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Passions

  • Jusqu'au bout

    Schuhmeister à Clarissa et à son frère :

    Zweig portrait.jpg« Ah oui… je voulais vous dire aussi… en cinquante ans, ce que j’ai fini par apprendre et comprendre, c’est que dans la vie, chacun ne peut faire correctement qu’une chose… une seule, mais il faut la faire jusqu’au bout… Peu importe de quoi il s’agit, personne ne peut se dépasser lui-même, mais seul celui qui construit sa vie sur une seule chose agit correctement. Il suffit que ce soit quelque chose de bien, d’honnête, de propre, qui puisse faire ensuite partie de vous comme votre propre sang… Que les autres la considèrent comme une marotte ou une extravagance, peu importe, pourvu qu’on la considère soi-même comme bonne… Il suffit qu’on puisse servir, servir honnêtement, que l’on soit remercié et félicité ou non… Il faut savoir ce que l’on veut faire et bien mener cette tâche jusqu’à son terme… Il suffit d’avoir quelque chose en quoi l’on croit… »

    Stefan Zweig, Clarissa

  • Zweig, Clarissa

    De Stefan Zweig (1881-1942), j’ai retrouvé dans ma bibliothèque Clarissa (traduit de l’allemand par Jean-Claude Capèle), dont j’avais tout oublié. Posthume, ce récit inachevé porte dans les archives de l’écrivain autrichien cette mention : « Entrepris la première version d’un roman, le monde entre 1902 et le début de la [Seconde] Guerre [mondiale], vu à travers l’expérience d’une femme. »

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    Sa mère étant morte à sa naissance, Clarissa a peu de souvenirs d’enfance. Son frère et elle ont été placés ensemble puis séparément dans la famille de leur père, attaché militaire à Pétersbourg. En 1902, elle a huit ans quand il l’inscrit dans une pension religieuse près de Vienne, et son frère chez les Cadets. Léopold F. X. Schuhmeister, lieutenant-colonel, travaille au service de renseignements, il a la manie des fiches et oblige sa fille à faire de même en tenant un rapport de ses études.

    Clarissa se sent seule, surtout le dimanche. Son père ne vient la voir que le quatrième dimanche du mois, il a belle allure dans son uniforme. Il ne lui pose que des questions pratiques, sans exprimer d’affection. Parfois elle reçoit une visite rapide de son frère. Aussi elle apprécie l’arrivée de Marion, une nouvelle, très enjouée, qui a beaucoup voyagé. Comme elle aussi passe l’été à la pension, elles se rapprochent et Marion se confie à Clarissa. Mais en classe, on tend un méchant piège à Marion. Furieuse, elle s’en va. Clarissa aussi, rappelée à Vienne par son père en 1912.

    Coup de théâtre : Schuhmeister a dû présenter sa démission, après que son rapport confidentiel à l’Empereur sur la faiblesse de leur artillerie et le danger de guerre s’est ébruité. A cinquante-huit ans, il décide de quitter Vienne et communique ses dispositions à ses enfants : ils jouiront du patrimoine de leur mère à leur majorité. A présent, il les pousse à s’engager dans une activité utile. Clarissa suit différents cours de psychologie avant de devenir l’assistante du professeur Silberstein, un neurologue. Il apprécie sa manière de prendre des notes, de rédiger des synthèses, et son style calme et réservé aux antipodes de sa propre nervosité. Bien qu’elle ait du mal à nouer des relations, il l’envoie à sa place au Congrès de Lucerne en juin 1914, à ses frais, l’occasion pour elle de voyager.

    Dès l’accueil qu’elle y reçoit à son arrivée, Clarissa est sensible à la gentillesse de Léonard, un professeur français qui s’occupe de l’organisation des logements, des conférences, des soirées. Lorsque survient l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, des tensions divisent les participants et l’Autrichienne chargée de la communication de clôture rentre chez elle. Léonard est ravi lorsque Clarissa lui propose de s’en charger. L’excursion finale sur le lac Léman les rapproche encore davantage. Elle accepte de le revoir et de voyager un peu avec lui.

    Léonard lui parle de ses convictions, c’est un « socialiste radical » qui vit séparé de sa femme, partie six ans plus tôt. Aux endroits touristiques, il préfère les petites villes et les « petites gens ». Ils sont heureux ensemble. Une lettre du père de Clarissa va les séparer : il est rappelé au service et lui demande de rentrer. Les journaux sont de plus en plus alarmants, l’Autriche déclare la guerre à la Serbie. Chacun doit rentrer dans son pays.

    A Vienne, le père demande à ses enfants de servir leur patrie : le fils, dans l’armée, la fille auprès des blessés, près du front. Clarissa passe l’automne 1914 à se dévouer dans les hôpitaux, consciente du réconfort qu’elle apporte aux soldats, pensant à Léonard qu’elle imagine lui-même engagé dans la guerre de son côté. Un jour, surmenée, elle s’évanouit en apprenant la mort de son frère. Mais bientôt la jeune femme modèle découvre qu’elle est enceinte de Léonard et n’a plus qu’une obsession : trouver un médecin qui veuille bien interrompre sa grossesse avant que les autres la découvrent et que son honneur soit entaché. Cette fois, Clarissa est seule à prendre ses décisions, elle doit se débrouiller.

    Le personnage de Léonard serait inspiré de Romain Rolland et de son humanisme, voire de Zweig lui-même, qui s’exprime aussi à travers le professeur Silberstein. La personnalité de Clarissa, d’abord limitée par son éducation, évolue au contact du Français, puis face à sa situation imprévue. Elle veut rester maîtresse de son destin, sans trahir ses valeurs. Mais le pourra-t-elle ? Sans nouvelles de Léonard, la guerre, qui fragilise toutes les existences, l’oblige à faire ses propres choix. On regrette, bien sûr, que le roman soit inachevé, et ne laisse que quelques pages pour résumer l’après-guerre.

  • Pas seul

    Mizubayashi Suite inoubliable.jpg« Je vous écris parce que j’ai lu ce que vous avez gravé, avec un couteau sans doute, sur ce banc en bois, caché au milieu d’arbres centenaires dans un terrain vague à Shinano-Oïwake, non loin de chez mes parents. Le désir de paix et la colère contre la guerre qui vous animent ont fait écrire ces mots en latin :

    In terra pax hominibus bonae voluntatis.
    Dona nobis pacem. R.K.

    J’étais avec ma petite sœur quand j’ai découvert cette inscription. Nous étions venus dans ce terrain vague pour jouer au badmington. J’avais aussi mon violoncelle pour jouer les Suites pour violoncelle seul de Bach, notamment la première. Vous imaginez le soulagement que vos mots m’ont apporté ? « Je ne suis pas seul », me suis-je dit. « Non, je ne suis pas seul dans ce monde de fous. Voilà quelqu’un qui sent les choses comme moi, qui souhaite la paix aux hommes de bonne volonté », me suis-je répété. Vous n’avez pas écrit ces mots en japonais, ni en anglais, mais en latin. Pour vous protéger, bien sûr. »

    Akira Mizubayashi, Suite inoubliable

  • Violoncelle seul

    Après Ame brisée et Reine de cœur, Suite inoubliable achève magnifiquement la trilogie romanesque d’Akira Mizubayashi autour des thèmes de la musique et de la guerre. « Aux ombres, / pour qu’elles reviennent, / pour qu’elles revivent, / pour qu’elles parlent » : la dédicace du troisième récit rejoint celle aux « fantômes » du premier. Ces romans peuvent se lire isolément, sans problème, mais la lecture des trois volumes dans l’ordre chronologique permet de goûter les échos de l’un à l’autre.

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    Le titre du roman fait référence aux célèbres Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach et sa structure en découle : Prélude, Allemande, Courante, Sarabande, Menuet, Gigue – une suite de danses qui donnent ici leur titre aux chapitres situés à des époques différentes, entre 1934 et 2017. Le prologue est le récit d’une luthière, Hortense Schmidt. Elle a son atelier à Tokyo mais s’est réfugiée en 1945 au pied du mont Asama, à l’abri des bombardements américains, comme le lui a conseillé son ami Ken Mizutami.

    Elle a trente-six ans, Ken vingt-cinq. Le violoncelliste est venu chez elle avec son Goffriller sur le dos ; il a reçu « le fatidique petit papier rouge d’incorporation » dans l’armée impériale. Il lui raconte ses derniers jours passés avec sa petite sœur, sa découverte de mots latins gravés sur un banc exprimant un désir de paix qui l’ont ému au point d’écrire une lettre à cet inconnu, « un frère ». Il tient à la lui confier, ainsi que son précieux instrument prêté pour sept ans, à restituer en 1946. Après leur première et dernière nuit ensemble, une nuit d’amour : au matin, Ken joue pour Hortense la première Suite pour violoncelle seul de Bach avant de se mettre en route.

    « Prélude » revient sur le parcours de Ken, dont le père mélomane « considérait le quatuor à cordes comme un des sommets de l’art européen ». Initié au violoncelle à cinq ans, il a montré des capacités exceptionnelles. A seize ans, en juillet 1936, il est envoyé au Conservatoire supérieur de musique à Paris, pour prendre des leçons avec Maurice Maréchal. Celui-ci lui fait suivre des cours sur la musique de chambre (Haydn, Mozart, Beethoven, entre autres) et lui recommande d’assister aux concerts des grands musiciens comme Pablo Casals et Clara Haskill.

    En trois ans, son niveau de français s’améliore, il lit Stendhal. Avec d’autres jeunes musiciens, il forme « La Petite Bande » pour jouer ensemble. Puis il remporte le Concours international de Lausanne en interprétant le Concerto d’Edward Elgar en finale. C’est alors qu’il reçoit en prêt pour sept ans le violoncelle Goffriller, mais doit rentrer au Japon – c’est la guerre en Extrême-Orient. A Tokyo, c’est Hortense Schmidt qui prend soin de son instrument. Ken se rappelle Pablo Casals, réfugié à Prades, lui jouant Le Chant des Oiseaux, « une petite merveille pour violoncelle ». (Le portrait de Casals par Kokoschka (1954) figure en frontispice de la page de titre.)

    De 1945 au Japon, le récit passe en 2016 à Paris. Le luthier Jacques Maillard (le nom français de Rei, personnage d’Ame brisée) y accueille dans son atelier un violoncelliste réputé, Guillaume Walter. En jouant le Concerto d’Elgar, celui-ci a entendu un « imperceptible changement de sonorité » au début du deuxième mouvement. Le luthier décèle une « fracture d’âme », qui réclame une réparation minutieuse. A bientôt quatre-vingt-neuf ans, il va confier le travail à son assistante Pamina, trente ans, qu’il forme pour lui succéder.

    Pamina Schmidt, petite-fille de luthière, doit son prénom rare à l’amour de ses parents pour La Flûte enchantée. Elle est très émue en découvrant ce magnifique Goffriller de 1712 « jamais vu, mais qu’elle avait déjà vu quelque part ». En le détablant, elle va faire une découverte exceptionnelle qui va révéler tout un passé que je me garderai bien de vous raconter, de même que ses répercussions au XXIe siècle.

    Vous découvrirez d’autres personnages marquants autour de ceux que j’ai cités, dans ce milieu de musiciens et de luthiers, au Japon et en France, ainsi que des œuvres musicales qui y reviennent comme des personnages : Quintette à cordes avec deux violoncelles de Schubert, Quintettes pour clarinette et cordes de Mozart et de Brahms, Concerto d’Edward Elgar, Le Chant des Oiseaux, Divertimento K. 563 de Mozart, Trios à cordes D. 471 et D. 581 de Schubert…

    Suite inoubliable, Prix littéraire des musiciens en 2024, est un superbe roman sur le violoncelle et la musique, « langue » qui relie les êtres et les générations, en dépit des guerres, autour d’un désir d’harmonie et de paix. Les mélomanes et les amateurs de belles relations humaines ne peuvent manquer ce rendez-vous avec Akira Mizubayashi qu’on se le dise.

    * * *

    P.-S. En 2026, le Concours Reine Elisabeth sera dédié au violoncelle pour la troisième fois. De jeunes violoncellistes venant du monde entier se présenteront à Bruxelles, du 4 mai au 10 juin.

  • La bonne voisine

    joyce carol oates,sacrifice,roman,littérature anglaise,etats-unis,racisme,violence,pauvreté,manipulation,culture« Klariss dans l’escalier l’interrogeant sur l’histoire Sybilla Frye.
    « Tu connais la mère ? Ednetta Frye ? Y a une ou deux semaines j’ai vu la fille et elle là-bas derrière l’usine, elles essayaient de passer la clôture comme si elles savaient pas où elle est cassée, suffit de pousser. C’était juste l’abat du jour. Elles transportaient un genre de toile et la fille avait quelque chose autour de la tête comme un foulard. Et je regarde en pensant qu’est-ce qu’elles fichent ici ? Pourquoi elles viennent dans ce coin là-derrière ? Et pile le lendemain matin tu dis qu’il y a quelqu’un là-bas qui a besoin d’aide – et c’est la fille qu’est trouvée trouvée dans la cave de l’usine toute ligotée et des « flics blancs » l’ont mise là et violée. Seigneur Jésus ! » Klariss rit, en secouant la tête. « Des sacrées blagues qu’Ednetta raconte, non ? »
    Ada
    [la bonne voisine qui a sauvé Sybilla] n’avait pour ainsi dire pas écouté. Ada évitait Klariss autant qu’elle le pouvait. Cette femme fréquentait des petits dealers, on pouvait en déduire qu’elle-même se droguait. […]
    « Tu ne connais pas Ednetta Frye, Klariss, et tu ne connais pas Sybilla. Je ferais attention à ce que tu racontes sur elles, ça pourrait leur revenir aux oreilles. » »

    Joyce Carol Oates, Sacrifice