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Culture - Page 137

  • Combler les silences

    « Alors ça ne commence pas par l’Algérie. Ou plutôt si, mais ça ne commence pas par Naïma. » J’ai mis du temps avant de me décider à ouvrir L’art de perdre d’Alice Zeniter. Tant a été dit sur ce roman où, de « L’Algérie de Papa » à « Paris est une fête » en passant par « La France froide », la romancière raconte comment Naïma explore ses racines familiales, laissées longtemps de côté.

    Employée dans une galerie parisienne, elle sent que le temps est venu pour elle de répondre à cette question : « Est-ce qu’elle a oublié d’où elle vient ? » La voici donc qui se met en quête du passé. Son histoire de l’Algérie est d’abord celle du grand-père Ali, paysan kabyle, qui s’est engagé en 1940 dans l’armée française et, au retour, réussissant à s’emparer d’un pressoir à huile emporté par les flots dans « l’oued grossi par la fonte des neiges », a mis sa famille à l’abri du besoin en exploitant une oliveraie dans la montagne.

    Ali a eu deux filles d’un premier mariage, puis enfin, en secondes noces avec la jeune Yema, un garçon : Hamid, le père de Naïma. Pour arriver à raconter l’histoire d’une famille à partir de quelques images devenues légendes, « la fiction tout comme les recherches sont nécessaires, parce qu’elles sont tout ce qui reste pour combler les silences transmis entre les vignettes d’une génération à l’autre. »

    Ali s’est enrichi avec ses frères sur les territoires de la crête, ce qui leur vaut dans le village une réputation de quasi « notables ». Aussi quand l’indépendantiste Messali Hadj commence à faire parler de lui par ses critiques envers les Français, Ali ne le soutient pas. D’abord parce que ce révolutionnaire n’aime pas les Kabyles et rêve d’une nation arabe, et aussi parce qu’Ali est vice-président de l’Association des anciens combattants à Palestro. Les premières attaques du FLN qui s’en prennent à des civils ne lui plaisent pas.

    La guerre d’Algérie leur fera tout perdre. Ali arrive avec sa famille en France en 1962, comme la plupart des harkis, pour échapper aux règlements de compte – les nationalistes les considèrent comme des traîtres. D’abord placés dans un camp à Rivesaltes, puis envoyés à Jouques, « dans un hameau de forestage nouvellement ouvert », eux qui se croyaient des Français découvrent une existence à l’écart, froide, précaire. Hamid, l’aîné des neuf enfants d’Ali et Yema, n’a qu’un rêve : « se mêler aux Français ». Il s’applique à l’école.

    Puis ils déménageront à Flers. « La Kabylie et la Provence étaient une succession de silhouettes d’arbres, de crêtes et de maisons à moitié mangées de lumière. Elles étaient faites de taches de couleur qui dansaient entre les paupières difficilement tenues entrouvertes. […] Mais le ciel gris de Normandie ne cache rien. Il est neutre. […] C’est comme si le ciel regardait ailleurs. » Les enfants « parlent de moins en moins à leurs parents » : la langue les éloigne peu à peu, l’arabe de l’enfance recule derrière le français qui nomme et qui donne forme au monde dans lequel ils grandissent. Les parents en souffrent, mais les encouragent.

    J’ai aimé la manière non linéaire choisie par Alice Zeniter. Dès le début, elle part du présent pour remonter le temps et elle y revient régulièrement, surtout dans la dernière partie. Naïma portait en elle, sans le savoir vraiment, l’histoire de son grand-père, de son père, des siens. Se rendre à Alger pour préparer une exposition et, inévitablement, pour remonter là où leur histoire familiale a commencé, est un défi à haut risque pour la petite-fille d’Ali. Les descendants des harkis n’y sont pas les bienvenus, comment réagira le reste de la famille restée là-bas ?

    Le beau titre du roman (Prix Goncourt des lycéens et Prix littéraire du Monde en 2017, entre autres) est tiré d’un poème qui ne l’est pas moins, d’Elizabeth Bishop. Si vous n’avez pas encore ouvert L’Art de perdre, qui réussit à parler de l’Algérie autrement que dans l’histoire officielle, je vous recommande ce roman tout près des êtres et des choses. Comme indiqué sur la quatrième de couverture, « ce livre est aussi un grand roman sur la liberté d’être soi, au-delà des héritages et des injonctions intimes ou sociales ».

  • Tourbillon

    turine,la théo des fleuves,roman,feuilleton radiophonique,france culture,littérature française,tsiganes,roms,europe,xxe,culture,écrivain belge« Où se vit la vraie vie, au sud ou au nord de la ville ? Elle croise une femme tenant un petit garçon par la main. Spontanément, Théodora sourit avant de lui parler. Elle cherche du travail, elle peut faire du ménage, son mari peut faire du jardinage, Théodora explique où ils habitent, leurs conditions de vie. « Nous savons lire et écrire. » Elle s’empêtre dans des explications. « Nous n’avons rien, nous revenons des camps. » La femme ne l’écoute pas, détourne la tête. Théodora entend la femme dire à son garçon « Tu dois te méfier des gens comme cette femme. Il ne faut pas leur parler ni les écouter, mais s’en détourner. Ne pas jouer avec leurs enfants, mais changer de trottoir. Tout ce qu’ils disent est mensonge et baratin. Ils sont la plaie du pays. » Théodora demande à la femme, à personne « La guerre n’est-elle pas finie pour nous aussi ? »
    Un mot, tel un tourbillon, s’affole en elle « Pourquoi ? » »

    Jean Marc Turine, La Théo des fleuves

    Photo Pinterest

  • Théodora des fleuves

    Trois citations ouvrent La Théo des fleuves de Jean Marc Turine, elles me guideront pour évoquer ce roman qui retrace l’existence de « la vieille Théodora », tsigane, femme libre, « enfant du fleuve ».  Il est dédié « à Frederika Kraznaï, Tsigane hongroise, rescapée des camps nazis, rencontrée à Strasbourg en 2002 » (ce qui m’a rappelé un beau portrait photographique de Tsigane vu au dernier étage de la Kazern Dossin).

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    « La lumière ne sait pas ce qu’elle fait, soupire la vieille Théodora, elle a la fantaisie de l’enfance, l’innocence de la musique, la fulgurance de l’amour, et elle garde la mémoire des crimes inavoués, inavouables, perpétrés au nom de doctrines scélérates, d’intérêts partisans ou d’idéologies hégémonistes. » Sur son chemisier rouge groseille, elle porte un collier en or, des perles de corail, une chaîne en argent où sont suspendues des pièces de monnaie. Bagues et bracelets, jupe noire, peau fripée. Le jeune Tibor la promène dans sa chaise roulante, il lui sert de guide. Elle est revenue dans sa région natale, dans les faubourgs pauvres d’une ville portuaire sur les rives du Danube.

    Première épigraphe : « Il faut concéder à chacun le pouvoir de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense. » (Spinoza) Autour de la vieille femme, on ne comprend pas qu’elle soit revenue « dans le trou du cul du monde ». Eux sont restés, fatalistes ; selon Théodora, ils n’ont pas « regardé le fleuve dans sa puissance », ils ont eu « peur des rencontres, des brassages ». Ils se plaignent de la liberté retrouvée après la chute du communisme qui les a appauvris, tandis que d’autres s’enrichissaient « au-delà de tout entendement. »

    Théodora n’utilise pas le mot « tsigane » lancé comme une insulte, elle dit qu’ils sont « nègres blancs ou enfants du vent ». « Les femmes tsiganes ne pleurent pas », dit une chanson que lui chantait sa mère. Elle n’a qu’un conseil à donner : « Va comme je l’ai fait, même sans savoir où tu vas. » Aladin, son amour d’adolescence, qui l’a séduite avec son accordéon, est aussi revenu au pays, il y est mort quelques semaines avant qu’elle quitte à son tour son pays d’adoption.

    En 1934, l’été de ses quinze ans, son père l’a obligée à épouser Vassili, vingt ans, un dresseur de chevaux réputé. La nuit de noces a été atroce, il l’a prise de force. Ses parents n’avaient pu la dompter, il le ferait, pensaient-ils. Aladin, qui a joué magnifiquement à la fête pour celle qu’il aimait, l’a poussée à s’en aller : « Apprends à lire, à écrire, accorde-toi cette force. Une fois cette indépendance acquise, personne ne pourra te l’enlever. » Quand la belle Théodora danse, avec ses longs cheveux noirs, tous les hommes envient Vassili. Elle voudrait rejoindre Aladin dans sa cabane sur l’Ile aux oiseaux, elle ne peut plus le faire.

    Son ventre s’arrondit, son mari est fier du fils à venir, mais une nuit où elle se refuse, il la frappe – elle perd son enfant. Alors elle se décide, apprend à lire et à écrire. Quand Vassili sort de prison (pour des coups de couteau lors d’une bagarre), elle ne lui dit pas tout de suite qu’elle est à nouveau enceinte. Il l’accusera d’attendre l’enfant d’un autre. Elle montre à sa mère le cahier dans lequel elle écrit, mais celle-ci ne sait pas lire et n’a qu’un livre, « la vie » reçue, donnée.

    Les paroles de la mère sur son livre de vie sont très belles, hymne à la terre, à l’eau, au vent – « La foulée tsigane est une déambulation infinie ». Le style lyrique porte bien les fulgurances de cette sagesse transmise. Avant d’être publié, le roman La Théo des fleuves (prix des Cinq Continents de la Francophonie 2018) a été diffusé en feuilleton radiophonique sur France Culture en 2010.

    « Notre espérance est le flambeau de la nuit : il n’y a pas de lumière éblouissante, il n’y a que des flambeaux dans la nuit. » (Edgar Morin, deuxième épigraphe) Les Tsiganes sont déclarés indésirables, traqués, assassinés. Théodora voit leur campement entouré par la Garde de fer, des balles tirées contre la moindre résistance, la jeune Euphrasia violée par des miliciens, anéantie. Un autre déchire la poitrine de Théodora à coups de lanière, puis jette ses affaires, son cahier au feu. Sa fille Carmen pleure. Les miliciens repartent, divertis.

    « Pourquoi ? », « le mot passe de bouche en bouche ». A 22 ans, lors des premières déportations massives, elle s’échappe avec sa fille dans la forêt, trouve  de quoi manger ou vole dans les fermes et les champs. Un petit garçon circoncis, Nahum, les y rejoint, il sera son deuxième enfant, s’accrochera à elle jusque dans les camps de travaux forcés, où Carmen meurt. Libérés, ils retrouveront Aladin qui a également connu l’enfer, seul survivant de sa famille. Ils vivent ensemble, puis partent à la capitale. Théodora voudrait enseigner, ne trouve pas de travail, décide de les quitter et de repartir ailleurs.

    « Le fond du cœur est plus loin que le bout du monde. » (Proverbe chinois, troisième citation) Le périple de Théodora, vous le découvrirez en suivant le sillage de cette femme rebelle, femme libre, femme-mots, et en particulier sa formidable rencontre avec Joseph, le capitaine du « Sâmaveda », à bord duquel elle rêve de l’accompagner. La Théo des fleuves est une traversée de l’histoire des Roms au XXe siècle, incarnée dans un personnage magnétique.

  • De lumière

    norge,de lumière,poésie,littérature française,écrivain belge,soleil,nuages,drôme provençale,cultureDans l’étrange lumière solaire
    Un étrange olivier sommeillait
    La cigale au silence rongeait
    D’une calme, une égale colère
    Et le temps pour toujours semblait faire
    De cette heure un cristal solitaire.
    Sur une autre planète, est-ce vrai
    Qu’il existe des cœurs et des guerres,
    Des travaux, des saisons, des palais
    Quand ici le néant est parfait
    Dans l’étrange lumière ordinaire.

    Norge (Goût du bonheur)

  • Profonde Rose

    Soleil couchant, soleil levant,
    Gros soleil toujours prêt à pondre.
    Mais, ni derrière ni devant,
    La syllabe qui sait répondre.

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    Tes petits jours, ô paysan,
    Bien au chaud dans ta main serrée,
    Tes petits jours, tes petits ans,
    O tes jours de fine cendrée,

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    Je les vois jusqu’au fond du sang,
    Et fer et chair et glaise et glose,
    Mais dis-moi, la profonde rose,
    L’as-tu respirée en passant ?

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    Or voici le vin du pays,
    Cul-terreux, levons notre verre
    Et dis-moi si tu l’as cueilli,
    Ce fleuron qui fendait les pierres.

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    Soleil levant, soleil couchant,
    Ta joie est entre deux soleils,
    Ta joie est dans ce mince chant
    Où s’élance un bouton vermeil.

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    Mais va l’arracher si tu l’oses,
    Paysan, ta profonde rose !

    Norge (Goût du bonheur)

    Lumières du soir en Drôme provençale, IX/2020 (Photos T&P)