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Passions - Page 5

  • Un mariage décevant

    En lisant Tourgueniev de William Trevor (traduit de l’anglais par Cyril Veken), retrouvé dans ma bibliothèque, porte en couverture un détail d’une peinture de Vilhelm Hammershoi (Les portes ouvertes) qui convient parfaitement au roman. J’avais quasi tout oublié de Marie-Louise, la fille cadette des Dallon, et de son mariage désastreux.

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    Le romancier irlandais nous introduit d’abord dans la salle à manger d’un asile où une femme de « cinquante-sept ans à peine, menue et d’apparence fragile, s’applique devant son repas », à la table où elle mange seule. Un visiteur est annoncé, Marie-Louise se force à finir son assiette pour avoir droit au parloir. Elle est déçue d’y trouver son mari qui cherche à la rassurer, l’établissement va devoir fermer : « Eh bien, toi, tu sais où aller. Tu n’as pas de souci à te faire. » – « Je croyais que ce serait peut-être Insarov. »

    Le narrateur alterne de brèves scènes à l’asile où vit Marie-Louise et le récit de son destin conjugal, en flash-back. L’institutrice de l’école protestante avait eu dans sa classe la fille cadette des Dallon de Culleen, une famille pauvre. Et « presque une génération avant », Elmer Quarry, d’une famille bien connue en ville : lui et ses sœurs étaient les héritiers des Textiles Quarry sur Bridge Street. Ce célibataire de trente-cinq ans  « était à des lieues à la ronde le seul protestant quelque peu nanti ».

    Les Dallon et leurs enfants habitaient une ferme décrépite à quelques kilomètres du magasin. En janvier 1955, Elmer avait remarqué la jeune femme, « agréable à regarder », et invité Marie-Louise à l’accompagner au cinéma. Sa sœur Letty et son frère James n’étaient pas du tout favorables à cette relation entre leur sœur de vingt et un ans et « cet Elmer Quarry, incapable de rire, ce drapier né ! »

    Mais ils s’étaient revus. Rose et Mathilde, les sœurs d’Elmer, qui l’aidaient au magasin et habitaient avec lui dans l’appartement à l’étage, l’avaient supplié en vain de ne pas épouser cette fille sans le sou. A son mariage, en septembre, Elmer avait félicité Mme Dallon pour le bon repas, ses sœurs n’avaient pas mangé grand-chose. L’institutrice, à la fête, se souvenait de la vivacité de Marie-Louise enfant, de ses bêtises : « elle était innocente ».

    Pour leur lune de miel, Elmer a choisi l’Hôtel de la plage dans une petite ville du bord de mer. Une fois montée dans la chambre, Marie-Louise se sent pleine d’angoisse, consciente d’avoir fait « une erreur monumentale » en se mariant – « mais une fois la décision prise, à quoi bon réveiller des hésitations enfouies ? » Au dîner, on remarque l’œillet d’Elmer à la boutonnière, puis les mariés sortent pour une promenade. A la surprise de sa femme, Elmer propose alors d’aller boire un verre au pub, comme le leur a proposé un client de l’hôtel. Entraînés par l’un puis par l’autre, ils boivent trop et rentrent si engourdis qu’ils tombent immédiatement dans le sommeil.

    Au retour, les sœurs d’Elmer expliquent à Marie-Louise le travail au magasin, ses tâches ménagères. Leur belle-sœur découvre un escalier dérobé qui conduit à deux greniers mansardés – un endroit qu’elle trouve rassurant pour y jouir d’un peu d’intimité. Si son amie Tessa n’était pas partie à Dublin, elle aurait pu lui parler de son malaise conjugal. Un an après le mariage, elle se réveille en larmes, ses espérances déçues. Elle voit comment sa mère, les clientes observent sa silhouette, sa mine.  Elle n’est pas heureuse, mais ne se confie à personne.

    « A quatorze ans, elle avait cru être amoureuse de son cousin à la santé fragile, et plus tard, de James Stewart » – « des enfantillages, à présent ». Sous le moindre prétexte, les sœurs Quarry ne cessent de la critiquer, elle et sa famille. Elles ne se doutent pas, quand elles voient leur frère sortir le soir pour aller à la salle de billard du Y.M.C.A., où il ne touchait jamais à l’alcool, qu’il se rend désormais dans le bar d’un hôtel, avec un voisin, et s’y fait servir du whiskey.

    Le dimanche, Marie-Louise se rend d’abord régulièrement à la ferme, à bicyclette. Elle aime aller au hasard et se retrouve un jour devant l’allée qui mène à la maison de sa tante Emmeline, la mère de son cousin Robert. Tous deux l’accueillent chaleureusement. Robert est heureux de la voir, lui montre comment il vit, entre les soldats de plomb de son enfance et les livres. Passer du temps avec son cousin, chez lui ou au bord de la rivière, devient l’obsession de Marie-Louise : il lui a dit qu’il l’aime encore, ils se confient l’un à l’autre. Robert lui fait la lecture des livres de Tourgueniev qu’il aime.

    En lisant William Trevor, vous découvrirez l’importance de ces retrouvailles que Marie-Louise garde secrètes ; elle se crée intérieurement une autre vie et prend ses distances avec les Quarry, avec tout le monde. Hélas, même si Elmer se montre toujours « gentil », le comportement étrange de sa femme, au mépris des convenances, va alimenter des rumeurs et la mener à l’asile.

    Le romancier irlandais excelle à rendre les maladresses du couple, leur milieu, la férocité des sœurs, les remords des parents Dallon qui n’ont pas découragé ce mariage. Ce drame psychologique à découvrir est publié en anglais sous le titre Two Lives avec un autre roman court de 1991, Ma maison en Ombrie (déjà prêt sur la table de lecture).

  • Semblant

    Wolkenstein Folio.jpg« Edward la croyait experte en bouquets. Ou bien faisait-il semblant ? Comme elle, lorsqu’elle admirait ses vins ? Non, il l’avait observée un jour, sur le versant d’une montagne, l’avait regardée arranger des brindilles sauvages. Il l’avait aimée encore plus après cela, elle en était sûre. C’était la première fois qu’elle composait un bouquet, trouvant instinctivement les bons gestes, comme si les fleurs guidaient sa main. Au début, elle se penchait pour se donner une contenance, échapper aux yeux d’Edward, masquer le trouble qui la saisissait en les croisant. »

    Julie Wolkenstein, L’heure anglaise

  • Edward et Susan

    Julie Wolkenstein a écrit une thèse sur Henry James, dont le fantôme hante un peu L’heure anglaise, son deuxième roman (2000) qui m’avait beaucoup plu à la première lecture. Elle y raconte une journée d’été d’Edward et Susan Sanders, qui vivent dans une belle maison à la campagne, en 1911. Je me souvenais surtout de la longue promenade clandestine d’Edward, averti par un télégramme à la gare d’un rendez-vous annulé, qui le laisse libre pour la journée. Il décide de rentrer à pied en longeant la rivière, tandis que Susan se rend à Londres, sans qu’il le sache.

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    Motif "Chèvrefeuilles" du papier peint par William Morris

    « Edward », la première partie, remonte à la veille au soir : en secouant les cendres de son cigare à la fenêtre, il regarde les rectangles de lumière sur la pelouse et descend éteindre l’électricité à la cave. Deux cents bouteilles de vin ramenées de Provence – il les collectionne depuis dix ans – y témoignent de sa véritable passion, alors que ses amis louent davantage la qualité de ses cigares, hérités de son père. Dans leur chambre, Susan dort déjà.

    Le matin, une fois qu’il a vu ses enfants, Miles et Flora, au petit déjeuner, et Susan qui a rempli un panier de fleurs blanches pour la soirée chez les Porter, leurs voisins, Edward va prendre le train pour se rendre à l’étude Closely, Sanders & Co. Au téléphone, on lui a confirmé qu’il était « inutile de venir » : le voilà libre pour la journée. Sans avertir chez lui, Edward emprunte le sentier qui borde la Sheldon River et se souvient, en marchant, de son enfance solitaire.

    Sa mère, « née Lady Virginia, fille du dix-septième duc de Coolingham », a mis quatre filles au monde, toutes décédées avant la naissance de son fils. Féministe militante qui réunissait des femmes du monde chez elle, elle n’entrait quasi jamais dans la nursery où Edward jouait seul avec ses soldats de plomb. Livré aux nurses, il ne voyait guère son père, retranché dans son bureau où il se faisait même porter ses repas.

    Sa mère s’était tuée dans un accident d’automobile, son père ne lui avait pas survécu longtemps. Il avait vendu leur maison. Ne fait-il pas comme son père, au fond, en laissant derrière lui chaque matin sa famille et les domestiques ? Tout à sa flânerie inopinée, il ne se montre pas quand il entend les voix de deux d’entre elles, ni quand il aperçoit ses enfants avec leur gouvernante. Rentré dans la salle à manger ouverte sur le jardin, que prolongent les chèvrefeuilles de William Morris sur le papier peint, il épie la maisonnée à cette heure où il n’est jamais là.

    La cuisinière a préparé un gigot d’agneau qui doit cuire sept heures, il s’en délecte, lui à qui on ne sert d’habitude que de la volaille ou du poisson maigre. Dans leur chambre, Susan a laissé traîner un roman d’Edith Wharton ; il en tombe un carton : l’annonce du décès de Miss Amanda Closely à trente ans, celle qu’il avait failli épouser.

    « Susan », la deuxième partie , deux fois plus courte, débute dans le bureau d’Edward à Londres, où son épouse pensait lui faire la surprise, après son rendez-vous chez Asquith, d’un déjeuner ensemble. Au rez-de-chaussée, dans la vitrine d’un magasin de nouveautés, elle a remarqué d’emblée une écharpe en soie brochée, bordée de velours écarlate. Elle décide de l’acheter pour la porter le soir même.

    Elle aussi est assaillie par ses souvenirs, de ses amies de jeunesse dont l’une était morte accidentellement lors d’une sortie en voilier. En déjeunant seule dans le salon de thé où elles se retrouvaient jadis, elle pense à ce qu’elle doit annoncer à Edward. Ses pensées croisent celles d’Edward, les éclairent d’un autre jour. Elle ne sait pas encore qu’elle va le retrouver à la maison en rentrant.

    Le couple en couverture du Folio (un détail d’une peinture de Cucuel) a peut-être été choisi pour ce regard non échangé ou par allusion à l’endroit où les Sanders passent leurs vacances, dans le Midi. J’ai préféré reprendre ce motif de William Morris dans leur salle à manger, où se déroule la dernière partie de ce roman où Julie Wolkenstein excelle à peindre des atmosphères, un saut dans le temps inattendu et révélateur. « Une intrigue faussement simple », selon le billet de Keisha, fan de cette romancière, qui m’a donné envie de relire L’heure anglaise.

  • Inassouvissement

    Michon Lycée.jpg« La parole me revint : j’avais perdu Marianne, j’existais ; j’ouvris la fenêtre, me penchai dans le grand éclat froid : les cieux, comme d’habitude, comme écrits dans le psaume, narraient la gloire de Dieu ; je n’écrirais jamais et serais toujours ce nourrisson attendant des cieux qu’ils le langent, lui fournissent une manne écrite qu’ils s’obstinaient à lui refuser ; mon désir glouton ne cesserait pas davantage que son inassouvissement devant l’insolente richesse du monde ; je crevais de faim aux pieds de la marâtre : que m’importait que les choses exultassent, si je n’avais pas de Grands Mots pour les dire et que nul ne m’entendît les dire ? Je n’aurais pas de lecteurs, et n’avais plus de femme qui, m’aimant, m’en tînt lieu. »

    Pierre Michon, Vie de Georges Bandy in Vies minuscules

  • La Belle Langue

    Heureux hasard : j’étais en train de lire enfin, quarante ans après leur publication, Vies minuscules de Pierre Michon (°1945) – et le voilà interrogé sur son dernier opus par Augustin Trapenard à La Grande Librairie, mercredi dernier. De « Vie d’André Dufourneau » à « Vie de la petite morte », il sort du silence des vies de gens de la campagne, dans la Creuse, « des hommes et des femmes de son canton natal, des « pays » qu’il a connus ou dont l’existence lui a été rapportée par des proches » écrit Jean-Louis Tissier dans Géographie et cultures, qui analyse le livre sous l’angle de la « ruralité ».

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    D’abord Michon se souvient d’un jour de l’été 1947 où il était dans les bras de sa mère, « sous le grand marronnier des Cards », quand s’est avancé vers eux un inconnu qui s’est présenté : André Dufourneau. Bien des années auparavant, orphelin envoyé par l’assistance publique, il avait aidé les parents de la grand-mère de Michon, Elise, pour les travaux de la ferme et y était resté dix ans. Elise, « encore fille », s’était attachée à l’enfant et lui avait appris à lire et à écrire.

    L’auteur ouvre une parenthèse : « Parmi les palabres patoises, une voix s’anoblit, se pose un ton plus haut, s’efforce en des sonorités plus riches d’épouser la langue aux plus riches mots. L’enfant écoute, répète craintivement d’abord, puis avec complaisance. Il ne sait pas encore qu’à ceux de sa classe ou de son espèce, nés plus près de la terre et plus prompts à y basculer derechef, la Belle Langue ne donne pas la grandeur, mais la nostalgie et le désir de la grandeur. » Recréant la scène, l’auteur révèle son grand amour : la Belle Langue. Il l’écrit un peu plus loin : « Mais parlant de lui, c’est de moi que je parle […] ».

    On mesure en le lisant l’écart qui s’est creusé entre cette langue littéraire avec ses subjonctifs imparfaits, son vocabulaire recherché, au risque de paraître désuète ou précieuse, et celle qui s’écrit le plus souvent aujourd’hui dans les livres, plus proche de la langue parlée, plus simple. Racontant la vie de cet homme parti en Afrique, Michon dit sa confiance en la « langue-mère » qui lui donnerait « avec tous les autres pouvoirs, le seul pouvoir qui vaille : celui qui noue les voix quand s’élève la voix du Beau Parleur. »

    A Mourioux, quand son petit-fils était malade ou inquiet, la grand-mère Elise allait chercher les « Trésors » pour le distraire : « deux boîtes de fer-blanc naïvement peintes et cabossées » contenant des objets « dits précieux », « de ces bijoux transmis qui sont mémoires aux petites gens ». Parmi eux, « la Relique des Peluchet », « une petite Vierge à l’enfant en biscuit », un « gri-gri ». A son tour, Pierre Michon déroule leur histoire dans « Vie d’Antoine Peluchet ». Faute de pouvoir raconter celle du père « inaccessible et caché comme un dieu » (son père est parti quand Michon avait deux ans), l’auteur donne vie ensuite à ses grands-parents paternels, Eugène et Clara, qui leur rendaient visite une fois par an après la disparition de leur fils.

    Des souvenirs de pension alimentent les « Vies des frères Bakroot », le grand et le cadet. L’aîné « lisait des livres ». C’était le préféré du professeur de latin, chahuté, « que par antiphrase sans doute » ses élèves appelaient Achille. Celui-ci « n’avait pas de persécuteur plus impitoyable que le petit Bakroot. » Rémi s’intéressait davantage aux jeux, puis aux filles. De l’aîné, Roland, Michon écrit que « sa vie s’était fourvoyée dans les passés simples – je le sais, pour être lui » ; du cadet, qu’il était « le contemporain des choses ». On suivra l’un des deux jusqu’au cimetière. Arrêtons-nous là, pour ne pas trop en dire, de ces Vies minuscules où « Vie de Georges Bandy », le sixième récit et le plus long, m’a paru le plus fort.

    L’auteur est loin de se donner le beau rôle, qu’il narre ses amours ou les ivresses auxquelles le mène son rêve d’écrivain alors inaccompli. J’ai admiré la sensibilité avec laquelle il donne présence à ses personnages et son style qui rend avec justesse la sensation, le sentiment, le souvenir. J’ai cherché plus d’un mot dans le dictionnaire avant de reprendre le cours du texte, au phrasé hors du commun. Pierre Michon déploie les « Grands Mots » pour dire d’humbles destinées et y mêler sa propre quête, celle d’un homme obstiné à parer la vie de la Belle Langue.