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Culture - Page 139

  • Lviv Lvov Lemberg / 2

    Retour à Lemberg (suite)

    « A l’été de 1919, après la fin des cours, Lauterpacht quitta Lwów alors que l’on redessinait les frontières de l’Europe et que le destin de la ville devenait incertain. » Des massacres de Juifs, « coincés » entre les factions polonaise et ukrainienne, inquiètent. Le président américain Woodrow Wilson se souciait des aspirations des « peuples d’Autriche-Hongrie »  et la Société des Nations voulait garantir « le traitement égalitaire des minorités raciales et nationales », mais les Français et les Britanniques divergeaient à ce sujet.

    Sands On the Origins.jpg

    A la faculté de droit de Lemberg, certains professeurs excluent les étudiants juifs et ukrainiens de leurs cours. Lauterpacht s’inscrit à l’université de Vienne où le professeur Hans Kelsen enseigne l’idée, nouvelle en Europe, « selon laquelle les individus possèdent des droits constitutionnels inaliénables et peuvent les faire valoir devant une cour de justice ». Sous sa protection, Lauterpacht se plonge dans l’étude du droit international. En 1922, il obtient son diplôme de docteur en science politique et se fiance avec une étudiante en musique, Rachel Steinberg. Après leur mariage à Vienne l’année suivante, ils prennent le bateau pour l’Angleterre, afin qu’elle puisse étudier au Royal College of Music.

    La création de la première Cour internationale de justice internationale, à la suite du traité de Versailles, va orienter le travail de Lauterpacht : d’autres doctorats, une reconnaissance plus large, un poste de maître de conférences en droit, lui permettent d’aller de l’avant. La protection des droits humains lui paraît une nécessité vitale – ce qui ne l’empêche pas de reprocher à sa mère venue voir son premier petit-fils à Londres de vernir ses ongles et à son épouse de s’être fait couper les cheveux à la Louise Brooks : « Des droits individuels, oui, mais pas pour la femme ou la  mère », note l’auteur.

    Des photographies en noir et blanc permettent de se représenter les personnes, les lieux, tout au long de Retour à Lemberg. L’accès d’Hitler au pouvoir en 1933 pousse Lauterpacht à écrire sur « la persécution des Juifs en Allemagne » et à inciter ses parents à quitter Lwów pour Londres, mais ils refusent. Eli, le fils de Lauterpacht, interrogé par Sands, dira n’avoir jamais parlé de ces choses avec son père ; ce qui se passait en Pologne était tabou chez eux, il ne parlait que de son travail.

    On découvrira comment le juriste sera présenté en décembre 1940, lors d’une tournée de conférences en Amérique, au procureur général des Etats-Unis Robert Jackson, nommé par Roosevelt, et comment la seconde guerre mondiale oblige à avancer au sujet des « crimes contre l’humanité », dont la définition est âprement discutée. Un point-virgule sera remplacé par une virgule, ce qui aura des conséquences importantes.

    Après un chapitre sur les recherches concernant Miss Tilney, dont l’adresse se trouvait dans les papiers du grand-père Leon, l’histoire étonnante d’une femme de conviction et d’action, c’est le parcours de Raphael Lemkin, l’inventeur du terme « génocide », que Philippe Sands retrace, de Lwów à Varsovie, de Vilnius en Suède d’où il gagne l’Union soviétique, de Vladivostok en bateau jusqu’au Japon, puis Vancouver, Seattle, Chicago, la Caroline du Nord.

    Invité à parler de la situation en Europe, Lemkin écrit plus de sept cents pages sur l’Occupation et renonce aux mots « barbarie » et « vandalisme » pour intituler un chapitre de son livre « Génocide ». Cette analyse « détaillée et inédite » est publiée en novembre 1944. Quand après la guerre, Lemkin est consulté pour fixer les termes de l’acte d’accusation à Nuremberg, il sera soulagé d’y avoir fait entrer, malgré certaines réticences, le crime de « génocide ».

    On découvrira dans la seconde moitié de l’essai-récit-enquête de Philippe Sands d’autres intervenants liés à Lemberg, qui est l’homme d’une photo gardée par son grand-père, et puis surtout Hans Frank, ami de Richard Strauss, avocat d’Hitler, l’un des principaux juristes du national-socialisme, « le roi » pendant cinq ans d’une Pologne occupée – avec une femme, une maîtresse, cinq enfants, un  Journal détaillé (38 volumes) et une collection de toiles dont La dame à l’Hermine de Léonard de Vinci.

    On retrouvera Frank sur le banc des accusés à Nuremberg. Philippe Sands décrit les préparatifs du procès, le lobbying de Lauterpacht et les efforts de Lemkin, chacun défendant leur concept, le premier avec pragmatisme et discrétion, le second avec passion et acharnement. Fruit de six années de recherche et d’écriture, mêlant les récits personnels, les rencontres parfois improbables, à une histoire plus vaste, Retour à Lemberg de Philippe Sands est un livre de référence, qui a reçu le prix du Livre européen 2018, entre autres. Comme l’ont été pour moi, mutatis mutandis, Voyage au pays des ze-ka de Julius Margolin  et Terres de sang de Timothy Snyder, c’est une lecture majeure.

  • Seul au monde

    philippe sands,retour à lemberg,enquête,droit international,crime contre l'humanité,génocide,nuremberg,léon buchholz,hersch lauterpacht,raphael lemkin,hans frank,histoire,shoah,famille,nazisme,culture« D’après les archives, Zolkiew est le berceau de la famille. Malke [la mère de Leon, née Flaschner] et ses parents y sont nés. Malke elle-même est la première de cinq enfants, et la seule fille. Toujours d’après les archives, Leon a quatre oncles – Josel (né en 1872), Leibus (1875), Nathan (1877) et Aharon (1879) –, tous se sont mariés, tous ont eu des enfants ; Leon avait donc une grande famille à Zolkiew. L’oncle de Malke, Meijer, avait également une ribambelle d’enfants, offrant à Leon une multitude de cousins du second et du troisième degré. La branche Flaschner de la famille de Zolkiew, environ soixante-dix individus, représentait ainsi au bas mot un pour cent de la population de la ville. Jamais, pendant toutes ces années où j’ai connu Leon, il n’a mentionné ne serait-ce qu’un seul membre de sa famille. Il a toujours semblé être seul au monde. »

    Philippe Sands, Retour à Lemberg

    Photo de Leon Buchholz enfant © Philippe Sands

     

  • Lviv Lvov Lemberg / 1

    Dans Retour à Lemberg, Philippe Sands mène une enquête magistrale. Titre original : East West Street, On the Origins of « Genocide » and « Crimes Against Humanity » (2016, traduit de l’anglais par Astrid von Busekist). Cet avocat franco-britannique qui aborde une évolution essentielle du droit international entre 1918 et 1948 a écrit une somme passionnante autour d’une ville aujourd’hui ukrainienne, Lviv, Lemberg, Lvov ou encore Lwów, à laquelle se rattachent quatre protagonistes. Le titre français est judicieux.

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    Son grand-père Leon Buchholz est né à Lemberg en 1904. Les juristes Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin, auteurs des concepts de « crime contre l’humanité » pour le premier, de « génocide » pour le second, y ont étudié le droit dans l’entre-deux-guerres. Hans Frank, avocat et « gouverneur général » nazi y a prononcé plusieurs discours et annoncé la mise en place de la « Solution finale » qui condamna à mort des millions de Juifs dont les familles Lauterpacht, Lemkin et Buchholz.

    Des cartes de l’Europe centrale, de la ville à différentes époques, précèdent cette histoire qui débute en octobre 1946 dans le palais de justice de Nuremberg, le jour du verdict pour Hans Frank – Lauterpacht siège près de ses collègues britanniques, Lemkin écoute la radio à l’hôpital. Philippe Sands visitera la salle d’audience du procès avec Niklas, le fils de Frank, qui n’avait alors que sept ans.

    En 2010, l’auteur a été invité à faire une conférence à la faculté de droit de l’actuelle Lviv sur les deux fameux concepts, ses recherches sur le procès de Nuremberg et leurs « conséquences pour le monde moderne ». Il avait pris une petite part, en 1998, aux négociations en vue de la création du Tribunal pénal International. Comme avocat, il avait travaillé sur le cas Pinochet, puis sur des affaires concernant l’ex-Yougoslavie, le Rwanda, plusieurs cas de « meurtres de masse ».

    Sachant que le père de sa mère, mort à Paris en 1997, avait toujours refusé de parler des années d’avant-guerre mais aimait Lemberg « où il était chez lui », son petit-fils saisit l’occasion d’en apprendre un peu plus. Il lit tout ce qu’il trouve sur cette ville d’Autriche-Hongrie qui a changé de gouvernement huit fois entre 1914 et 1944, tour à tour russe, autrichienne, ukrainienne, polonaise, soviétique, allemande, soviétique et finalement ukrainienne.

    Quand il visite la ville, si bien décrite par le poète Jozef Wittlin dans Mon Lwów, il a déjà découvert que Lauterpacht et Lemkin y ont tous deux habité dans l’entre-deux-guerres. Interrogé, il distingue les deux notions : « Pour Lauterpacht, le meurtre d’individus, s’il relève d’un plan systématique, serait un crime contre l’humanité. Lemkin, lui, s’intéressait au génocide, au meurtre d’un grand nombre d’individus, mais avec l’intention de détruire le groupe dont ils font partie. »

    Cette volonté de protéger l’individu ou le groupe, Sands l’aborde tout au long du récit, montrant les difficultés d’introduire ces deux concepts dans le droit international, la tension entre eux, les intentions, les objections. Une étudiante très touchée par sa conférence lui demande : « mais n’est-ce pas sur votre grand-père que vous devriez enquêter ? N’est-ce pas lui le plus proche de votre cœur ? »

    Le premier des dix chapitres s’intitule « Leon ». Souvenirs des années 1960 à Paris, où Leon vivait avec Rita, la grand-mère de l’auteur. L’absence de photos, à part celle de leur mariage en 1937. Le silence de l’appartement. Les encouragements à étudier le droit. Quand il interrogeait Leon, la réponse était toujours : « C’est compliqué, c’est le passé, pas important. » Deux vieilles mallettes de sa mère vont lui livrer des éléments utiles, parfois mystérieux comme l’adresse d’une Anglaise, Miss Tilney.

    De document en photo, il reconstitue le passé de son grand-père, mêlé aux soubresauts de l’histoire, et découvre qu’il a quitté Vienne pour la France seul, en 1939, suivi des mois plus tard par sa fille Ruth, un an (mère de Sands), sa femme Rita restant en Autriche. Pourquoi ? Comment ? L’auteur se rendra à Vienne avec sa propre fille de quinze ans pour se faire une idée sur place.

    Puis il s’intéresse à la famille Lauterpacht, il a retrouvé une nièce de Hersch, Inka, qui se souvient de ses grands-parents à Zolkiew, au nord de Lvov : « une maison animée, remplie de livres et de musique, de débats d’idées et de discussions politiques – on faisait confiance à l’avenir. » Les archives de l’oblast de Lviv permettront de retracer les années universitaires de Lauterpacht à Lemberg. Les divers voyages nécessaires à ses recherches, et aussi les allers-retours entre passé et présent rendent la lecture de Retour à Lemberg passionnante.

    (à suivre)

  • Choses glissantes

    leslie stephen,eloge de la  marche,essai,littérature anglaise,mont blanc,alpes,marche,virginia woolf,culture« J’envie désespérément les hommes qui peuvent réfléchir sans perdre le fil de leurs pensées dans des conditions qui distraient les autres – au cours d’une réunion où il y a foule ou bien au milieu de leurs enfants –, car je suis aussi sensible que la plupart des gens à la distraction, mais pour peu que je parvienne à penser, je ne suis pas sûr que le mugissement du Strand ne soit pas un cadre plus propice que le calme de mon bureau. L’esprit – on ne doit juger qu’à l’aune du sien – me semble être un appareil singulièrement mal construit. Les pensées sont des choses glissantes. Il est extrêmement difficile de les maintenir dans la piste offerte par la logique. Elles se bousculent entre elles et font soudain une embardée pour laisser la place à d’autres pensées incongrues et fortuites, tant et si bien que le cours de la pensée, dont on parle, ressemble davantage à un voyage en train que l’on fait en rêve, où tous les quelques yards, on est aiguillé sur la mauvaise voie. Or, bien qu’une rue de Londres regorge de distractions, elles deviennent si innombrables qu’elles se neutralisent mutuellement. Le maelström d’élans contraires devient un courant continu parce qu’il est tellement chaotique qu’il crée une humeur, voire une veine réflexive. »

    Leslie Stephen, Eloge de la marche

  • Marcheur des Alpes

    Dans Eloge de la marche (traduit de l’anglais par Thierry Gillyboeuf), Leslie Stephen (1832-1904), le père de Virginia Woolf, encourage à sortir du bureau ou de la bibliothèque pour mieux penser. « Il invente un genre littéraire à part entière, celui de l’essai buissonnier » écrit le traducteur dans sa préface, où il rappelle qui était Leslie Stephen : un garçon « pâle et chétif », « tête de Turc de ses condisciples » à Eton qu’il quitte à quatorze ans, parti étudier la philosophie en Allemagne grâce à une bourse de Cambridge.

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    Vue sur le Cervin, été 2008 (Photo T&P)

    En 1857, il entreprend de traverser l’Allemagne à pied, fait l’ascension du mont Rose et découvre les Alpes bavaroises et le Tyrol. « Sept étés durant », de juillet à septembre, il se rend en Suisse pour une tournée des « pics, cols et glaciers ». Il préside l’Alpine Club et édite l’Alpine Journal pendant plusieurs années. Aujourd’hui on le considère comme « l’une des figures majeures de l’alpinisme littéraire ». Le Terrain de jeu de l'Europe (The Playground of Europe, 1871) est un classique du genre. Deux des quatre textes de ce petit recueil en sont extraits.

    En premier vient « Mon père : Leslie Stephen »  par Virginia Woolf. Elle rappelle que cette « période faste » d’exploits paternels « fluviaux et montagnards » était terminée quand les enfants Stephen étaient jeunes, mais qu’il en restait des vestiges dans la maison : coupe en argent, alpenstocks rouillés… Son père se contentait alors de simples balades en Suisse ou dans les Cornouailles. Virginia fait le portrait d’un homme attachant, avec des sautes d’humeur mais le sens de l’humour, frugal mais exigeant avec ses enfants tout en leur accordant la liberté dans leurs choix.

    Eloge de la marche, le deuxième texte, date de 1902. « Marcher est aux loisirs ce que labourer et pêcher sont aux travaux industrieux : quelque chose de simple et de primitif ; cette activité nous met en contact avec la terre maternelle et la nature élémentaire, elle ne requiert aucun dispositif complexe ni excitation superflue. Elle est faite pour les poètes et les philosophes, et pour pouvoir pleinement l’apprécier, il faut au moins être capable de vénérer l’« ange qu’on nomme la Contemplation ». » (tiré de Milton)

    Leslie Stephen, également professeur et biographe, s’appuie sur sa propre expérience de marcheur et sur de nombreux exemples tirés de ses lectures, quasi tous d’écrivains anglais, qu’il faudrait mieux connaître pour en apprécier tout le sel. Néanmoins son propos reste intéressant par sa façon de décrire le bonheur de marcher : « Quand on s’est mis en route de bonne heure, que l’on a suivi le sentier des gardes-côtes sur les versants dominant les falaises, que l’on a traversé non sans mal le tapis pourpre et doré d’ajoncs et de bruyères recouvrant les landes… »

    Un coucher de soleil au mont Blanc, – « la meilleure chose qu’il ait écrite, selon lui », écrit Virginia Woolf –, superbe hommage au « vieux Monarque des montagnes », comme il l’appelle, rapporte une ascension entreprise le 6 août 1873 en partant de Chamonix. « Le soleil se levait sur une de ces aubes fraîches, pleines de rosée, de celles que l’on ignore partout, sauf dans les montagnes, où l’air vivifiant semble pénétrer tous les pores de la peau. »

    Il prend le temps de décrire l’état d’esprit, la vue qu’on a en chemin, le constant souci de l’orage imprévu, le calcul de l’horaire pour arriver à temps au sommet pour admirer le coucher du soleil, les exercices de gymnastique pour lutter contre le froid. Puis vient le spectacle du coucher du roi des montagnes, sublime, avec ses éclairages changeants, somptueux, et des émotions d’une intensité rare.

    Les Alpes en hiver terminent le recueil. Après des années de marche estivale, il lui fallait absolument découvrir les montagnes à la saison des neiges et du gel. « En hiver, les Alpes, comme je l’ai dit, sont un pays de songe. Depuis que me voyageur aperçoit, des terrasses du Jura, la longue série de pics qui va du mont Blanc au Wetterhorn, jusqu’à un moment où il pénètre dans les recoins les plus reculés de la chaîne, il traverse une suite de rêves dans un rêve. »

    Du sommet inaccessible où elle est maintenant, ce billet est pour Jo qui aimait tant les Alpes et les a portées dans son cœur jusqu’au bout. (Merci à celle qui m’a offert cette lecture.)

    ***

    Voici pour vous mes dernières lectures du mois d’août.
    Ne vous étonnez pas si je laisse vos commentaires sans réponse – le temps d’une pause pour moi.
    Bonnes lectures & que tout aille bien !

    Tania