
    Dans la chambre, il fait presque nuit.
    – Vous devriez bénir votre silence. Cette capacité que vous avez à ne rien dire.
    – Mais quand je suis avec lui…
    – Vous attendez trop de lui.
    Il sort la pipe de sa poche, avec une allumette, il enflamme le tabac.  
    – Il ne faut pas attendre. Laissez-vous traverser. »
     

    Claudie Gallay, Seule Venise 

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    Emile Claus, Venise 


  • Venise en hiver

    Seule Venise de Claudie Gallay a été publié quatre ans avant Les déferlantes, son grand succès. Pourquoi ce titre, cette épithète ? On ne l’apprendra qu’aux deux tiers du roman, de la bouche d’un vieux prince russe, son personnage le plus attachant. La narratrice, la quarantaine, s’adresse tout au long du récit à l’homme qu’elle rencontre dans cette ville en décembre 2002 : « vous ». 

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    Venise baigne dans le brouillard quand elle descend du train sur le quai où « personne n’attend personne ». Elle a vidé son compte bancaire avant de partir, « de quoi tenir un mois, peut-être deux ». La rupture avec Trevor l’a laissée exsangue, elle a eu envie d’en finir, a passé des journées au lavoir automatique avant de prendre le train.

    « Trevor, il m’a plaquée. » « Venise, je n’ai pas choisi. » «  Des ponts, il y en a, mais pas tant que ça. » Tournures de phrase à la Duras, fréquents retours à la ligne, phrases courtes, nominales, le style de Claudie Gallay peut gêner ou au contraire envoûter. Je m’y suis habituée parce que la tension du récit, les détails vus comme en gros plan, l’intensité des émotions aident à mettre ses pas dans ceux de cette femme qui cherche son hôtel dans Venise, une adresse trouvée dans le Routard, et à y pénétrer avec elle.

    Luigi, le propriétaire, l’accueille et lui parle de ses chats (dix-huit, mais ils restent dehors) avant de lui faire lire et signer les « principaux usages pour le bien de tous ». Un jeune couple, une danseuse et son ami, loge dans la chambre de Casanova. La chambre bleue est occupée par un Russe en fauteuil roulant, depuis cinq ans. Elle dormira dans la chambre aux anges. 

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    La ville est décorée pour Noël, elle y marche en suivant quelqu’un, une vieille habitude de « pister » des chaussures, talons ou sandales… C’est comme ça qu’elle avait rencontré Trevor. Fatiguée d’avoir traîné dehors l’après-midi, elle s’endort dans sa chambre et arrive en retard au repas du soir, Luigi lui en rappelle l’heure précise, dix-neuf heures – le Russe ne supporte pas les retards.

    Le matin, elle fait connaissance avec Carla, la danseuse, et son amant, « collés » l’un à l’autre. Le jour, elle marche, prend le vaporetto, entre dans les églises, explore les ruelles. Le soir, bien à l’heure, elle serre la main de Vladimir Pofkovitchine, « prince de Russie ». Il la questionne en français sur sa région, sur la raison de sa présence à Venise – « Trouver l’amour, je réponds. » Peu douée pour la conversation, elle lui parle de son poisson rouge qu’elle a laissé crever après avoir été plaquée : elle l’a sorti du bocal et posé sur la table, pour voir si elle pouvait supporter davantage. « Le ton est donné. C’est dit, le soir, on dîne à la même table et il va falloir s’habituer. »

    « Luigi m’a dit, les premiers jours c’est toujours comme ça, on marche, on se perd. Après, on apprend. » Venise est un labyrinthe, elle s’y déplace à l’instinct. Un jour, un vent violent se lève, « la bora ». Vers quatre heures, au Campiello Bruno Crovato, elle remarque un chat roux qui miaule devant une porte qui s’entrouvre. Par la fenêtre de la boutique, elle regarde à l’intérieur : une lampe allumée, des livres, un pantin rouge suspendu, un bureau. « Et derrière le bureau, il y a vous. C’est comme ça que je vous vois la première fois. En homme assis. En train de lire alors que dehors la bora souffle et menace de tout arracher. » 

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    Le décor est planté. Venise en hiver. Les conversations du soir avec le prince qui s’intéresse à tout ce qu’elle a vu, lui qui ne peut plus sortir, et lui conseille des livres à lire, l’initie à la dégustation du vin, lui fait écouter la Callas, lui transfuse sa curiosité à l’égard du monde. Et les rencontres avec Manzoni, le libraire au chat roux dont la voix, tout de suite, lui a plu. Il lui parle de Zoran Music, un peintre qui habite « ici, à Venise », ce Slovène sorti de Dachau en 1945 et qui est allé « au plus loin dans la peinture. » – « Je n’ai rien à dire. Je vous écoute. »

    Seule Venise est hanté par l’amour : l’amour perdu de Trevor, une « histoire » avec le libraire, peut-être, les amours anciennes d’un exilé dont une nouvelle page pourrait encore s’écrire, l’amour de Carla pour la danse et celui de Valentino pour Carla… La narratrice observe, raconte, vibre, reste « en creux » dans le récit. La couverture Babel correspond davantage au roman que celle de Jai lu. On a l’impression, à la fin du voyage, d’en savoir plus sur ceux qu’elle a rencontrés que sur elle-même. Mais on s’est vraiment senti à Venise, en hiver, le temps d’un livre.

  • Willy

    « Isabelle ne comprend rien aux énigmes. Elle préfère les histoires, mais elle veut bien aller au restaurant avec eux.
    Elle recouvre ses ongles d’une couche de vernis rouge.
    – Willy aimait ça, les photos… Tu connais Willy ? Willy Ronis ?
    Marie ne connaît pas. Elle écoute glisser le pinceau sur le bombé des ongles.
    – Qui tu connais en photo ?
    Personne. Doisneau, un peu, à cause des calendriers des postes dans la caravane.
    – Willy était professeur à l’école d’art d’Avignon, dit Isabelle. Il était comme toi, toujours avec son appareil photo, à traîner dans les rues.
     

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    Elle referme le flacon de vernis. Maintenant, dans la pièce, ça sent l’acétone et le dissolvant.
    – J’ai trois photos de lui. Je ne les vendrai jamais pourtant ça vaut cher aujourd’hui le travail de Willy.
    Elle sort de la cuisine, revient avec un livre qu’elle pose devant Marie. Des scènes de bistrot, des gamins, le Paris de Belleville et Ménilmontant.
    – Si tu t’intéresses à la photo, il faut absolument que tu étudies Willy. Les autres aussi bien sûr, mais Willy… »

    Claudie Gallay, L’amour est une île

  • Théâtres intimes

    Les Déferlantes de Claudie Gallay ont remporté un grand succès en 2008. L’amour est une île (2010), a pour cadre un festival d’Avignon perturbé par la grève des intermittents du spectacle – on se souvient des perturbations de l’été 2003 dans la Cité des Papes et des tensions entre le In et le Off. 

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    Odon Schnabel, le directeur du Chien-Fou, vit sur une péniche où la lucarne reste allumée depuis le départ de son grand amour : « Quand Mathilde est partie, il s’est juré ça, la laisser briller jusqu’à ce qu’elle revienne. » Cinq ans ont passé depuis, mais « la Jogar » est de retour : Mathilde Monsols joue Sur la route de Madison et les journaux en parlent.

    Sur la rive, Odon aperçoit une fille de vingt ans, trop maigre, les cheveux courts, du métal dans une lèvre, dans le sourcil et aux oreilles, et lui offre un bol de café. Arrivée de Versailles en stop, Marie découvre Avignon pour la première fois, avec toutes ses affiches, certaines barrées de peinture noire. Celle de Nuit rouge porte le nom de son frère, Paul Selliès. C’est Schnabel qui la met en scène au Chien-Fou.

    Dans son théâtre, un des plus anciens d’Avignon, Odon Schnabel a donné un rôle à sa fille Julie, même s’il doute qu’elle devienne une très grande artiste : « Sa fille aime trop la vie, elle ne s’ennuie jamais, il n’y a rien de désespéré en elle. » Jouer ou ne pas jouer ? Voilà la question qu’elle se pose avec tous les autres en ces jours de grève. Pour Odon, « être solidaires n’empêche pas de jouer », mais la discussion repart entre les techniciens et les acteurs, comme presque partout dans la ville.

    La Jogar a poussé le portail de la Grande Odile, les souvenirs l’assaillent. La sœur d’Odon, ravie de sa visite, est curieuse de sa vie d’actrice célèbre. Elles étaient amies depuis l’école, mais ne se sont plus vues depuis son départ. « Qu’est-ce que j’aurais aimé que tu te maries avec mon frère. – On n’épouse pas les hommes que l’on aime. » Mathilde ne s’est mariée avec personne, a renoncé aux enfants ; toute sa vie va au travail qui « la nourrit, sur la durée, chaque jour, chaque heure. » Elle laisse deux invitations pour le spectacle.

    L’amour est une île est un roman d’amour et de théâtre, et d’amour du théâtre. Marie a trouvé le chemin du Chien-Fou où l’on joue un texte de son frère dont elle ne sait rien, un conte philosophique, lui disent les comédiens de Nuit rouge, en grève. « Son frère ne se servait pas de l’ordinateur. C’est elle qui tapait ses textes. Il dictait. » Paul est mort il y a cinq ans, elle se souvient que juste avant, il avait envoyé un autre texte à Schnabel, un éditeur qui avait un théâtre dans le Sud, pensant que ça lui porterait chance.

    Odon lui a donné l’adresse de son amie Isabelle, qui la loge pour pas cher. Le  théâtre est toute la vie de la vieille femme qui l’accueille, dans une maison pleine de souvenirs. Elle vient de vendre une photo de Gérard Philipe prise par Agnès Varda, un tapis et une marionnette en bois – il faut bien vivre. Elle s’intéresse à Marie, lui raconte ses grands souvenirs, lui explique plein de choses, encourage la jeune femme à aller de l’avant.

    Claudie Gallay va tirer l’un après l’autre les fils qui relient ces personnages les uns aux autres, nous faire entrer peu à peu dans leurs secrets, tout en faisant battre le cœur de la ville-théâtre où les uns jouent, d’autres pas. On sort « tracter » pour avoir des spectateurs le soir dans la salle, on répète, où on déborde de trac avant le lever du rideau. Voici la première de Nuit rouge, voilà Mathilde ou la Jogar à l’hôtel, sur scène et sur les chemins de sa vie passée.

    Marie veut tout savoir de Nuit rouge, des raisons pour lesquelles Odon Schnabel a choisi cet auteur inconnu et surtout, elle veut savoir pourquoi il a tant attendu avant de répondre à l’envoi de son frère : quand Schnabel a enfin réussi à contacter leur mère par téléphone, Paul Selliès venait de mettre fin à ses jours. Marie ne cesse de se gratter la peau, d’arracher ses croûtes, d’imaginer ce qui serait arrivé si l’éditeur avait appelé son frère plus tôt, s’il lui avait dit « que ça tenait la route ».

    Dans son sac à dos, avec un appareil photo dont elle se sert pour fixer tout ce qui retient son attention, un carnet de notes de Paul : elle le donne à Odon Schnabel pour qu’il mesure lui-même l’intensité de l’attente – « Toujours pas de nouvelles d’Anamorphose. » Est-ce que c’est parce qu’il a « raté » son frère qu’il a cessé d’éditer de nouveaux livres ?

    Odon ne peut tout dire à Marie. Le sort du texte de Paul, Anamorphose, est lié à son histoire avec Mathilde, à l’amour qu’il éprouve encore pour elle. Qui est coupable ? La Jogar n’a pas de regrets : « L’amour est une île, quand on part on ne revient pas. » Entre passé et présent, entre apparences et vie intime, le roman de Claudie Gallay ouvre des passages, joue au jeu de la vérité sur la scène et dans les coulisses, agite les masques de la comédie et de la tragédie. Comme l’écrit Robert Verdussen, « Sur les planches comme dans la vie, l’histoire ne se refait pas. Jamais rien ne se réécrit. »