Comment rendre compte d’une telle lecture ? J’avais souvent entendu parler du fameux journal d’Etty Hillesum (1914-1943), cette jeune femme d’Amsterdam « entrée dans l’Histoire avec quarante ans de décalage », écrit Philippe Noble, qui a traduit du néerlandais Une vie bouleversée, ce Journal tenu de 1941 à 1943 et publié en 1981, ainsi que Lettres de Westerbork. Le traducteur raconte dans l’avant-propos comment elle est dès lors devenue célèbre par ses écrits dont l’intérêt n’est ni littéraire ni historique mais « humain, éthique, métaphysique ».
Née en Zélande en 1914, Etty (Esther) est la fille d’un père docteur ès lettres et d’une mère russe, dont la famille a fui les pogroms en 1907. Ses deux frères cadets, Jaap (Jacob) et Mischa (Michaël), deviendront médecin et pianiste. Etty Hillesum étudie le droit à Amsterdam et emménage en 1937 chez un comptable, Han Wegerif, qui loue des chambres à des étudiants. Il est veuf, elle tient son ménage, ils deviennent amants. C’est là qu’elle écrit son Journal. En 1939, après sa maîtrise de droit, elle étudie aussi le russe et en donne des leçons.
C’est peu de temps après sa rencontre en février 1941 avec un psychologue, Julius Spier, la cinquantaine, qu’elle commence, sur son conseil, à tenir un journal intime. Retiré des affaires, après une analyse chez Carl Jung, Spier pratique une thérapie liée à la chirologie : il lit dans les mains de ses patients leurs aptitudes et caractères. Divorcé, il a fui les nazis et quitté Berlin pour Amsterdam où habitait sa sœur. Etty devient son élève, sa secrétaire, son amie de cœur.
Le dimanche 9 mars 1941, elle commence à mettre par écrit ses pensées et ses sentiments, avec difficulté. « Grande inhibition ; je n’ose pas me livrer, m’épancher librement, et pourtant il le faudra bien, si je veux à la longue faire quelque chose de ma vie, lui donner un cours raisonnable et satisfaisant. De même, dans les rapports sexuels, l’ultime cri de délivrance reste toujours pratiquement enfermé dans ma poitrine. En amour, je suis assez raffinée et, si j’ose dire, assez experte pour compter parmi les bonnes amantes : l’amour avec moi peut sembler parfait, pourtant ce n’est qu’un jeu éludant l’essentiel et tout au fond de moi quelque chose reste emprisonné. »
Dès le départ, écrire son journal est avant tout pour Etty Hillesum un travail sur soi. Spier, dont la physionomie ne lui est pas « absolument sympathique », a « des yeux grisâtres, vieux comme le monde, intelligents, incroyablement intelligents ». Elle décide de le consulter pour « remettre de l’ordre » dans son chaos intérieur. Déprimée, angoissée, elle ressent un conflit entre son instinct vital et sa raison, entre le corps et l’esprit. Dans le contexte tendu de la guerre, elle veille à préserver l’harmonie dans la maisonnée (une servante allemande et chrétienne, une étudiante juive, le propriétaire social-démocrate, un petit-bourgeois, un jeune étudiant en économie et elle-même).
Assez rapidement, elle observe des changements internes, une meilleure aptitude à la joie, une libération par rapport à la possessivité dont elle faisait preuve : vouloir Spier pour elle, bien que sa future femme soit à Londres ; vouloir écrire pour s’approprier les choses, tout retenir pour elle-même et en jouir. Cette rage de possession la quitte et cela la rend plus forte : « Et puisque, désormais libre, je ne veux plus rien posséder, désormais tout m’appartient et ma richesse intérieure est immense. »
Elle lit beaucoup et freine sa « curiosité érotique » alors qu’elle rêve d’un homme pour la vie. Plutôt que de vivre dans l’attente, elle veut « vivre pleinement » le présent. Tandis qu’évolue sa relation avec Spier, qui est parfois un combat, les mauvaises nouvelles du monde se succèdent. Apprenant le suicide d’un professeur avec qui elle avait parlé la veille au soir, elle écrit : « C’est tout un monde qu’on démolit. » Son désir de vivre reste intact : « Vivre totalement au-dehors comme au-dedans, ne rien sacrifier de la vie extérieure à la vie intérieure, pas plus que l’inverse, voici une tâche exaltante. »
Les arrestations, les interdits perturbent de plus en plus la vie des Juifs. Etty Hillesum persiste à interroger le sens de la vie. Elle lit les Russes, les Allemands, surtout Rilke, et la Bible, même si la pratique religieuse lui est étrangère. En août : « Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. » Son journal enregistre toutes les secousses intérieures. Malgré tout ce qui se passe, malgré ses faiblesses, elle garde un élan vital étonnant – « Je trouve la vie belle et je me sens libre » – et une vie spirituelle intense.
Le danger se rapproche. Spier, malade, meurt en 1942 avant qu’elle doive se rendre à Westerbork, un camp de transit nazi au nord-est des Pays-Bas. A Amsterdam, elle était employée aux Affaires culturelles du Conseil juif ; à Westerbork, elle s’occupe de « l’aide sociale aux populations en transit ». Etty Hillesum fait tout ce qu’elle peut pour les autres, comme le résume la dernière phrase du Journal : « On voudrait être un baume versé sur tant de plaies. »
Les lettres qu’elle envoie du camp décrivent les conditions de vie indignes qui ne font qu’empirer au fil des mois avec l’entassement des gens sur « un demi-kilomètre carré », les convois du « bétail humain » vers la Pologne. Elle résiste à la tentation de l’accoutumance et de l’endurcissement (ne pas penser, ne pas sentir). Ceux qu’elle soutient s’étonnent qu’elle reste si « rayonnante ». Ce qui lui importe n’est pas de rester en vie coûte que coûte, mais « comment » rester en vie, quelle attitude opposer à l’anéantissement.
Quand ses parents et son frère Mischa sont arrêtés à leur tour et arrivent au camp, quand elle en devient elle-même une « résidente », elle découvre à quel point, dans cet enfer sur terre, la peur de les voir souffrir est le pire. Sa dernière lettre date de septembre 1943. Etty Hillesum est morte en novembre 1943, deux mois après son arrivée à Auschwitz. En août 1943, elle écrivait : « Il se produit tout de même des miracles dans une vie humaine, ma vie est une succession de miracles intérieurs. »
Commentaires
La lecture d'Etty Hillesum me bouleverse toujours ...
Tant de maturité, de profondeur, de puissance de vie jusqu'au bout, chez une si jeune femme, de phrases sublimes ("on voudrait être un baume versé sur tant de plaies").
Merci Tania de parler d'Etty ici.
Dès les premières pages, on la sent si présente, si sincère dans ce qu'elle écrit. Je m'attendais à un témoignage sur la Shoah, mais ce n'est pas cela, c'est une véritable exploration de la vie intérieure et un amour de la vie époustouflant. Bonne journée, Claudie.
Comme tu le dis, ce n'est pas un livre sur la Shoah. C'est un livre "à part", d'une jeune femme exceptionnelle de vie et d'intériorité dans cette période tragique, des réflexions que je n'avais jamais lues auparavant, que je n'ai jamais rencontrées depuis. Cette immense clairvoyance m'avait semblé venir d'une autre planète... Un chef d’œuvre !
Voilà, Claudie, qui est parfaitement formulé. Bonne journée.
Un livre que je me promets toujours de relire tellement il m'a marquée. C'est un libraire qui m'en avait parlé, il organisait des rencontres autour de ce livre et de ses lecteurs.
Une lecture marquante, absolument. J'ai emprunté ce livre à la bibliothèque. Quand je le relirai, ce sera dans mon propre exemplaire pour pouvoir y souligner tous les passages à méditer.
Merci pour cette chronique. Comme toi, j'ai souvent entendu parler de ce Journal, mais sans en savoir plus, si ce n'est le témoignage. Je n'avais pas perçu tout ce cheminement intérieur tout aussi bouleversant.
Si tu le lis à ton tour, tu verras, Marilyne : dès les premières pages, ce Journal plonge en grande profondeur.
Remise dans un contexte, je comprends maintenant la phrase que Bonheur du jour avait mise "à méditer".
Merci, je le lirai sûrement. Il est sûrement de ceux qui n'oublie pas.
Impossible de l'oublier, en effet, ce "livre de vie".
Un livre forcément dans ma liste, et qui m'apeure un peu. Alors j'attends.
J'ai attendu longtemps aussi. Ce qui bouleverse dans ce Journal, ce ne sont pas tant les réalités décrites dans sa seconde partie, que bien d'autres livres nous ont fait connaître (rien de ce qu'elle a écrit à Auschwitz ne lui a survécu), que la force intérieure dont fait preuve cette femme où qu'elle soit : "Partout où s'étend le ciel, on est chez soi." (Etty Hillesum)
un livre que j'ai dans ma bibliothèque depuis peut être 20 ans et je crois qu'il ne s'est pas passé une seule année sans que je l'ouvre
c'est un livre splendide, fort, intelligent, passionnant et d'une émotion rare
Un livre "fort", absolument.
Ah merci, jamais je ne relis des articles sur Etty sans me remémorer la 1° fois que j'ai lu ses écrits. Bouleversante Etty!
Un monde s'ouvrait.
Je ne peux te dire (ce serait trop long)pour quelles raisons, ma famille m'avait tu tant de choses.............que je découvrais et qui frémissaient de nouveau avec moi au plus profond.. Ce fut un coup de tonnerre qui remit à plat mes fondations. Je ne sais même pas comment dire ce remuement.
Etty a tout appris très vite, mise à cru. Elle est juive, mais UNIVERSELLE..
Sylvie Germain (qui fut profonde avant...) a écrit un livre sur elle; je te le recommande car il ouvre des pistes de réflexion...
On n'est plus pareil après avoir découvert Etty Hillesum. Je me rends compte qu'un blog de lectures c'est génial car cela permet de fixer ses propres souvenirs, mais aussi de partager, ouvrir des voies à d'autres ou en rencontrer..
Nb; je relis ton article et sa dernière phrase:
« Il se produit tout de même des miracles dans une vie humaine, ma vie est une succession de miracles intérieurs. »
C'est drôle j'ai dit cela (en gros) il y a 5 ans, sans savoir que cela venait de ce livre; le lendemain, un cataclysme se produisait dans ma vie( la mort de mon mari) Pourtant, c'est si ancré en moi, que je crois, que je pourrai le redire............
Merci Tania!
Tu nous es essentielle.
(Si cela t'intéresse de savoir, moi, j'aime Pascal Quignard et en ce moment, je le lis Les ombres errantes.............)
Chère Anne, ton émotion me touche. Quelle épreuve de perdre son mari, même si tu fais preuve de résilience.
J'ai été surprise de lire dans Wikipedia qu'Etty Hillesum est "une jeune femme juive et une mystique chrétienne" - mystique certainement, proche du christianisme aussi, mais pour ce que j'ai compris, sa foi n'est pas une question de conversion ni d'appartenance.
Merci pour le partage & bonne lecture.
Les miracles intérieurs. Et voilà, tout est dit, n'est-ce pas, en ce qui la concerne ? Merci de m'avoir incitée à revenir, encore une fois, vers elle.
Merci, Marie & bonne journée. Grand froid et grand soleil ici.
Je n'en reviens pas de penser que tu ne l'avais jamais lue. Un "bouleversement" et un phare, pour moi. Heureuse qu'aujourd'hui nous le partagions (avec beaucoup d'autres).
En amitié,
ANNE
Ce qui est curieux, c'est que la publication de ce journal a dû avoir un grand retentissement dans les années 80, ce dont je ne me souviens pas - c'était sans doute au milieu d'une période difficile pour moi. Je comprends bien qu'Etty Hillesum soit un "phare" qui continue à éclairer bien longtemps après la lecture. Merci, Anne.
J'ai lu ce livre il y a longtemps, merci de me le remettre en mémoire. C'est bouleversant (et révoltant) de voir qu'une telle personnalité, qui devenait meilleure de jour en jour, a ainsi été fracassée dans l'enfer nazi.
Oui, c'est à la fois tragique et scandaleux. Bizarrement, je n'avais pas connaissance de ce camp aux Pays-Bas. Les lettres d'Etty Hillesum permettent de se rendre compte dans quelles conditions on y survivait avant d'être déporté.
J'ai découvert cette histoire et ce livre quand j'étais aux Pays-Bas, mais je ne l'ai encore jamais lu. Merci pour cette belle chronique ; à te lire et à lire les commentaires, j'ai du mal à comprendre pourquoi je ne l'ai jamais lu. Je vais le réserver à notre semaine thématique consacrée à la littérature de l'holocauste, que nous avions initiée cette année et que nous continuerons l'an prochain.
Bonjour, Patrice. Je me suis dit comme vous que j'étais passée depuis trop longtemps à côté de ce livre, je vous en souhaite bonne lecture. Je l'ai emprunté à la bibliothèque, mais j'ai l'intention de l'acquérir pour l'avoir près de moi et le rouvrir de temps à autre.