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Passions - Page 2

  • Ecrire des haïkus

    Je ne sais plus qui m’a conseillé Des haïkus plein les poches, écrit par Thierry Cazals et illustré par Julie Van Wezemael, je l’en remercie. La bibliothécaire de la section jeunesse a mis du temps à le trouver – il était mal rangé – et, tout compte fait, ce « livre-atelier » aurait parfaitement sa place au rayon poésie pour les grands. Son auteur, écrivain et poète, anime des ateliers d’écriture pour enfants et adultes. Il partage ici ce qui compte vraiment pour écrire un haïku et ce ne sont pas forcément les règles ni les dix-sept syllabes.

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    Cazals s’adresse directement à ceux qui viennent chez lui ou le lisent. Il se présente, fait faire le tour de sa cabane, tout en posant des questions. On peut répondre par écrit dans le livre sur des lignes de pointillés. Le poète vit seul au milieu des pins avec un grillon, son ami, et y reçoit souvent des jumeaux, une fille et un garçon qui passent leurs vacances dans le coin, pas loin de l’océan.

    Lors de leurs visites, il leur lit des haïkus, demande leur avis. D’abord il sollicite leurs cinq sens, « les fenêtres à travers lesquelles nous recevons des nouvelles du monde ». Place au dialogue, chacun livre ses impressions. Il a dans son sac plein de petits poèmes écrits par des enfants lors de ses animations dans des écoles. Le point de départ ? Des sensations vécues, l’attention à ce qui nous entoure, nos cinq sens éveillés pour « redécouvrir le monde avec un cœur tout neuf ».

    Les poètes du Japon se choisissaient un nom de plume pour signer leurs haïkus, un nom d’oiseau ou d’autre chose : Bashô, le nom du bananier qui poussait près de sa chaumière ; Issa, « une tasse de thé » ; Santôka, « le feu au sommet de la montagne ». A chaque apprenti poète de commencer par là : se choisir un nom qui corresponde vraiment à sa perception du monde, de la nature. Lui a choisi « cœur de grillon ».

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    Illustration de Julie Van Wezemael 

    Puis ils regardent ensemble un haïku à la loupe : « trois vers qui s’écrivent généralement sur trois lignes en français », des « éclats de phrases » pour suggérer « la fulgurance de l’émotion ».

    « Même mon ombre
    a l’air en pleine forme –
    matin de printemps »

    Issa

    En principe, il faudrait 5-7-5 syllabes, mais ce qui compte vraiment, c’est la brièveté. Le haïku traditionnel comporte un « mot de saison », un tiret pour marquer une pause (à la place du « mot de coupe » ou « mot de soupir » en japonais), mais il y faut avant tout de la fraîcheur, de la légèreté, du naturel. Peu à peu, à l’aide de nombreux exemples, l’auteur-animateur nous initie à l’art du haïku, du « dire sans dire ». Il cite ce proverbe japonais : « Les mots que l’on n’a pas dits sont les fleurs du silence. »

    Pour peu que l’on ait gardé une part de son âme d’enfant, on ne peut lire Des haïkus plein les poches sans prendre un crayon et essayer à son tour de trouver les mots, le rythme, pour exprimer la magie d’un instant, sans se précipiter. Ce n’est pas si facile d’être simple, bref, juste. Il faut plonger en soi-même, prendre le temps, effacer le superflu, les détails. L’auteur n’aime pas partir de thèmes ou de mots imposés, mais il donne beaucoup d’exemples (de poètes accomplis ou d’enfants poètes) et ouvre plein de pistes où laisser les mots prendre leur  envol.

     « Le haïku est comme un cercle,
    une moitié fermée par le poète,
    l’autre moitié par le lecteur. »

    Seisensui Ogiwara

    Bashô : « Un haïku, c’est simplement ce qui arrive
    en tel lieu, à tel moment. »

    * * *

    Voici l'occasion de vous signaler un nouvel index, POEMES,
    qui reprend tous les poèmes cités sur T&P.

    Tania

  • Au préalable

    lászló krasznahorkai,le dernier loup,récit,littérature hongroise,estrémadure,loup,voyage,écriture,culture« […] en attendant, ils montèrent à bord d’une jeep, afin de se rendre à l’endroit, annonça José Miguel, qui lui lança des regards tout en conduisant et éleva la voix pour couvrir le bruit du moteur, à l’endroit où le dernier loup a péri, a péri ?! et il ordonna d’un signe à l’interprète de demander à José Miguel de confirmer ses propos, oui, répondit avec sa concision habituelle le garde-chasse, nous irons là où le dernier loup a péri, mais au préalable je vais vous montrer l’endroit où les derniers loups ont été abattus, quoi ?! s’exclama-t-il en bondissant sur son siège, les derniers loups, s’étonna lui aussi le barman, mais de quoi parle-t-il ? demanda-t-il en se tournant vers le siège arrière, autrement dit vers l’interprète, et José Miguel leur apprit alors que le mâle qu’ils avaient vu le matin même dans la vitrine de Dominguez Chanclón n’était pas réellement le dernier loup, cette histoire avait eu lieu en 1985, en février si sa mémoire était bonne, or, après cette date, précisa José Miguel avec son phrasé espagnol saccadé, sur le territoire de la finca dite La Gegosa, une meute entière de loups avait été abattue, entre 1985 et 1986 pour être précis, et à cet instant il freina brusquement, et manœuvra pour se placer devant un portail ouvragé sur lequel un panneau en fer indiquait la Gegosa, et après ? demanda le barman […] »

    László Krasznahorkai, Le dernier loup

  • Le dernier loup

    László Krasznahorkai m’avait époustouflée avec ses Petits travaux pour un palais. Le dernier loup (2009, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly), un récit antérieur, est le premier où il déploie « une phrase unique sur un si grand nombre de pages » (4e de couverture), mais ce n’est pas gênant du tout à la lecture de cette longue nouvelle ou court roman (environ 70 pages).

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    « Il se mit à rire, mais pas vraiment de bon cœur car son esprit était occupé par des questions du genre : quelle est la différence entre la vanité des choses et le mépris… » : on entre de plain-pied dans la rumination mentale d’un homme qui passe ses journées en traînant « à droite et à gauche », passe des heures « assis au Sparschwein en compagnie d’une bouteille de Sternburger », le café de Berlin où il a ses habitudes. Le barman hongrois y est son seul interlocuteur, vaguement à l’écoute.

    Ce qui l’a fait rire, c’est de recevoir une lettre d’Espagne, « mais ça ne pouvait pas être à lui qu’on écrivait un truc pareil, à savoir qu’il était invité en Estrémadure par une Fondation inconnue ». On lui propose de « passer une ou deux semaines chez eux, et d’écrire ensuite quelque chose sur la région », tous frais payés. L’ancien professeur qui survit avec quelques travaux de relecture « n’avait plus rien à voir avec cet homme d’autrefois, cet homme qui, ne sachant pas encore que la pensée était finie, écrivait des livres, des livres illisibles […] ».

    Il n’a pas d’argent et n’a pas jeté la lettre, se disant finalement qu’il ne peut « rejeter une telle offre ». Un mail lui confirme que c’est bien lui qu’on attend dans cette région d’Espagne qu’il n’est pas sûr de bien pouvoir situer. Un ancien traducteur et un ancien éditeur lui écrivent qu’il n’y a rien à voir dans cet « immense territoire désertique » où la vie est rude, « le vide total et la misère noire » et lui proposent de venir plutôt chez eux à Barcelone. Mais non.

    A son arrivée à Madrid le 21 février, « où l’on n’eut aucune peine à le reconnaître sur la base de la description qu’il avait fournie de lui-même, 120 kilos, ce faciès et ce blouson d’aviateur bleu », il dispose d’un  interprète et d’un chauffeur pour le conduire à Cáceres. Sur la route on s’enquiert de ce qu’il souhaite voir en Estrémadure, on le traite « comme une star ».

    Paralysé devant l’enthousiasme de ses hôtes, il a fini par suggérer de se rendre « là où vivaient les travailleurs saisonniers arabes » avant de se rappeler tout à coup un article écologique dans lequel quelqu’un déclarait : « c’est au sud du fleuve Duero qu’en 1983 a péri le dernier loup », une phrase retenue « du fait de sa tonalité inhabituelle » dans un article scientifique (périr, mot littéraire) – article qu’ils chercheront, trouveront, ainsi que le nom du chasseur.

    En réalité, nous prenons connaissance du séjour du professeur en Estrémadure par le récit qu’il en fait au barman hongrois à son retour. Celui-ci préfère écouter le « stammgast » (l’habitué) que de rester seul à attendre en nettoyant les verres. On pense au monologue de Clamence dans La Chute de Camus. Ici, pas de paragraphes ni de continuité, des digressions, des incises, des ruptures… Tandis que se déroule l’histoire du professeur et de sa fascination pour ce dernier loup, nous voilà, nous, lecteurs, fascinés par les arabesques du récit de Krasznahorkai, pris à témoin de rencontres, de villes et de paysages, de problèmes sociaux, d’écologie, de philosophie et d’écriture magicienne. 

  • Souvenirs

    COLIC-Velibor-photo-2024-Francesca-Mantovani-c-Editions-Gallimard-9325bv-768x1152.jpg« J’essaie d’imaginer l’endroit où vont nos souvenirs. Et est-ce que tous les souvenirs, les plus moches ou les plus beaux, vont au même endroit ? J’essaie de visualiser les deux endroits. Une sorte de poubelle où vont nos échecs et nos frustrations. Et une belle armoire ancienne en bois dans laquelle de beaux souvenirs sont rangés comme du linge propre. Je sais que nos souvenirs apparaissent dans le désordre. Notre mémoire parle une langue étrangère que nous ne comprenons pas complètement. Il y a des souvenirs de l’esprit et des souvenirs du corps.
    Se souvenir de la douleur ne signifie pas nécessairement retrouver la douleur elle-même. Mais les souvenirs d’amour restent de l’amour. »

    Velibor Čolić, Guerre et pluie

    Photo : Velibor Čolić, 2024  (Gallimard)

  • Guerre et pluie

    Le bandeau « Prix Victor Rossel 2024 » m’a encouragée à lire Guerre et pluie de Velibor Čolić. Né en 1964 en Bosnie (alors Yougoslavie), il s’est réfugié en France en 1992 et vit actuellement en Belgique. Publié depuis 1993, il écrit directement en français depuis 2008. La guerre de Bosnie sous-tend une grande part de son œuvre. Ce roman a remporté d’autres prix littéraires.

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    « La maladie » (Bruxelles, 2021/2023), première partie, commence en juin par un jour de lumière : « La lumière du jour frappe la rue vide avec une force folle, se brise et rebondit en centaines de petits fragments qui vont mourir dans un parc voisin, pour s’y transformer en chlorophylle. Cette lumière est l’âme de toute chose. Et ces fragments sont sûrement les petits anges dont parlent les livres saints. »

    Tandis que le monde entier se préoccupe d’un virus potentiellement mortel, il se sent « exotique, avec [sa] maladie inexplicable » qui le fait maigrir et saigner : « Un millier de lames de rasoir traversent ma langue. Je suis un globule blanc, je suis une longue formule médicale, je ne suis plus un homme, je suis un diagnostic. Pemphigus vulgaris. » A cause de cette maladie de peau très rare, tout le fait souffrir, la chaleur, les vêtements, le moindre contact. A cinquante-sept ans, elle réduit sa vie à l’instant présent.

    Avant de prendre le métro pour se rendre à la clinique, il met du fond de teint, des lunettes noires ; les gens prennent peur en le voyant et le laissent assis seul, penché vers son téléphone. A la clinique où il cherche sa « route » dans le labyrinthe des couloirs, une biopsie révèle cette rare maladie auto-immune : « La maladie ressemble à la guerre, c’est une violence brutale et injuste. Au moment où elle nous arrive, curieusement, le monde qui nous entoure devient plus clair. » Les examens, l’attente, réveillent les souvenirs de la « sale guerre » à laquelle il a pris part malgré lui.

    « Je suis le seul patient de l’hôpital qui écrit. » Dans son carnet, il note tout : les patients qu’il côtoie pendant son immunothérapie par intraveineuse, les femmes dont il se souvient. Sa maladie « n’est rien d’autre que la guerre qui sort de vous », lui dit un réflexologue. Ce qu’il préfère entendre, dans ses écouteurs, c’est la pluie qui tombe, des enregistrements sonores de la pluie sur toute la planète. Il en choisit un, s’installe confortablement et ouvre la porte des souvenirs.

    Les seuls Belges qu’il fréquente sont des médecins, à cette période où la solitude protège du virus. Ecriture, littérature, jazz, glaces, films, café, thés divers pas d’alcool, c’est fini pour lui. Il pense à la mort, au premier cadavre vu à douze ans, celui de sa grand-mère. Puis à un camarade de classe, noyé dans la rivière. A son premier grand amour, à quatorze ans. A son expulsion de l’équipe de football, vu sa maladresse, ce qui lui a fait découvrir « le temps libre » : en Yougoslavie, « nous sommes tous une classe moyenne socialiste heureuse ».

    La partie centrale, « Le soldat » (Bosnie-Herzégovine, hiver-printemps 1992), est la plus longue du roman. A la radio régionale de sa ville natale, il est « animateur-journaliste-producteur », « planque idéale » pour cet amateur de jazz. Son amie Milena lui annonce qu’elle déménage à Belgrade avec ses parents – « Les Serbes, les Croates et les Bosniaques ont commencé une guerre, mesquine, laide et sale. » D’abord il vit presque normalement, il est devenu « un habitué du célèbre café Globus. Le paradis des alcooliques, le moins cher dans cette partie de la ville. » Il se soûle puis montre aux autres ce qu’il a écrit, jusqu’au premier bombardement.

    Le voilà fantassin avec son carnet noir et une kalachnikov, dans la boue des tranchées, à vingt-sept ans. Ni héros, ni patriote, « juste un garçon terrorisé ». Par groupes de quatre, ils marchent, fument, cherchent de l’alcool. Dans la tête, les vers de Thomas Campbell : « Nos clairons ont sonné la trêve, car le nuage de la nuit s'est abaissé, / Et les étoiles sentinelles montent la garde dans le ciel, / Et des milliers sont tombés sur le sol, accablés, / Les fatigués pour dormir et les blessés pour mourir. » Ce dernier vers, cité en épigraphe, reviendra quelques fois.

    « La guerre est une beuverie macabre. » Il boit « pour tenir huit heures dans les tranchées », sinon il dort. Son journal et l’alcool l’aident à survivre, il écrit ce que la guerre fait aux hommes, aux animaux, des scènes horribles. Corps puants, morts, blessés, explosion, hôpital, retour aux tranchées, « jusqu’au cou dans la boue et la merde ». Tentation du suicide. Défonce. Dévastations dues aux bombardements. « J’observe cette triste anatomie de la guerre avec une curiosité morbide. » Inventaire des destructions. « Je pense que si je survis, il faudra que j’écrive sur cette putain de guerre. » Déserter devient une obsession. Ce sera le sujet de la dernière partie : « Le déserteur » (France, été-automne 1992).

    Dès les premières pages, Guerre et pluie fait entendre une voix d’écrivain : réaliste et ironique, observateur et désabusé, capable de poésie comme d’autodérision. « Un grand roman contre la guerre et son carnaval grotesque d’inhumanités » (Le Temps).