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Culture - Page 134

  • Exaltation

    Yehoshua couverture.jpg« S’il devait mettre en scène un film en Espagne, Mozes estime qu’il y ferait figurer non seulement la concierge de nuit de l’hôtel et le pèlerin, mais aussi cet homme-là pour qu’il exprime tout ce qui lui passe par la tête pendant une demi-minute. Car il paraît doué d’un réel talent de comédien pour mouliner ses propos à un débit trépidant et d’une voix mélodramatique, sans une pause, face à un interlocuteur qui ne comprend pas un traître mot, convaincu, sans doute, que la musique et l’exaltation de sa voix sont capables d’endoctriner une oreille bouchée. A en juger par la paralysie qui a frappé la serveuse figée sur place, cafetière en main, son emphase a l’air de captiver le tout-venant, fût-il ignorant du contexte et du sujet. Mais, lorsque Mozes perçoit à plusieurs reprises les noms de Kafka et de Trigano et voit l’Espagnol évoquer, de ses mains frêles, l’animal et la sinagoga et, de là, passer au servicio militar et au desierto, pour arriver au tren et à l’accidente, il comprend que ce puits de science a pénétré au plus profond de ses œuvres anciennes et tente de les synthétiser en une somme philosophique. »

    Avraham B. Yehoshua, Rétrospective

  • Rétrospectivement

    Hasard des emprunts à la bibliothèque, l’intrigue de Rétrospective, un roman d’Avraham B. Yehoshua (2011, traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche), se déroule dans sa plus grande partie à Saint-Jacques-de-Compostelle. Yaïr Mozes, un réalisateur israélien, y est invité à une rétrospective de trois jours en son honneur. Ruth l’accompagne, l’actrice qui fut sa muse et la compagne du scénariste de ses premiers films, devenue « la compagne de voyage attitrée de Mozes ou, plus précisément, une « figure » qu’il a prise sous son aile. »

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    Mattheus Meyvogel, Charité romaine, Rome, vers 1628

    Juan de Viola, le directeur des archives cinématographiques (un prêtre consacré, découvrira-t-il avec étonnement), lui annonce un programme chargé : deux films au moins par jour, plus les repas et les débats, qui devraient être nourris, vu l’abondance des questions déjà formulées par des professeurs et des étudiants curieux du « cinéma de l’Etat juif », sans compter celles des amateurs.

    Mozes et Ruth logent au luxueux parador en face de la cathédrale où on leur a réservé une grande chambre avec un lit double au lieu de deux chambres – cela leur est déjà arrivé, ils s’en accommodent chastement. Fatiguée, Ruth s’est vite glissée sous l’énorme édredon. Mozes s’inquiète pour elle, qui refuse de faire de nouveaux examens sanguins prescrits par son médecin traitant. Quand il se couche, il remarque au mur un tableau étrange : « un homme chauve au torse dénudé, assis ou agenouillé aux pieds d’une jeune fille à la poitrine découverte ». Puis il ôte ses lunettes et ses appareils auditifs et finit par s’endormir.

    Au réveil, il examine de plus près la « mystérieuse scène mythologique » et découvre son titre, « Caritas romana, Charité romaine ». Mozes se demande si Trigano connaissait ce sujet, si proche de la raison de leur rupture brutale, à la suite d’une scène qu'il avait annulée à la fin d’un film. Une jeune femme (jouée par Ruth), qui venait de quitter la clinique après avoir accouché d’un enfant donné à l’adoption, était censée allaiter un vieillard dans la rue. L’actrice était si mal à l’aise au moment du tournage, malgré le paravent placé pour la soustraire aux regards, qu’elle s’était réfugiée dans le camion de la production. En l’apprenant, Trigano avait voulu la convaincre de reprendre la scène, mais Ruth n’avait pas cédé. Furieux, le jeune scénariste, « jadis le disciple bien-aimé et fidèle de Mozes », avait rompu définitivement avec le réalisateur et avec sa compagne.

    Rétrospective raconte par le menu le déroulement de ces trois journées à Saint-Jacques-de Compostelle. Il y est abondamment question de cinéma, forcément. Yaïr Mozes est étonné du choix des films – uniquement ses premières réalisations, celles dont Trigano avait écrit le scénario –  et du doublage particulièrement soigné des projections en espagnol. Il apprendra par la suite que celui-ci a été supervisé par Trigano lui-même, qui hante véritablement les pensées du cinéaste.

    Saint-Jacques-de-Compostelle constitue un fabuleux décor pour cette histoire, la cathédrale en particulier, qu’ils voient de leur chambre donnant sur la place et qu’ils visitent. Avraham B. Yehoshua explore la mémoire du réalisateur, ses souvenirs des tournages et de ses relations avec Trigano, avec Tolédano, son directeur de la photographie décédé, tombé lui aussi amoureux de Ruth. La Charité romaine (peinte par Mattheus Meyvogel, a-t-il appris) l’obsède jusqu’à son retour en Israël, où tout ce que la rétrospective a réveillé en lui va se prolonger : préoccupations, rencontres, questions intimes.

    Rétrospective aborde également la situation en Israël, évoquée métaphoriquement dans les films du réalisateur, et de façon très concrète lorsque Mozes se déplace dans des zones troublées par le conflit israélo-palestinien. Il veut savoir quel rôle a joué Trigano dans cette rétrospective espagnole et se demande si son scénariste, l’ancien complice, lami devenu son ennemi (il refuse tout contact), connaît les véritables raisons pour lesquelles Ruth a refusé de jouer la scène proche de La Charité romaine, raisons qu’elle a révélées à Mozes durant leur séjour.

    Le titre en hébreu, « חסד ספרדי », signifie « Grâce espagnole » (Wikipedia). Il faut aller au bout des cinq cents pages du roman pour découvrir la scène finale extraordinaire conçue par le romancier. Mozes, malgré son âge, veut continuer son œuvre cinématographique et il retournera à Saint-Jacques. Yehoshua, né à Jérusalem en 1936, met en scène dans Rétrospective (prix Médicis étranger 2012) un trio de personnages particulièrement intéressants. Mozes, en retrouvant les intentions de ses premiers films ; Ruth, encore belle, troublée de se revoir dans sa jeunesse ; Trigano, avec sa rébellion.  Le temps, l’âge les met tous à l’épreuve, sans éteindre en eux la flamme qui les fait souffrir, qui les fait vivre.

  • Vêpres à Zenarruza

    rufin,immortelle randonnée,compostelle malgré moi,chemin de saint-jacques de compostelle,récit,littérature française,pèlerinage,marche,chemin du nord,espagne,nature,culture,spiritualité« La magie entêtante de la prière nous avait tous saisis. C’est une des particularités du Chemin que d’offrir au pèlerin et quelles que soient ses motivations, des instants d’émotion religieuse inattendue. Plus la vie quotidienne du marcheur est prosaïque, occupée d’affaires d’ampoules douloureuses ou de sac trop lourd, plus ces instants de spiritualité prennent de force. Le Chemin est d’abord l’oubli de l’âme, la soumission au corps, à ses misères, à la satisfaction de mille besoins qui sont les siens. Et puis, rompant cette routine laborieuse qui nous a transformés en animal marchant, surviennent ces instants de pure extase pendant lesquels, l’espace d’un simple chant, d’une rencontre, d’une prière, le corps se fend, tombe en morceaux et libère une âme que l’on croyait avoir perdue. »

    Jean-Christophe Rufin, Immortelle randonnée

  • Vers Compostelle

    Beaucoup d’entre vous ont déjà lu Immortelle randonnée de Jean-Christophe Rufin. J’étais intriguée par ce « Compostelle malgré moi » (en sous-titre) et curieuse, bien sûr, de ce célèbre chemin de pèlerinage ou de randonnée qui ne cesse d’attirer du monde, croyant ou pas.

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    Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/P%C3%A8lerinage_de_Saint-Jacques-de-Compostelle

    Ce qui m’a plu tout de suite, c’est le ton du récit. Rufin dit les choses telles qu’il les a vécues, ressenties, en s’appuyant d’abord sur les aspects concrets de l’entreprise. Comment s’inscrire et obtenir la « credencial », le carnet à faire tamponner aux étapes, le choix du point de départ et du chemin – pour lui, en partant d’Hendaye, ce seront huit cents kilomètres – « environ quarante jours » – vers Compostelle par le nord (en passant par Irun, Bilbao, Santander, Oviedo).

    Bien sûr, l’état d’esprit diffère d’un marcheur-pèlerin à l’autre et aussi selon qu’on marche seul ou à deux voire en groupe. Si l’auteur a choisi cet itinéraire, c’est parce qu’il est moins fréquenté que le Camino frances. Il tient à cheminer seul et surtout, autant que possible, à dormir seul – impossible pour lui de trouver le sommeil en collectivité. Il emporte une tente légère dans son sac à dos.

    Lire Immortelle randonnée, c’est donc l’accompagner dans cette entreprise et découvrir avec Rufin, de son point de vue forcément, en quoi consiste ce « pèlerinage » ancien vers Saint Jacques, sur les traces du roi Alfonse II qui le premier s’est rendu à Compostelle pour voir les reliques du saint, pour les « Jacquets » des temps contemporains. Le récit en aborde tous les aspects : chaussures, ravitaillement, balises, auberges, rencontres, solitude, météo, motivations, fatigue, religion, commerce, tourisme, beautés et laideurs.

    Le plus fascinant, qui se dessine peu à peu à la lecture, c’est la transformation qui se produit à la longue, décrite avec simplicité et sincérité, m’a-t-il semblé. La réalité des paysages traversés s’écarte du chemin imaginé, les motivations de départ font place à d’autres. Non seulement le corps se façonne aux aléas du chemin, mais l’esprit aussi, l’idée qu’on se faisait du chemin, des autres et de soi-même. On croit faire le chemin et c’est le chemin qui vous façonne. « Le Chemin est une alchimie du temps sur l’âme. »

    Ainsi cette confidence : « Sans doute ne suis-je pas le seul à goûter les choses et les êtres au moment où ils nous quittent. Mais j’ai poussé plus que d’autres le vice ou la gourmandise jusqu’à m’éloigner souvent de ce que j’ai de plus cher, pour en mesurer le prix. Jeu dangereux où l’on peut gagner beaucoup, mais où il y a encore plus à perdre. » Ou encore « Le Chemin réenchante le monde. »

    Comme il l’explique à la fin, Jean-Christophe Rufin n’a pas pris de notes en chemin, ce n’est que bien plus tard qu’il cèdera à la demande de deux amis éditeurs de mettre par écrit ce qu’il leur racontait. Ce n’est donc ni un carnet ni un guide de voyage sur le chemin de Saint Jacques de Compostelle. L’écrivain ne recourt à l’histoire ou ne décrit un lieu que parce qu’il y a mis les pieds, sans se donner en exemple ni prétendre à une quelconque performance. Immortelle randonnée est le partage d’une aventure personnelle.