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nouvelle

  • Moustaches

    James Bouquins.jpg« La nouvelle que Daisy Miller était entourée d’une demi-douzaine de merveilleuses moustaches freina Winterbourne dans son envie de lui rendre visite immédiatement. Sans s’être vraiment flatté d’avoir fait une impression ineffaçable sur son cœur, il était irrité d’apprendre que la situation était si peu en accord avec l’image qui lui avait traversé l’esprit ces derniers temps : celle d’une très ravissante jeune fille, guettant à la fenêtre d’une vieille maison romaine, et se demandant avec impatience quand monsieur Winterbourne arriverait enfin. »

    Henry James, Daisy Miller

  • La jolie Daisy

    Henry James (1843-1916) continue à séduire lecteurs et spectateurs. Le 6 mars dernier, Arts Libre présentait La Bête de Bertrand Bonello, film librement adapté d’après La Bête dans la jungle (1903), la magnifique nouvelle qui avait déjà inspiré le réalisateur Patric Chiha en 2023. Cela m’a donné envie de revenir à l’auteur du fameux Portrait de femme (1881), avec une autre nouvelle, Daisy Miller (1878, traduit de l’anglais par Philippe Blanchard). Après avoir été refusée par une revue américaine, celle-ci connut un succès énorme en Angleterre.

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    Belle édition illustrée (Swan's Fine Books)

    « Il y a dans la ville de Vevey, en Suisse, un hôtel particulièrement confortable. Et certes, les hôtels y sont nombreux, car distraire les touristes est la grande affaire de cette localité qui, comme s’en souviendront de nombreux voyageurs, est sise au bord d’un lac aux eaux d’un bleu remarquable, lac qu’aucun touriste ne saurait manquer de visiter. » Au mois de juin, les Américains y sont nombreux. Aux Trois Couronnes, on voit aussi des serveurs allemands, des princesses russes, des petits Polonais...

    Assis dans le jardin, Winterbourne, un Américain de vingt-sept ans, arrivé la veille de Genève pour visiter sa tante qui séjourne dans cet hôtel, observe un gamin de neuf ou dix ans occupé à piquer « tout ce qui passait à sa portée » avec un grand alpenstock. L’enfant lui demande un morceau de sucre, qu’il lui permet de prendre tout en le lui déconseillant pour ses dents, mais le petit Américain ne manque ni d’audace ni de repartie et lui signale l’arrivée de sa sœur : « Winterbourne remonta l’allée du regard et vit s’avancer une jeune fille de grande beauté. »

    A Genève, il n’aurait jamais pris « la liberté de parler à une jeune fille », mais à Vevey, dans un jardin, où il vient de faire connaissance avec Randolph, son petit frère… Il apprend qu’ils vont bientôt se rendre en Italie et le gamin ne manque pas de préciser le nom de sa sœur, Daisy Miller, avant d’ajouter que leur père est riche, il a « une grosse affaire » à Schenectady. Leur mère espère trouver un bon professeur pour Randolph en Italie ajoute Daisy, qui parle à Winterbourne « comme si elle le connaissait de longue date », ce qu’il trouve bien agréable.

    Le jeune homme est sous le charme, mais perplexe quand elle lui dit manquer ici de vie sociale et être « toujours beaucoup sortie avec des messieurs. » Il pense qu’elle est « une aguicheuse, une ravissante aguicheuse américaine. » Dans le lointain, ils aperçoivent le château de Chillon qu’elle aimerait beaucoup visiter. Il lui propose de l’y accompagner, avec sa mère. Mlle Miller préférerait que celle-ci s’occupe de Randolph avec Eugenio, leur « valet de place ».

    Quand Winterbourne demande à sa tante, madame Costello, qui est veuve, si elle a remarqué cette famille américaine, son avis est bien tranché : « Je les ai vus, je les ai entendus et je les ai évités. » Il comprend immédiatement que les Miller occupent « une position basse dans l’échelle sociale. » Pour sa tante, ce sont des gens « ordinaires » qui traitent leur valet comme un ami de la famille. Même si elle s’habille « à la perfection », la jeune fille manque d’éducation.

    Winterbourne est gêné, lorsqu’ils se revoient, par le désir de Daisy de rencontrer sa tante : elle affirme que sa mère et elle sont « très exigeantes » sur leurs relations. Lorsqu’il invoque les migraines de sa tante pour l’excuser, la jeune fille comprend qu’elle ne veut pas la recevoir et en rit. Elle, en revanche, le présente à sa mère et se montre délicate. Winterbourne est surpris : Mme Miller ne voit aucun inconvénient à ce qu’il visite le château de Chillon avec Daisy.

    Bien sûr, Winterbourne et Daisy Miller vont se revoir en Italie, où il va rejoindre Mme Costello, déjà installée. Elle informe son neveu de la « vulgarité sans fond » de la famille américaine : la jeune fille « sort seule » et se fait escorter partout « d’un monsieur très courtois et merveilleusement moustachu ». Chez une amie, Winterbourne retrouve les Miller. Daisy n’hésite pas à demander à leur hôtesse, qui l’a invitée à une réception, « l’autorisation de venir avec un ami », « un ami intime, monsieur Giovanelli. »

    Bien qu’il déplore sa mauvaise éducation et constate à quel point le comportement de la jolie Américaine détonne dans la bonne société, Winterbourne ne peut s’empêcher de s’intéresser à elle et cherche à la protéger discrètement. Comme Ralph avec sa cousine dans Portrait de femme. La piquante Daisy Miller n’a ni le chic ni l’intelligence d’Isabel Archer, mais toutes deux font la même erreur en se laissant charmer par un homme qui ne fera pas leur bonheur. 

    Daisy Miller : a Study (titre original) est une étude de caractères, d’abord celui d’une jeune Américaine innocente et franche, non initiée aux mœurs européennes, et celui d’un homme jeune qui n’ose se déclarer amoureux malgré qu’il recherche sa compagnie. Henry James décrit finement les conventions sociales par lesquelles la société mondaine de la seconde moitié du dix-neuvième siècle cultivait ce qu’on appelle aujourd’hui « l’entre-soi ». Non sans émotion.

  • Guirlandes

    proust,l'indifférent,littérature française,nouvelle,amour,mondanité,culture« Cela ne lui était pas nouveau et pourtant, avec l’obscure clairvoyance d’un jockey pendant la course ou d’un acteur pendant la représentation, elle se sentait ce soir triompher plus aisément et plus pleinement que de coutume. Sans un bijou, son corsage de tulle jaune couvert de catléias [sic], à sa chevelure noire aussi elle avait attaché quelques catléias qui suspendaient à cette tour d’ombre de pâles guirlandes de lumière. »

    Marcel Proust, L’Indifférent

    Le début lu par André Dussolier

  • Mystérieusement

    zweig,le joueur d'échecs,roman,nouvelle,littérature allemande,jeu,échecs,psychologie,société,cultureM. B. : « On dirait que dans notre cerveau agissent des forces mystérieusement régulatrices, qui savent neutraliser ce qui pourrait accabler et menacer notre âme, car à chaque fois que je voulais repenser à l’époque de ma cellule, mon esprit s’obscurcissait en quelque sorte ; ce ne fut qu’après plusieurs semaines, en fait seulement ici, sur ce bateau, que je retrouvai le courage de me remémorer ce qui m’était arrivé. »

    Stefan Zweig, Le Joueur d’échecs

  • Le joueur de Zweig

    La lecture du Joueur d’échecs de Stefan Zweig (Schachnovelle, traduit de l’allemand par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent), m’a été maintes fois conseillée. Ne jouant pas aux échecs, je pensais à tort que ce serait un handicap. Cette longue nouvelle (une centaine de pages) est la dernière œuvre de l’écrivain, publiée après son suicide en 1942. Du Brésil où il s’était installé, Zweig avait écrit à son ex-femme en septembre 1941 : « J'ai commencé une petite nouvelle sur les échecs, inspirée par un manuel que j'ai acheté pour meubler ma solitude, et je rejoue quotidiennement les parties des grands maîtres. »

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    © Elke Rehder : une des six gravures sur bois pour Le joueur d’échecs de Stefan Zweig
    (Trele / Wikimedia commons)

    On embarque dès la première page sur un paquebot « qui à minuit devait quitter New York à destination de Buenos Aires ». Un ami en train de causer sur le pont-promenade avec le narrateur lui apprend que la célébrité qui attire les reporters juste avant le départ est un « oiseau rare », Mirko Czentovic, champion du monde des échecs, et il lui raconte sa vie.

    Ce fils d’un pauvre batelier yougoslave confié après sa mort au curé de son village, rétif aux apprentissages scolaires, ne manifestait de bonne volonté que pour les tâches manuelles. Un soir où, en plein milieu d’une partie d’échecs avec le brigadier de gendarmerie, le prêtre avait été appelé chez un paysan pour donner l’extrême-onction à sa mère, le brigadier avait remarqué le regard concentré de Mirko sur l’échiquier et proposé « en blaguant » de terminer la partie. Mirko l’avait battu.

    Le curé aussi est battu par le « blondinet de quinze ans » qui fait sensation partout. Un vieux comte passionné d’échecs débourse des fonds pour que Mirko développe sa technique – Czentovic était lancé et battait tous ses adversaires. Curieux d’en apprendre plus sur la psychologie du champion, le narrateur cherche à entrer en contact. Mais « dissimulé derrière son insondable étroitesse d’esprit, ce paysan roublard a la grande intelligence de ne pas montrer ses faiblesses ». Il évite les gens cultivés, reste dans sa cabine.

    Pour attirer son attention, le narrateur qui joue à l’occasion aux échecs, s’installe devant un échiquier avec sa femme dans le « smoking room » ; bientôt, un ingénieur écossais, McConnor, enrichi grâce à des forages pétroliers en Californie, se propose comme partenaire. Le « self-made-man » ne supporte pas la défaite, il lui faut chaque fois une revanche. Le troisième jour, Czentovic les observe à distance, puis s’éloigne. Informé alors de la présence d’un « Maître » à bord, McConnor veut absolument jouer contre lui.

    Quand il lui propose une partie, le champion d’échecs invoque son contrat : il ne peut jouer durant sa tournée sans demander des honoraires, au moins deux cent cinquante dollars la partie. McConnor est prêt à payer, le rendez-vous fixé. McConnor et tous les autres seront battus, comme on pouvait s’y attendre, jusqu’à ce qu’un nouveau personnage, un « monsieur d’environ quarante-cinq ans », au visage « en lame de couteau » et au teint très pâle, intervienne de façon inattendue.

    Alors que le champion d’échecs était au centre de l’attention  jusqu’au milieu du récit, cet autre homme attire à présent toute la curiosité du narrateur. C’est son histoire, celle que lui raconte cet avocat autrichien arrêté par des hommes de la SS en 1938, que Stefan Zweig déroule ensuite dans Le joueur d’échecs, donnant au titre une nouvelle résonance, et à sa dernière œuvre, une portée beaucoup plus profonde.