Le rendez-vous avec un artiste, avec un écrivain, attend parfois son heure durant des années. L’exposition « Jephan de Villiers : le signe et la mémoire », à la Bibliotheca Wittockiana cet été, donne l’occasion de découvrir ses « écritures », mêlées à ses « reliquaires » : un monde de plumes, de bois, de papier et d’encre où le temps se dépose – jusqu’à l’âme.
J’ai souvent lu des articles sur l’œuvre de Jephan de Villiers, croisé l’une ou l’autre sculpture sans m’y arrêter vraiment ; ses couleurs de terre, ses personnages de l’ombre, leurs visages me faisaient peut-être un peu peur. Encore une fois, j’en fais l’expérience : le contact direct avec l’œuvre d’art est essentiel, c’est dans la présence physique que l’échange peut avoir lieu.
De belles reliures occupent la salle d’exposition au rez-de-chaussée de la Wittockiana, avis aux amateurs : « APPAR dans tous ses états, dix ans d’édition de livres d’artistes ». Des couvertures, des matériaux, des styles très variés, difficiles à photographier avec les reflets des spots. Jephan de Villiers est présenté à l’étage, dans les grandes vitrines murales et dans les vitrines tables de la bibliothèque.
Il y a du chamane chez cet artiste qui glane ses matériaux dans la forêt de Soignes ou au bord de la Gironde. Ses « Notes sur une civilisation furtive » et autres écritures sont accompagnées de « reliquaires » : le geste de l’artiste donne aux objets glanés dans la nature, patinés par elle, une nouvelle vie par l’assemblage, la sculpture, le cadre.
Mémoire de terre © Jephan de Villiers
Pages ou papiers en accordéon sont couverts de signes à l’encre de Chine. Ce ne sont pas des logogrammes comme chez Dotremont ni des courbes graphiques comme chez Alechinsky, c’est une écriture gestuelle, calligraphie sans alphabet. La mise en page, la grosseur du trait, les espaces, le rythme sont ceux du livre, du texte.
Notes sur une civilisation furtive © Jephan de Villiers
Comme les plumes ou les fragments présentés sur panneau – les reliquaires –, les traces de l’encre sur le papier composent une collection de signes faits main, pour mémoire, au croisement du temps et de l’espace. Voyez cette boîte, « à l’infini du ciel » : l’écriture de Jephan de Villiers sur la feuille de garde encadre les traits rythmés qui répondent à ceux incisés dans le couvercle au-dessus d’une plume.
à l'infini du ciel © Jephan de Villiers
Ailleurs un petit « bois-corps » est lié sur la feuille calligraphiée, un accordéon d’écriture s’échappe d’une boîte : ces choses et ces signes se répondent. « Envol rêvé de la nuit du 25 mai 1985 » illustre à merveille cette alliance.
Envol rêvé de la nuit du 25 mai 1985 © Jephan de Villiers
La sculpture présentée sous globe fait l’inverse, on dirait cette fois que l’entrelacs des branches a rythmé les traits d’encre sur son support. Enfant malade, à la garde de sa grand-mère, de Villiers a trouvé refuge dans les arbres et dans la terre creusée, un marronnier qu’il voyait de sa chambre était son « compagnon de jour et de nuit ».
Tel un archéologue, l’artiste est le dépositaire du temps : « Les sculptures sont une reconstitution du temps éparpillé et, pourquoi pas, une reconstitution de notre histoire. Les « Fragments de mémoire » sont l’aube de ma croyance. Je n’ai rien inventé, je me suis souvenu. » (Jephan de Villiers, Quelques fragments de mémoire. Conversation avec Arnaud Matagne, Tandem, 2013)
A l’entrée de la bibliothèque, un grand bois fendu, « reliquaire » sculpté, est devenu un porteur de mémoire. Ici sont présentés des livres de différents écrivains illustrés par Jephan de Villiers : « Nous volerons du bleu au ciel » avec Joël Bastard, « L’œuf dans le paysage » avec Kishida, le « Cantique de Frère Soleil » de Saint François d’Assise, entre autres. Michel Butor, déjà retrouvé ici lors de la présentation des livres pauvres, a souvent fait appel à lui ; en témoignent « La Justice des runes » et « Les plumes de l’archange », aux confins de la poésie et de la musique, comme une partition.
Jephan de Villiers a décoré les parois de verre de la station de métro Albert à Bruxelles, on en montre quelques « études pour écritures et dessins » à l’exposition. On peut y admirer aussi de fabuleux assemblages – nid, plumes, bois-corps, feuilles, « bestioles » – qui donnent présence à un monde silencieux mais habité. Je me surprends, sur le chemin vers l’arrêt du tram, à regarder autrement les herbes sèches qui le bordent.
Reliquaire du bord du monde © Jephan de Villiers
Mort ou vivant ? La question se pose quand on entre dans l’univers de Jephan de Villiers. A Matagne, il dit aussi : « Mon apparition se fait dans le mouvement de la disparition, là où tout retombe. » Roger Pierre Turine, qui présente l’artiste dans un petit livre catalogue, « Le signe et la mémoire », écrit ceci en vibration avec l’œuvre : « Entrer en Villiers, c’est pénétrer un monde de la nuit aux semblances d’éternité, un monde mort qu’anime un esprit vivant. »
« Jephan de Villiers : le signe et la mémoire », jusqu’au 16 septembre 2018 à la Bibliotheca Wittockiana, Musée des Arts du livre et de la Reliure, Rue du Bemel 23, 1150 Bruxelles.
Commentaires
Quel magnifique billet!
Les œuvres de lui que tu montres ici sont, paradoxalement, si vivantes; et ces belles calligraphies!
L'envol me plaît particulièrement et comme je ne le connais pas du tout, je vais poursuivre grâce à tes liens, merci!
Merci, chère Colo. Il est parfois difficile de dire à quel point on est touché par une exposition, les vibrations ressenties. Heureuse que tu te glisses dans l'univers de Jephan de Villiers à ton tour.
Il y a quelques années, cet artiste était exposé régulièrement à la Halle Saint-Pierre à Paris ; j'étais fascinée par son monde imaginaire si inventif et élaboré. Je l'ai vu au moins trois fois, toujours avec le même bonheur. J'ai d'ailleurs au moins un livre sur lui. Tu me fais penser que je ne connais plus l'actualité de ce lieu, il faudrait que je me renseigne.
Fascinant, ce monde imaginaire de Jephan de Villiers, aux racines bien terrestres, c'est le mot. (Jamais visité ce musée de l'art brut et de l'art singulier.)
C'est un art singulier, il parle d'une autre vision du monde, je comprends que tu sois touchée, "A l'infini du ciel", "Les plumes de l'Archange", toutes ces écritures qui se déplient sont d'une exquise poésie. Merci pour cette belle découverte Tania, je note le nom de cet artiste qui ne doit laisser personne indifférent. Douce soirée d'été, à bientôt. brigitte
J'aime aussi ramasser des plumes. C'est une œuvre qui abolit la frontière entre mort et vie, ce à quoi je suis très sensible en cette période où j'y pense beaucoup. Belle soirée, Brigitte.
je ne connais pas du tout!
(il y en a, des choses à découvrir :-) merci Tania!)
C'est un musée où je me sens bien, je le reconnais ; j'aime ces expositions où les mots et l'art se donnent rendez-vous.
très beau billet, en effet, tania - j'irais bien y faire un petit tour, je verrai car la chaleur "tue" un peu mes envies de longues balades
Merci, Niki. Il tombe à l'instant quelques gouttes de pluie et l'atmosphère se rafraîchit un peu. Tu as jusqu'à la mi-septembre pour y aller, de toute façon. Bon week-end de fête nationale.
Bonsoir Tania, Le travail de l'encre, de la plume, la calligraphie m'ont toujours séduite, raison pour laqueles ton post me fait vibrer.
Jephan de Villiers, partage son temps entre Belgique et France ce qui me permet de mieux comprendre pourquoi ses papiers viennent des forêts de Gironde
Je suis heureuse que tu ressentes aussi ces vibrations, Chinou. J'ai préféré renvoyer à son site pour son parcours et rester centrée sur cette exposition peu commune.
Cela devait être magnifique. Très émouvant aussi. Je dirais plutôt très vivant. On sent là un souffle.
J'aurais aimé être là avec toi.
Bonne journée.
Merci d'être là, Marie. Bonne après-midi.
Quelle intéressante exposition de livres d'artistes, en particulier les pliants. Comme un accordéon!
Heureuse qu'ils vous plaisent, Jane. Merci pour le commentaire malgré les problèmes qui vous empêchent de signaler votre belle lanterne bleue - http://thebluelantern.blogspot.com/
Je ne connaissais pas du tout, c'est magnifique !
N'est-ce pas ? Un artiste attentif à la mémoire du monde.
Quelle belle exposition Tania, merci à toi de nous permettre de te suivre. J'aime beaucoup ces tons grisés et cette manière de donner un visage à une racine ou à des bouts de bois. Il ya quelque chose de magique, qui nous ramène loin dans l'enfance. Et puis les plumes que l'on ramasse toujours et les nids que l'on garde aussi comme pour mieux intégrer la nature. Un grand merci !
L'exposition a le mérite de rendre plus attentif aux différentes voies explorées par cet artiste - à suivre, oui. Bonne fin de journée, Annie.
Il nous reste quelques semaines pour découvrir l’esprit créatif qui anime les relieurs de ces éditions limitées à la Bibliotheca Wittockiana. Un but pour une promenade d'été à Bruxelles,
En regardant l'exposition de ces belles reliures, j'ai pris plaisir aussi à lire les étiquettes avec ce vocabulaire spécifique de la reliure où tout un art (ou un artisanat) s'exprime.
étrange, tout cela mais je reste suspendue à la calligraphie, sans alphabet où chacun inscrit sa part de rêve. Artiste, artisan, rêveur... Pour notre bonheur tu établis le lien entre l'œuvre et le spectateur. Merci
Etrange, singulier, magique, oui.