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Passions - Page 3

  • Ce dont elles rêvent

    Chiamaka. Zikora. Kadiatou. Omelogor. Ce sont les quatre femmes dont Chimamanda Ngozi Adichie raconte la vie, les amitiés et les rêves dans son dernier roman, L’inventaire des rêves (2025, traduit de l’anglais (Nigeria) par Blandine Longre).

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    « J’ai toujours rêvé d’être connue, telle que je suis vraiment, par un autre être humain » : cette phrase ouvre le récit de Chiamaka, qui rêve aussi d’écrire et d’être publiée. La pandémie et le confinement l’angoissent, comme ses amies, sa famille nigériane, tous à se parler sur Zoom et à comparer le nombre de cas mortels là où ils résident. Cette vie « en suspens » l’amène à repenser aux hommes avec qui elle s’est liée : est-elle passée à côté de celui qui l’aurait aimée et vraiment connue ?

    Au lieu de rentrer au Nigeria et de rejoindre l’entreprise familiale après ses études à New York, elle a enchaîné les petits boulots puis s’est mise à écrire des articles de voyage, de « Plaisantes observations écrites d’un point de vue africain », que les magazines refusaient. Sa famille fortunée assure son mode de vie cosmopolite, ses voyages. Son père lui a acheté une maison dans le Maryland, « juste pour écrire tranquillement ».

    A travers le récit des rencontres amoureuses de Chiamaka, Chimamanda Adichie décrit les rapports entre les hommes et les femmes, les femmes noires en particulier, ainsi que la pression familiale pour qu’elles se marient. Si son amie Zikora, avocate « brillante et accomplie » à Washington, pleure d’atteindre trente et un ans sans avoir ni mari ni enfant, Chiamaka, elle, un peu plus jeune, rêve avant tout d’un « lien véritable » avec quelqu’un.

    Kadiatou, devenue un temps son employée de maison, elle l’a connue dans un salon de coiffure où elle se faisait tresser les cheveux. D’origine guinéenne et plus modeste que ces Nigérianes igbo, elle est veuve et vit avec sa fille à Washington où elle est devenue femme de chambre dans un grand hôtel. Agressée sexuellement par un important client français, elle vit recluse dans l’attente du procès. Ce personnage inspiré de Nafissatou Diallo, victime de DSK,  Chimamanda Adichie l’a inventé – elle explique pourquoi dans une intéressante « Note de l’autrice » à la fin du livre.

    Quant à Omelogor, la cousine de Chiamaka, banquière à Abuja, sa réussite financière lui sert d’« armure » dans ses rapports avec les autres. Elle incarne le matérialisme des Nigérians qui tirent parti de la corruption mais détourne de l’argent pour subventionner de petites entreprises de femmes. Déçue par le comportement sexuel des hommes, elle est convaincue que la pornographie est leur seule éducation en la matière et part étudier le sujet aux Etats-Unis. Sur son site « For Men Only », elle écrit régulièrement aux hommes, les invite à se confier et leur explique ce que les femmes attendent d’eux avant de conclure : « N’oubliez pas, je suis dans votre camp, chers hommes. »

    Omelogor aussi a été poursuivie par l’attente familiale d’une descendance, que ce soit par une FIV ou via une adoption (à quarante ans passés) et elle continue à être blessée par des phrases comme « Ne fais pas semblant d’aimer la vie que tu mènes ». Pour la plupart de ses connaissances, seule une femme mariée devient vraiment libre par rapport à sa famille.

    L’inventaire des rêves ne se résume pas. Ce roman foisonnant présente des vies de femmes ambitieuses pour elles-mêmes, qui veulent faire leurs propres choix. Elles ne sont pas pour autant parfaites, et quand elles critiquent les hommes ou les femmes qu’elles rencontrent, elles les savent eux aussi influencés par leur famille ou leur milieu. (Mutatis mutandis, on pourrait rapprocher ce roman féministe du Carnet d’or de Doris Lessing.)

    Chimamanda Ngozi Adichie développe leur histoire « d’un point de vue africain », témoignant des valeurs igbo au Nigéria et de la manière dont une femme noire, instruite, belle et riche, ou non, est considérée par les étrangers et ressent leurs paroles, leur attitude. C’est ce qui fait l’intérêt de son œuvre : à travers des situations concrètes, des gestes quotidiens, des dialogues, des réflexions, au fil d’un texte à la structure assez lâche, elle exprime une approche culturelle nourrie principalement de la fréquentation de « deux mondes », le nigérian et l’américain.

    Une note finale suit ce roman, dédié à sa mère décédée en mars 2021. Extrait : « Les romans ne parlent jamais vraiment de ce dont ils parlent. Du moins pour l’autrice que je suis. L’inventaire des rêves porte certes sur les désirs entrelacés de quatre femmes, mais d’une façon profondément personnelle qui n’est pas apparente pour le lecteur, en tout cas pas directement, ce roman parle en réalité de ma mère. […] Il n’est donc pas étonnant que l’on trouve dans ces pages tant de choses sur les mères et les filles, ainsi que le souligne la dernière scène, où Kadiatou et Binta, mère et fille, prennent un nouveau départ. »

  • Un défi

    Wulf Magnificent Rebels.jpg« Cette révolution de l’esprit a transformé non seulement la perception de qui nous sommes et de ce que nous pouvons faire, mais aussi de notre place dans le monde. Nous avons intériorisé le Moi de Fichte, même si nous n’avons pas entendu parler de l’écrivain. Nous pensons mener des vies autonomes – du moins, ceux d’entre nous qui ont la chance de vivre dans des Etats démocratiques. Pourtant cette liberté comporte des responsabilités et des dangers. C’est un défi que les amis d’Iéna ont affronté, tout comme nous l’affrontons de nos jours. »

    Andrea Wulf, Les rebelles magnifiques

  • Rebelles magnifiques

    Dans L’invention de la nature, Andrea Wulf a raconté les aventures d’Alexandre von Humboldt et sa vision du monde nourrie de sa curiosité et de ses voyages. Dans Les rebelles magnifiques (traduit de l’anglais par Marie-Odile Probst, 2024), elle nous emmène à Iéna, à la rencontre des « premiers romantiques » et de « l’invention du Moi », dans la dernière décennie du XVIIIe siècle.

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    L’autrice elle-même s’est inventée, en quelque sorte (Prologue). En révolte contre ses parents, elle a d’abord refusé d’étudier à l’université, lu beaucoup, travaillé, aimé, eu une fille à vingt-deux ans, puis s’est tournée vers une université allemande, attirée par les séminaires de philosophie. Ensuite elle a quitté l’Allemagne pour l’Angleterre et a trouvé sa voie – « ma voix. Littéralement. Je l’ai trouvée dans une langue qui n’était pas la mienne par la naissance. Et je suis devenue écrivaine. »

    Pour elle, nous sommes les héritiers de la façon d’appréhender le monde de ces « penseurs révolutionnaires » du cercle d’Iéna. Le goût profond de la liberté était leur quête obsessionnelle, à une époque où presque partout, des souverains décidaient de « maints aspects de la vie de leurs sujets ». Caroline Michaelis-Böhmer-Schlegel-Schelling, « une femme qui porta les noms de son père et de ses trois maris, mais qui refusa d’être cantonnée dans le rôle que la société réservait aux femmes » est au centre de leur histoire, où l’on rencontre Goethe, Schiller, Fichte, Hegel, les frères von Humboldt, Novalis, Schelling, les frères Schlegel, entre autres.

    Goethe, « le Zeus des cercles littéraires allemands », habitait Weimar mais aimait chevaucher jusqu’à Iéna, « nichée au creux d’une large vallée, dans le coude de la rivière Saale », pour y superviser l’aménagement d’un jardin et d’un institut botaniques. Il y logeait au vieux château. En 1794, on y parle beaucoup du jeune philosophe Fichte qui a proclamé le Moi « maître suprême du monde ». Goethe suit une conférence de Schiller à Iéna et les premiers échanges entre ce « réaliste têtu » et l’idéaliste qui le contredit sont « le début de l’amitié littéraire la plus féconde du siècle » entre ces deux hommes très différents.

    L’essai d’Andrea Wulf commence avec l’arrivée des principaux protagonistes dans les années 1794-1796. Caroline Böhmer, veuve à 24 ans, et le critique August Wilhem Schlegel qui l’a épousée en 1796 s’installent à Iéna. Elle l’assiste dans la rédaction d’articles bien rémunérés pour la revue Les Heures de Schiller, corrige son travail, publie des comptes rendus sous son nom à lui, comme cela se faisait le plus souvent à l’époque.

    La présence d’Alexander von Humboldt stimule Goethe, qui s’intéresse aux sciences autant qu’aux lettres, et apporte encore plus d’énergie au Cercle d’Iéna. Ils se fréquentent tous les jours, passent des soirées en lectures et discussions, rivalisent dans leurs écrits. Ensemble, Caroline et August Schlegel traduisent Shakespeare, avec un immense succès qui fait redécouvrir le dramaturge anglais comme « l’esprit de la poésie romantique formulée de façon dramatique ».

    Leur mariage est basé sur le respect mutuel, leur intérêt commun pour la littérature, l’amitié – et la liberté amoureuse qu’ils s’accordent l’un à l’autre. Pour le groupe d’Iéna, la poésie romantique se doit d’être « indocile, vivante et en perpétuelle évolution ». En juillet 1798, tous se rendent en vacances à Dresde, y admirent la Madone Sixtine de Raphaël, discutent sur l’importance et la compréhension de l’art. Un nouveau venu, Schelling, séduit tout le monde.

    Ses idées renouvellent l’enseignement à Iéna, ses cours deviennent très populaires. Mais sa présence assidue auprès de Caroline dont il est amoureux fait jaser (il a douze ans de moins qu’elle). Le frère d’August, Friedrich Schlegel, fait scandale en s’affichant avec Dorothea Veit, au divorce prononcé par un tribunal juif de Berlin. Son mari y a consenti et lui a laissé la garde de leur plus jeune fils. Malgré sa disgrâce, Dorothea est heureuse de vivre librement en « amante, mère, muse, collaboratrice et amie » de Friedrich, comme Caroline auprès d’August.

    Couples libres et scandaleux, accusations d’athéisme ou de mensonge, rivalités, disputes, maladies, drames : Andrea Wulf mêle habilement à l’histoire des idées le récit du contexte historique et la description des modes de vie ; c’est très vivant. J’ai aimé sa façon assez romanesque de présenter les personnalités du cercle d’Iéna, depuis leurs premières rencontres jusqu’à son déclin.

    Au début du XIXe de Lagarde & Michard, on aborde le romantisme à travers des extraits du fameux essai de Mme de Staël, De l’Allemagne (1813). Elle apparaît dans Les Rebelles magnifiques quand, bannie par Napoléon, elle part à la rencontre des penseurs et écrivains allemands. August Willem Schlegel sera son guide. Ces « premiers romantiques » vont influencer toute l’Europe, en France, en Angleterre, puis aux Etats-Unis. « Le Cercle d’Iéna a transformé notre monde » en osant « mettre le Moi et le libre arbitre au centre de la scène. »

  • Vertige

    Sizun Whistler - Nocturne- Blue and Silver.jpg« C’est un paysage bleu, un nocturne bleu, à cette heure bleue, indécise, de la nuit qui tombe, où le ciel, l’eau et le rivage se mêlent dans une étrange communion de couleurs très douces, sous l’effet d’une lumière presque irréelle, déjà celle de la lune, en ce moment crépusculaire qui n’est ni nuit ni jour. Un moment hors temps. Hors espace. Un moment qui plonge au cœur du mystère de la vie et de la mort. »

    Marie Sizun, Vertige (incipit) in Les petits personnages

    James Abbott McNeill Whistler, Nocturne en bleu et argent, Chelsea, 1871

     

  • Vie aux figures

    Marie Sizun, dans Les petits personnages, a eu la belle idée d’imaginer l’histoire de ces figures secondaires, parfois minuscules, que les peintres insèrent dans un paysage pour « donner vie à un décor figé ou [d’] exprimer par le contraste marqué entre leur petitesse et la vastitude du lieu où ils se trouvent, une idée ou un sentiment qui frappera le regardeur. » En fréquentant quelque temps les salles de vente,  j’ai appris que ces paysages « animés » ont plus de valeur que ceux où ne figure aucun personnage.

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    Son livre propose une trentaine de textes illustrés par autant de tableaux en regard (surtout des XIXe et XXe siècles). A chaque spectateur d’imaginer qui sont, où vont ces silhouettes « à peine ébauchées ». Marie Sizun donne vie aux figures. Les paysages en sont donc doublement animés, grâce à ces histoires imaginaires racontées « en une lointaine complicité avec le peintre qui les lui a suggérées. »

    En ouverture du recueil, une « Fantaisie sur Février, les Très Riches Heures du duc de Berry, frères de Limbourg, XIVe siècle » s’intitule « La dame en bleu ». (Un titre qui me rappelle une toile de Rik Wouters que j’aime beaucoup.) Le bleu de la carte astrologique de ce mois d’hiver est aussi celui de la robe que porte la maîtresse de maison, au premier plan, et celui de la veste de son jeune amant en train d’abattre un arbre – dans la version romanesque de la romancière.

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    Au plaisir de découvrir ces historiettes s’ajoute celui de découvrir des peintures moins connues. « La plage blanche » commente et prolonge La grève blanche, Vasouy, de Félix Vallotton. Le peintre suisse est le seul à être présenté trois fois, avec Route à Saint-Paul pour « Une pause » et Sables au bord de Loire pour « Le pêcheur », en couverture des deux éditions. Trois beaux textes.

    Ixelles, matinée pluvieuse de Guillaume Vogels, artiste belge connu pour ces paysages « d’atmosphère », est d’abord décrit par Marie Sizun, comme elle le fait pour chacun des tableaux qu’elle a choisis, avant de s’attarder sur « La fille au parapluie », un personnage au dessin « plus fouillé » que les autres silhouettes sombres, « des ombres sous la pluie ». Elle l’imagine en « jeune bonne qui revient du marché », fatiguée, espérant qu’il fasse beau le lendemain pour son jour de congé, etc.

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    Personnage seul, couple, enfants au bord du canal (Emile Claus, Le Bateau qui passe), fillette à l’écart de deux dames en conversation (Berthe Morisot, Vue de Paris des hauteurs du Trocadéro), certaines figures bien visibles, d’autres ont été dénichées par l’œil de la romancière. J’ai souvent admiré Le nuage blanc de James Ensor, une marine où ce nuage capte l’attention, sans m’arrêter, « sur la bande de terre improbable, à peine distincte de la mer », aux deux « minuscules silhouettes sombres » : peut-être une vieille dame et sa gouvernante, dans une « semi-obscurité » (agrandir le fichier original pour les deviner). Wolfgangsee, horizon surélevé de Koloman Moser ne montre qu’un « petit voilier qui file au loin », si loin déjà que l’homme à bord est une toute petite figure : celle d’un homme qui « s’en va », raconte-t-elle.

    Les petits personnages de Marie Sizun offrent une succession de peintures où des silhouettes humaines  plus ou moins dessinées (un chien aussi) se muent de simples figurants en véritables personnages qui vivent quelque chose que le peintre a immortalisé sans le vouloir, tout au rendu du paysage. Elle nomme « fantaisie » chacune de ces nouvelles et c’est le mot juste : elle a imaginé leur vie, comme dans un jeu d’improvisation, et c’est à nous, en regardant les tableaux de plus près, de la suivre, voire d’entrer nous-mêmes dans le jeu en imaginant à notre tour.