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psychologie

  • Mystérieusement

    zweig,le joueur d'échecs,roman,nouvelle,littérature allemande,jeu,échecs,psychologie,société,cultureM. B. : « On dirait que dans notre cerveau agissent des forces mystérieusement régulatrices, qui savent neutraliser ce qui pourrait accabler et menacer notre âme, car à chaque fois que je voulais repenser à l’époque de ma cellule, mon esprit s’obscurcissait en quelque sorte ; ce ne fut qu’après plusieurs semaines, en fait seulement ici, sur ce bateau, que je retrouvai le courage de me remémorer ce qui m’était arrivé. »

    Stefan Zweig, Le Joueur d’échecs

  • Le joueur de Zweig

    La lecture du Joueur d’échecs de Stefan Zweig (Schachnovelle, traduit de l’allemand par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent), m’a été maintes fois conseillée. Ne jouant pas aux échecs, je pensais à tort que ce serait un handicap. Cette longue nouvelle (une centaine de pages) est la dernière œuvre de l’écrivain, publiée après son suicide en 1942. Du Brésil où il s’était installé, Zweig avait écrit à son ex-femme en septembre 1941 : « J'ai commencé une petite nouvelle sur les échecs, inspirée par un manuel que j'ai acheté pour meubler ma solitude, et je rejoue quotidiennement les parties des grands maîtres. »

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    © Elke Rehder : une des six gravures sur bois pour Le joueur d’échecs de Stefan Zweig
    (Trele / Wikimedia commons)

    On embarque dès la première page sur un paquebot « qui à minuit devait quitter New York à destination de Buenos Aires ». Un ami en train de causer sur le pont-promenade avec le narrateur lui apprend que la célébrité qui attire les reporters juste avant le départ est un « oiseau rare », Mirko Czentovic, champion du monde des échecs, et il lui raconte sa vie.

    Ce fils d’un pauvre batelier yougoslave confié après sa mort au curé de son village, rétif aux apprentissages scolaires, ne manifestait de bonne volonté que pour les tâches manuelles. Un soir où, en plein milieu d’une partie d’échecs avec le brigadier de gendarmerie, le prêtre avait été appelé chez un paysan pour donner l’extrême-onction à sa mère, le brigadier avait remarqué le regard concentré de Mirko sur l’échiquier et proposé « en blaguant » de terminer la partie. Mirko l’avait battu.

    Le curé aussi est battu par le « blondinet de quinze ans » qui fait sensation partout. Un vieux comte passionné d’échecs débourse des fonds pour que Mirko développe sa technique – Czentovic était lancé et battait tous ses adversaires. Curieux d’en apprendre plus sur la psychologie du champion, le narrateur cherche à entrer en contact. Mais « dissimulé derrière son insondable étroitesse d’esprit, ce paysan roublard a la grande intelligence de ne pas montrer ses faiblesses ». Il évite les gens cultivés, reste dans sa cabine.

    Pour attirer son attention, le narrateur qui joue à l’occasion aux échecs, s’installe devant un échiquier avec sa femme dans le « smoking room » ; bientôt, un ingénieur écossais, McConnor, enrichi grâce à des forages pétroliers en Californie, se propose comme partenaire. Le « self-made-man » ne supporte pas la défaite, il lui faut chaque fois une revanche. Le troisième jour, Czentovic les observe à distance, puis s’éloigne. Informé alors de la présence d’un « Maître » à bord, McConnor veut absolument jouer contre lui.

    Quand il lui propose une partie, le champion d’échecs invoque son contrat : il ne peut jouer durant sa tournée sans demander des honoraires, au moins deux cent cinquante dollars la partie. McConnor est prêt à payer, le rendez-vous fixé. McConnor et tous les autres seront battus, comme on pouvait s’y attendre, jusqu’à ce qu’un nouveau personnage, un « monsieur d’environ quarante-cinq ans », au visage « en lame de couteau » et au teint très pâle, intervienne de façon inattendue.

    Alors que le champion d’échecs était au centre de l’attention  jusqu’au milieu du récit, cet autre homme attire à présent toute la curiosité du narrateur. C’est son histoire, celle que lui raconte cet avocat autrichien arrêté par des hommes de la SS en 1938, que Stefan Zweig déroule ensuite dans Le joueur d’échecs, donnant au titre une nouvelle résonance, et à sa dernière œuvre, une portée beaucoup plus profonde.

  • Posture

    Parmi les rencontres proposées par la Foire du Livre de Bruxelles 2021, voici celle entre Ilios Kotsou et Thierry Janssen dimanche dernier, sous le titre « Etre soi face au monde », animée par Pascal Claude.

    Comment atteindre la sagesse et adopter une « posture juste » dans le monde actuel ?




    « Posture » est devenu le maître-mot de Thierry Janssen, ancien chirurgien devenu médecin-psychothérapeute et « accompagnant psycho-spirituel ». Je ne connaissais pas Ilios Kotsou, docteur en psychologie, « instructeur de pleine conscience » et activiste social (Emergences). 

    45 minutes d’entretien où résonnent entre autres les mots « silence », « spiritualité », « jardin intérieur », « rencontre »... et aussi l’humour de Nasredin Hodja.

     

  • Contradictions

    Hillesum une-vie-bouleversee-points.jpg« Tu es parfois si distraite par les événements traumatisants qui se produisent autour de toi que tu as ensuite toutes les peines du monde à refrayer le chemin qui mène à toi-même. Pourtant il le faut bien. Tu ne dois pas te laisser engloutir par les choses qui t’entourent, en vertu d’un sentiment de culpabilité. Les choses doivent s’éclaircir en toi, tu ne dois pas, toi, te laisser engloutir par les choses.

    Un poème de Rilke est aussi réel, aussi important qu’un garçon qui tombe d’un avion, mets-toi bien cela dans la tête. Tout cela, c’est la réalité du monde, tu n’as pas à privilégier l’un aux dépens de l’autre. Et maintenant va dormir. Il faut accepter toutes les contradictions ; tu voudrais les fondre en un grand tout et les simplifier d’une manière ou d’une autre dans ton esprit, parce que alors la vie te deviendrait plus simple. Mais elle est justement faite de contradictions, et on doit les accepter comme éléments de cette vie, sans mettre l’accent sur telle chose au détriment de telle autre. Laisse la vie suivre son cours, et tout finira peut-être par s’ordonner. Je t’ai déjà dit d’aller dormir au lieu de noter des choses que tu es encore tout à fait incapable de formuler. »

    Etty Hillesum, Une vie bouleversée, Journal 1941-1943 (août 1941)

  • Une vie bouleversée

    Comment rendre compte d’une telle lecture ? J’avais souvent entendu parler du fameux journal d’Etty Hillesum (1914-1943),  cette jeune femme d’Amsterdam « entrée dans l’Histoire avec quarante ans de décalage », écrit Philippe Noble, qui a traduit du néerlandais Une vie bouleversée, ce Journal tenu de 1941 à 1943 et publié en 1981, ainsi que Lettres de Westerbork. Le traducteur raconte dans l’avant-propos comment elle est dès lors devenue célèbre par ses écrits dont l’intérêt n’est ni littéraire ni historique mais « humain, éthique, métaphysique ».

    Hillesum Het verstoorde leven.jpg

    Née en Zélande en 1914, Etty (Esther) est la fille d’un père docteur ès lettres et d’une mère russe, dont la famille a fui les pogroms en 1907. Ses deux frères cadets, Jaap (Jacob) et Mischa (Michaël), deviendront médecin et pianiste. Etty Hillesum étudie le droit à Amsterdam et emménage en 1937 chez un comptable, Han Wegerif, qui loue des chambres à des étudiants. Il est veuf, elle tient son ménage, ils deviennent amants. C’est là qu’elle écrit son Journal. En 1939, après sa maîtrise de droit, elle étudie aussi le russe et en donne des leçons.

    C’est peu de temps après sa rencontre en février 1941 avec un psychologue, Julius Spier, la cinquantaine, qu’elle commence, sur son conseil, à tenir un journal intime. Retiré des affaires, après une analyse chez Carl Jung, Spier pratique une thérapie liée à la chirologie : il lit dans les mains de ses patients leurs aptitudes et caractères. Divorcé, il a fui les nazis et quitté Berlin pour Amsterdam où habitait sa sœur. Etty devient son élève, sa secrétaire, son amie de cœur.

    Le dimanche 9 mars 1941, elle commence à mettre par écrit ses pensées et ses sentiments, avec difficulté. « Grande inhibition ; je n’ose pas me livrer, m’épancher librement, et pourtant il le faudra bien, si je veux à la longue faire quelque chose de ma vie, lui donner un cours raisonnable et satisfaisant. De même, dans les rapports sexuels, l’ultime cri de délivrance reste toujours pratiquement enfermé dans ma poitrine. En amour, je suis assez raffinée et, si j’ose dire, assez experte pour compter parmi les bonnes amantes : l’amour avec moi peut sembler parfait, pourtant ce n’est qu’un jeu éludant l’essentiel et tout au fond de moi quelque chose reste emprisonné. »

    Dès le départ, écrire son journal est avant tout pour Etty Hillesum un travail sur soi. Spier, dont la physionomie ne lui est pas « absolument sympathique », a « des yeux grisâtres, vieux comme le monde, intelligents, incroyablement intelligents ». Elle décide de le consulter pour « remettre de l’ordre » dans son chaos intérieur. Déprimée, angoissée, elle ressent un conflit entre son instinct vital et sa raison, entre le corps et l’esprit. Dans le contexte tendu de la guerre, elle veille à préserver l’harmonie dans la maisonnée (une servante allemande et chrétienne, une étudiante juive, le propriétaire social-démocrate, un petit-bourgeois, un jeune étudiant en économie et elle-même).

    Assez rapidement, elle observe des changements internes, une meilleure aptitude à la joie, une libération par rapport à la possessivité dont elle faisait preuve : vouloir Spier pour elle, bien que sa future femme soit à Londres ; vouloir écrire pour s’approprier les choses, tout retenir pour elle-même et en jouir. Cette rage de possession la quitte et cela la rend plus forte : « Et puisque, désormais libre, je ne veux plus rien posséder, désormais tout m’appartient et ma richesse intérieure est immense. »

    Elle lit beaucoup et freine sa « curiosité érotique » alors qu’elle rêve d’un homme pour la vie. Plutôt que de vivre dans l’attente, elle veut « vivre pleinement » le présent. Tandis qu’évolue sa relation avec Spier, qui est parfois un combat, les mauvaises nouvelles du monde se succèdent. Apprenant le suicide d’un professeur avec qui elle avait parlé la veille au soir, elle écrit : « C’est tout un monde qu’on démolit. » Son désir de vivre reste intact : « Vivre totalement au-dehors comme au-dedans, ne rien sacrifier de la vie extérieure à la vie intérieure, pas plus que l’inverse, voici une tâche exaltante. »

    Les arrestations, les interdits perturbent de plus en plus la vie des Juifs. Etty Hillesum persiste à interroger le sens de la vie. Elle lit les Russes, les Allemands, surtout Rilke, et la Bible, même si la pratique religieuse lui est étrangère. En août : « Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. » Son journal enregistre toutes les secousses intérieures. Malgré tout ce qui se passe, malgré ses faiblesses, elle garde un élan vital étonnant – « Je trouve la vie belle et je me sens libre » – et une vie spirituelle intense.

    Le danger se rapproche. Spier, malade, meurt en 1942 avant qu’elle doive se rendre à Westerbork, un camp de transit nazi au nord-est des Pays-Bas. A Amsterdam, elle était employée aux Affaires culturelles du Conseil juif ; à Westerbork, elle s’occupe de « l’aide sociale aux populations en transit ».  Etty Hillesum fait tout ce qu’elle peut pour les autres, comme le résume la dernière phrase du Journal : « On voudrait être un baume versé sur tant de plaies. »

    Les lettres qu’elle envoie du camp décrivent les conditions de vie indignes qui ne font qu’empirer au fil des mois avec l’entassement des gens sur « un demi-kilomètre carré », les convois du « bétail humain » vers la Pologne. Elle résiste à la tentation de l’accoutumance et de l’endurcissement (ne pas penser, ne pas sentir). Ceux qu’elle soutient s’étonnent qu’elle reste si « rayonnante ». Ce qui lui importe n’est pas de rester en vie coûte que coûte, mais « comment » rester en vie, quelle attitude opposer à l’anéantissement.

    Quand ses parents et son frère Mischa sont arrêtés à leur tour et arrivent au camp, quand elle en devient elle-même une « résidente », elle découvre à quel point, dans cet enfer sur terre, la peur de les voir souffrir est le pire. Sa dernière lettre date de septembre 1943. Etty Hillesum est morte en novembre 1943, deux mois après son arrivée à Auschwitz. En août 1943, elle écrivait : « Il se produit tout de même des miracles dans une vie humaine, ma vie est une succession de miracles intérieurs. »