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Culture - Page 135

  • Granite

    le clézio,chanson bretonne,l'enfant et la guerre,deux contes,littérature française,récit,bretagne,nice,roquebillière,guerre 40-45,enfance,famille,culture« Cette sauvagerie, j’aimerais mieux dire cette étrangeté, je l’ai ressentie un jour, près de Penmarc’h, en découvrant au milieu de la lande une large pierre plate, pareille à un bateau de granite, recouverte par des lignes géométriques, tel un message mystérieux laissé par les hommes de la préhistoire. Puis j’ai compris que c’était simplement un site de polissage d’outils de pierre. Les outils et les hommes ont disparu, mais la pierre à polir est restée enchâssée dans son écrin d’ajoncs, dans l’état où les usagers l’ont laissée il y a dix mille ans. Cette impression d’un temps immuable, où les siècles se touchent, où on peut toucher le temps avec ses doigts. »

    J.M.G. Le Clézio, Chanson bretonne

  • Le Clézio se raconte

    « Je n’en ferai pas le récit chronologique. Les souvenirs sont ennuyeux, et les enfants ne connaissent pas la chronologie. Les jours pour eux s’ajoutent aux jours, non pas pour construire une histoire mais pour s’agrandir, occuper l’espace, se multiplier, se fracturer, résonner. » Ces mots au début de Chanson bretonne, de J.M.G. Le Clézio (suivi de L’enfant et la guerre, sous-titré Deux contes), donnent bien le ton de ces récits qui refluent vers la source de l’enfance. Il raconte, il se raconte.

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    L’écrivain dit avoir grandi avec l’idée qu’ils étaient des Bretons – « et qu’aussi loin que nous puissions remonter nous étions reliés par ce fil invisible et solide à ce pays ». Après avoir évoqué son père dans L’Africain, sa mère dans Ritournelle de la faim, c’est sur sa propre expérience qu’il revient ici. D’abord en retournant à Sainte-Marine, le village breton où ils se rendaient en famille chaque été, quand il était enfant (ils habitaient Nice).

    Le pont de Cornouaille, en plus d’avoir fait disparaître le bac qui emmenait en dix minutes de l’autre côté de la rivière, à Benodet, a « rapetissé le paysage ». Dans le village de son enfance, une « longue rue de terre graveleuse » conduisait à la pointe et aux maisons bretonnes, la plupart « si pauvres et si anciennes », et aux villas des « Parisiens » avec leurs grands parcs, « arrogantes et prétentieuses ». Un seul commerce à l’époque, où on vendait de tout. Une seule source d’eau potable, la pompe communale, à bras – on y envoyait les enfants chercher de l’eau, deux fois par jour.

    Les enfants du village se moquaient de son frère et lui, qui venaient d’ailleurs, « mais somme toute plutôt moins moqués que nous ne l’étions dans le Sud, peut-être parce que malgré tout nous leur ressemblions, et que nous étions capables de rétorquer quelques mots dans leur langue. » Beaucoup de mots bretons émaillent le texte de Le Clézio, qui n’en revient pas de la dizaine d’années qui ont suffi pour que « la musique de la langue bretonne » cesse de résonner.

    La fermière chez qui ils allaient chercher le lait – « Elle parlait cette langue chantante du pays bigouden » –, les chemins creux entre champs et bosquets, la fête de la mi-août au château du Cosquer (dont la photo figure au début du récit), la moisson, les nuits d’été… Le Clézio ouvre en quelques pages des fenêtres sur son enfance en Bretagne, comparant les choses d’alors et celles d’à présent, remontant le temps « non comme une confession ou un album de souvenirs, mais comme une chanson bretonne, un peu entêtée et monotone […]. »

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    L’enfant et la guerre remonte à une autre source et dans un autre village, Roquebillière (Alpes-Maritimes). (Il vient d’être dévasté par la tempête Alex. Pour moi qui n’y suis jamais allée, ce nom restera lié à cette petite maison emportée par la crue sauvage de la Vésubie, où un couple de vieilles personnes a péri.) Au début du second récit de Le Clézio, on voit cette photo ancienne du clocher de l’église des Templiers et des baraquements des sinistrés (de 1926 ?).

    Né à Nice le 13 avril 1940, l’écrivain qui a vécu ses cinq premières années dans la guerre n’en a que « des sentiments, des sensations, ce flux mouvant qui porte un enfant entre le jour de sa naissance et le tout début de la mémoire consciente, à l’âge de cinq ou six ans. » Tout ce qui arrivait lui paraissait « normal », l’interdiction de sortir, de regarder par la fenêtre, le fait de rester « à l’abri ».

    Il se souvient de l’explosion d’une bombe dans le jardin de l’immeuble où vivait sa grand-mère à Nice, alors qu’il était dans la salle de bains de l’appartement au sixième étage, et d’avoir poussé un cri « strident ». Toutes les vitres du quartier avaient été soufflées, la bombe pesait 277 kilos – à présent, note-t-il, les bombardements lâchent sur les civils des bombes de 2000 kilos. Ses grands-parents avaient quitté Paris où ils avaient tout perdu juste avant la guerre pour s’installer au soleil, près de la mer, dans une ville où les loyers étaient restés bas.

    Dans la zone dite « libre », eux qui ne sont ni juifs, ni riches, ont le tort d’être citoyens britanniques – « la nation que les Allemands détestent le plus ». Aussi vont-ils se réfugier à Roquebillière dont les habitants, comme ceux de Saint-Martin, se montrent généreux envers les fugitifs, quels qu’ils soient. Le Clézio a grandi là au milieu des femmes, « soumises à la guerre comme elles pouvaient l’être, à cette époque, à l’autorité absolue des hommes ».

    En haut du village, ses grands-parents, sa mère, son frère et lui occupaient un petit appartement au premier étage d’une maison, au-dessus d’une remise. Une photo de l’été 1943 rappelle la moisson à l’ancienne, les gerbes de blé prises à pleines mains et données au paysan « qui les lie en faisceaux et les place debout dans le champ », des gestes « hors du temps ». Il vivait là sans le savoir « les derniers instants de la civilisation agricole » d’avant les machines.

    La faim, Le Clézio l’a vécue « de l’intérieur », ce n’est que d’elle qu’il se souvient : « un vide, au centre de mon corps, tout le temps, à chaque instant, un vide que rien ne peut combler, que rien ne peut rassasier ». « Etre né dans une guerre, c’est être témoin malgré soi, un témoin inconscient, à la fois proche et lointain, non pas indifférent mais différent, comme pourrait l’être un oiseau, ou un arbre. On était là, on a vécu cela, mais ça n’a pris de sens que par ce qu’on a appris par les autres, plus tard (trop tard ?). »

  • L'amitié

    vivian gornick,la femme à part,récit,littérature anglaise,etats-unis,new york,culture« Au meilleur de soi-même. Pendant des siècles, ce fut le concept clef de toute définition de l’amitié : l’ami est un être vertueux qui s’adresse à la vertu elle-même. Combien ce concept nous est à présent étranger, nous autres enfants de la psychanalyse ! De nos jours, nous ne cherchons pas à voir, encore moins à affirmer, le meilleur de nous-même en l’autre. Au contraire, c’est la transparence dont nous faisons preuve envers nos émotions négatives – la peur, la colère, l’humiliation – qui stimule les liens de l’amitié contemporaine. Rien ne nous attire davantage vers quelqu’un que la sincérité avec laquelle nous affrontons notre plus grande honte en sa présence. Coleridge et Wordsworth craignaient de se livrer. Nous adorons ça. »

    Vivian Gornick, La femme à part

  • Voix new-yorkaises

    Une femme en imper traverse une rue sous la pluie : la photo de couverture m’a fait mettre la main sur La femme à part de Vivian Gornick. Cette New-Yorkaise, « critique littéraire et écrivain », raconte dans The Odd Woman and The City (2015, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Laetitia Devaux) ses déambulations en ville, ses rencontres et observations, ses lectures. Dans ce livre de souvenirs (« a memoir »), les détails personnels ont été modifiés, précise-t-elle, la chronologie, des personnages et des scènes sont « composites ».

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    Leonard, « un homme gay et spirituel », est son interlocuteur privilégié : « Leonard et moi partageons le même goût pour la politique du préjudice. Le sentiment exalté d’être né dans un ordre social préétabli et injuste flambe en nous. » Depuis plus de vingt ans, ils se voient une fois par semaine pour une promenade, un café, pour parler surtout. « L’image de soi que chacun projette sur l’autre est l’image mentale que nous avons de nous – celle qui nous permet de nous sentir complet. » Tous deux ont le même problème : « un net penchant pour le négatif ».

    Avec une grande liberté de ton, cette femme à part – « odd » signifie « étrange, bizarre », on lira plus loin d’où vient le titre – rend compte de leurs conversations, les commente. Elle met par écrit les paroles, les échanges, les gestes dont elle a été témoin dans la journée. On parle, on se parle beaucoup dans les rues de New York qu’elle fréquente, elle écoute, elle intervient. C’est sa vision d’« une ville où aucun de nous ne va nulle part, car nous sommes déjà là, nous autres les éternels spectateurs du poulailler qui arpentons ces artères misérables et merveilleuses à la recherche de notre reflet dans les yeux d’un inconnu. » Elle se sent proche de Samuel Johnson marchant dans Londres au dix-huitième siècle « pour apaiser sa dépression chronique ».

    Vivian Gornick a grandi dans le Bronx en rêvant de Manhattan, le centre du monde dont elle se sentait alors très loin. A quatorze ans, elle a commencé à prendre le métro pour « parcourir Manhattan de long en large, tard les soirs d’hiver ou dans la chaleur de l’été. » Rentrée dans le Bronx, elle attendait que sa vie commence. « Dès que je serais assez grande, New York m’appartiendrait. »

    « Les trottoirs de cette ville sont couverts de gens qui tentent d’échapper à l’emprisonnement de la mélancolie pour embrasser la promesse de l’espoir. A certains moments, New York semble chanceler sous l’impact. » De sa mère, elle a hérité une conception tchekhovienne de l’existence. Surtout après la mort de son père – « la bonne personne » que sa mère avait eu la chance d’épouser –, celle-ci ressentait une insatisfaction perpétuelle. « Moi, j’errerais pour le reste de ma vie dans le purgatoire de l’exil volontaire, toujours en quête de la bonne personne à qui parler. » Fatiguée de chercher « l’Amour avec un grand A, le Travail avec un grand T », elle lit, écrit, finit par épouser un scientifique : un bon camarade, un certain confort de vie, mais ce n’était pas « le bon », ils ont bientôt divorcé.

    Quelques pages sur l’atmosphère « indescriptible » après le 11 Septembre, sur les gens dans le métro, dans le bus. Ceux dont on découvre la vie en lisant comptent aussi beaucoup dans sa vie, comme Mary Britton Miller « devenue une Femme à part » à vingt-huit ans en s’établissant à New York (1911) « où elle vécut seule et écrivit pendant toute sa longue vie ». Dans ses romans signés Isabel Bolton, « elle s’accommode de la vie parce qu’il y a la ville à aimer », son véritable sujet, selon Vivian Gornick, indissociable de la solitude, angoissante, mais à laquelle les êtres humains comme elle sont réticents à renoncer.

    Elle rend visite à une écrivaine de sa connaissance, qui a été obligée par l’arthrite d’entrer dans une maison médicalisée à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. Du confort et des soins attentifs, mais quasi plus personne avec qui parler vraiment – « des bavardages, ça oui, lui dit-elle. Mais une conversation comme celle que nous avons là ? Jamais. » Et pourtant, stoïque, elle s’y intéressait à son entourage, « son goût de romancière pour les bizarreries de l’humanité l’y aidait. »

    Vivian Gornick évoque beaucoup de ces femmes qui font face ou n’y arrivent pas. Comme Constance Woolson devenue l’amie d’Henry James en Italie, suicidée à Venise. Comme Evelyn Scott, une écrivaine des années vingt dont tout moderniste de Greenwich Village connaissait le nom – un bouquiniste amateur tombé en possession de ses lettres, journaux et manuscrits a publié sa biographie (intitulée Pas mal pour une femme) dont elle se régale.

    « A la fin du dix-neuvième siècle, plusieurs génies littéraires ont écrit de grands livres sur les femmes des temps modernes. En l’espace de vingt ans ont paru Jude l’Obscur par Thomas Hardy, Portrait de femme d’Henry James, Diana of the Crossways de George Meredith. Aussi perspicaces que fussent ces romans, c’est Femmes à part de George Gissing qui me parle le plus. J’ai l’impression que ses personnages sont les hommes et les femmes de mon entourage. […] Gissing a trouvé le mot juste : nous sommes les femmes « à part ». » (La traductrice signale dans ses remerciements avoir modifié le titre habituel de la traduction française, Femmes en trop).

    Grande marcheuse (dix kilomètres à pied par jour pendant des années) et grande lectrice, Vivian Gornick restitue de façon très vivante ces moments intenses que sont les rencontres dans le monde et dans les livres. Parmi toutes ces voix new-yorkaises, je n’oublierai pas celle de John Dylan, un grand comédien du Public Theatre qu’elle avait souvent croisé, devenu aphasique après une attaque. Elle raconte une lecture à laquelle il l’avait invitée, dans son appartement, des Textes pour rien de Beckett et conclut, émue et émouvante : « Je savais que je venais d’entendre Beckett – de l’entendre vraiment – pour la toute première fois. »

  • Octobre

    Octobre a ramené tous les gris des ciels pluvieux mais aussi des couleurs dans mon jardin suspendu. Les cosmos (en pot) malingres tout l’été fleurissent généreusement, leurs corolles d’un rose violacé dansent au moindre souffle. Les feuilles pâlissantes du ginkgo biloba ne dansent pas, elles frémissent, elles s’accrochent, quelques-unes sont déjà à terre (façon de parler). La clématite, en face, est entrée dans la danse d’automne avec deux nouvelles fleurs.

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    Henri Le Roux, Jardin aux tournesols et potirons, 1922

    La tendance est ici au mauve – avec les asters et un pélargonium – tandis que les allègres dipladenias (mandevillas) trompettent en rose vif et que les bidens, tenaces depuis un an et demi, tiennent la note jaune citron. Les verts ? Douchés jour après jour, ils reprennent du poil de la bête, pour la plupart, avant de virer. Ils font notre bonheur de citadins haut perchés. Au pied de la clématite, derrière une petite plante grasse posée à son pied pour lui faire un peu d’ombre sur une terrasse où il n’y en a guère en été, voilà qu’une fougère s’impose parmi les sauvageonnes qui tapissent la terre. Une fougère, exposée au sud-ouest !

    Après Bleu, Noir, Vert, Rouge et Jaune, nous prépare-t-il l’histoire du blanc ? La conférence que Michel Pastoureau a donnée cette année à Lausanne permet de l’espérer. Si bien racontées par l’historien, les couleurs aident à vivre, les couleurs sont la vie. Les couleurs et leurs innombrables nuances. Aussi ai-je toujours eu un peu de mal avec les premières paroles d’Antigone, dans la pièce d’Anouilh, répondant à la nourrice : « De me promener, nourrice. C’était beau. Tout était gris. Maintenant, tu ne peux pas savoir, tout est déjà rose, jaune, vert. C’est devenu une carte postale. Il faut te lever plus tôt, nourrice, si tu veux voir un monde sans couleurs. »

    Le Jardin aux tournesols et potirons qui illustre ce billet est une huile sur toile d’un peintre belge, Henri Le Roux, datée de septembre 1922. Des couleurs chaudes et lumineuses. Pourquoi les masques jetables sont-ils bleus ? « Il s’agit de masques médicaux, aux couleurs assorties aux tenues du bloc opératoire, le bleu et le vert étant plus apaisants que d’autres couleurs », ai-je lu dans Libé. Le bleu est la  couleur préférée des Occidentaux, répète Michel Pastoureau dans chacun de ses livres. Pendant ces journées trop peu ensoleillées, il n’est pas interdit, en attendant de les voir disparaître pour de bon, d’imaginer que ces masques mettent sous les yeux de petits bouts de ciel bleu.